L’architecture métallique sous le Second Empire

Auteur(s) : LEMOINE Bertrand
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« Du fer, du fer, rien que du fer ! » On connaît ce mot fameux du Baron Haussmann, alors préfet de la Seine, adressé à l’architecte Victor Baltard à propos du projet des Halles Centrales. Haussmann rapporte dans ses Mémoires qu’il n’a fait que transmettre la « pensée auguste » qui, selon son témoignage demandait « de vastes parapluies, rien de plus ». Ainsi, dès les premiers mois du Second Empire, Napoléon III prenait personnellement parti en faveur d’une architecture de fer, donnant ainsi une impulsion décisive à l’extraordinaire développement que celle-ci allait connaître.

L’architecture métallique sous le Second Empire
Les Halles centrales de Paris, construites sous le règne de Napoléon III, par V. Baltard et F. Callet, 1862
© BnF Gallica

Quelles ont été les raisons qui ont conduit à l’introduction et au développement du fer dans la construction ? Tout d’abord des raisons techniques bien sûr. Le fer et ses dérivés offraient à l’architecture des possibilités et une gamme de qualités que ne possédaient pas la pierre et le bois, les deux matériaux de base à l’époque. La première qualité que lui attribuaient les contemporains était la résistance au feu. Le fer, incombustible, était avantageusement substitué au bois dans les lieux où les risques d’incendie étaient élevés. Combiné avec des poteries de terre cuite, il formait des charpentes peu susceptibles de s’enflammer ou de propager un incendie. Ainsi par exemple, dès 1830, tous les combles des théâtres parisiens étaient en fer à cause du danger permanent que représentait l’éclairage aux chandelles puis au gaz. La seconde qualité qui en favorisait l’emploi était sa solidité et sa résistance incomparablement plus élevée que celle du bois ou de la pierre. Dans les charpentes il permettait d’augmenter notablement les portées, ou à portée égale, de gagner de la matière et du poids et de faciliter ainsi l’établissement de grandes verrières permettant un éclairage naturel zénithal. Sous forme de supports, une colonne en fonte suffisait là où il eût fallu un épais trumeau en maçonnerie. On pouvait ainsi gagner sur l’encombrement au sol d’un bâtiment, facteur décisif pour certains types de programmes : bâtiments commerciaux où chaque mètre carré voué à la marchandise apporte un surcroît de gain, bâtiments industriels où la transmission de la force motrice exigeait un espace de travail ramassé. Enfin on croyait le fer imputrescible, ce qui est vrai pourvu qu’un entretien constant lui soit prodigué.

L’essor industriel, surtout sensible à partir des années 1820 a permis aux constructeurs de trouver les nouveaux matériaux chaque jour à meilleur marché. Sous le Second Empire le fer était employé sous deux formes principales : la fonte, produit brut du haut fourneau, dure et cassante, mais à la résistance à la compression soixante fois supérieure à celle d’un calcaire et facilement moulable ; le fer, obtenu par décarburation de la fonte au four à puddler, malléable et résistant bien à la traction. La fonte était utilisée pour les colonnes et les éléments décoratifs, le fer pour les charpentes et les structures. L’acier était sous le Second Empire réservé à la construction mécanique et aux armements. Il n’a été utilisé en France de façon intensive dans la construction qu’à partir des années 1890.
La production de métal en France a décuplé entre 1820 et 1870, grâce en particulier à la généralisation de l’usage du coke dans les hauts fourneaux, à l’essor des techniques de laminage et de martelage et à l’introduction du puddlage à partir de 1850. La France produisait ainsi 1.400.000 tonnes de fonte et 1.000.000 de tonnes de fer en 1869.
Un événement particulier a probablement accéléré la diffusion du métal dans le secteur de la construction. Il s’agit de la grève des charpentiers parisiens qui s’est prolongée durant de longs mois en 1845. Privés de bois, les entrepreneurs eurent alors recours au fer pour pouvoir achever les constructions commencées, contribuant ainsi à vulgariser ce qui était jusqu’alors un matériau quelque peu d’exception. Contrairement à ce que l’on pense généralement, la France se trouvait sous le Second Empire à l’avant-garde en ce qui concerne l’usage du fer dans la construction, ainsi qu’en témoigne même la commission parlementaire anglaise envoyée à l’Exposition Universelle de 1855 à Paris : « Pour l’emploi du fer, les architectes français sont en avance sur nous à cet égard, nous devons le confesser, bien que nos usines produisent plus de fer que le reste du monde et que nos ingénieurs furent les premiers à utiliser le fer dans la construction des navires et des ponts ».

Le Second Empire recueillait en effet l’héritage d’un demi-siècle d’architecture métallique. Le pont des Arts, par l’ingénieur Cessart assisté de Dillon, avait dès 1803 montré la voie, suivi en particulier dans le domaine des ponts par celui du Jardin du Roi et celui du Carroussel en 1833-1834 par Antoine Remy-Polonceau.
En 1809-1811, la charpente métallique de la coupole de la halle au blé par Bellanger et Brunet avait fait sensation. De dimensions comparables au Panthéon romain, elle devait par la suite s’imposer comme modèle technique et architectural. A partir des années 1820 l’usage du métal se répandit dans les charpentes et les combles : passages couverts, dont le rôle architectonique dans la définition de nouveaux espaces urbains a été capital; théâtres; panoramas; marchés couverts comme celui de la Madeleine en 1824 par Vignon; amphithéâtres, comme celui du Collège de France par Letarouilly; églises comme la coupole de Saint Isaac à Saint Pétersbourg par Ricard de Montferrand ou les combles en fonte de la cathédrale de Chartres en 18371839 par Baron. Quelques édifices tout en fer furent construits : galerie d’Orléans au Palais-Royal en 1828 par Fontaine, le bazar Montesquieu et la galerie de fer en 1830, des serres comme celle du jardin des Plantes en 1833 par Charles Rohault de Fleury. Enfin une mention particulière est à accorder à la Bibliothèque Sainte-Genevière en 1843 par Labrouste et surtout aux gares, qui par la valeur démonstrative de leurs charpentes métalliques, ont certainement favorisé l’emploi de structures métalliques apparentes : première gare du Nord par Léonce Reynaud en 1846, gare Saint Lazare en 1841-1842 par Alfred Armand et l’ingénieur Flachat, gare de l’Est en 1847-1852 par François Duquesney et et l’ingénieur Sermet, gare de l’Ouest en 1852 par Victor Lenoir.

Les Halles Centrales de Paris

La construction des Halles Centrales de Paris a marqué l’entrée du fer dans les moeurs et dans les usages quotidiens de l’architecture. L’énergique impulsion de l’Empereur en faveur du métal allait trouver un répondant efficace dans une industrie en pleine expansion, chez des ingénieurs et entrepreneurs audacieux mais aussi chez beaucoup d’architectes épris des possibilités architectoniques nouvelles qu’offrait ce matériau. Celui-ci commençait à prendre une large place dans la construction usuelle. Les planchers à structure métallique devenaient monnaie courante dans les habitations, utilisant des systèmes développés dès les années 1840. Les poteaux en fonte se généralisaient dans les immeubles commerciaux. Les combles enfin des bâtiments publics étaient de plus en plus souvent en fer, permettant par la même occasion l’établissement de verrières comme à l’hôtel du Louvre construit pour l’Exposition de 1855 par le banquier Pereire ou au Grand Hôtel construit en 1866 sur les plans d’Hittorff et de Charles Rohault de Fleury.

Mais le métal a véritablement trouvé ses lettres de noblesse à travers des programmes spécifiques, dans lesquels étaient pleinement affirmées ses qualités intrinsèques. Les marchés couverts sont au premier rang de ceux-ci et particulièrement les Halles Centrales de Paris, monument clef du milieu du XIXe siècle.
A la fin du XVIIe siècle, l’emplacement des Halles était occupé par plusieurs marchés : halle au blé, marchés à la viande, à la verdure, halle au poisson, aux farines, marché des Innocents etc… La décision de reconstruire une grande halle unique avait été prise par Napoléon Ier dès 1811. Remise à l’étude en 1842 par Rambuteau, alors préfet de la Seine, elle aboutit à un projet signé Victor Baltard et Félix Callet. Entériné en janvier 1847, ce projet dont les plans définitifs furent remis en juin 1848, quelques jours avant les fameuses journées, comportait 8 pavillons en pierre de taille. Roze, Duval, Storez, Pigeory, Schmitz, Flachat et Horeau avaient présenté d’autres projets. Le Prince Président défendait la conception de Horeau, constitué par trois grands pavillons métalliques mais le préfet Berger s’y opposait. Après l’adjudication en août 1851, un pavillon en pierre fut construit, fermé et massif, à tel point que la rumeur parisienne le baptisa : « Fort de la Halle ».

L’Empereur fit arrêter les travaux en juin 1853 et Haussmann nommé préfet de la Seine demanda à son correligionnaire et ancien camarade d’école Baltard de dresser de nouveaux projets. Celui retenu comportait dix pavillons carrés entièrement métalliques, séparés par de hautes rues couvertes. Dans chacun, une charpente faite de fermes métalliques composées reposait sur de minces colonnes en fonte ; un lanterneau surélevé permettait l’éclairage et l’aération de chaque bâtiment. Les six premiers pavillons, à l’est, furent achevés en 1857.
Quatre pavillons, à l’ouest, furent menés à bien en 1886, et les deux derniers, près de la Halle au Blé, ne furent construits qu’en 1936. Malgré, ou peut-être à cause des tâtonnements initiaux, la réussite tant architecturale que fonctionnelle était totale. Emile Zola, grand admirateur de l’architecture métallique il est vrai, s’en est fait le héraut : « L’ombre, sommeillant dans le creux des toitures multipliait la forêt des piliers, élargissait à l’infini les nervures délicates, les galeries découpées, les persiennes transparentes ; et c’était, au-dessus de la ville, jusqu’au fond des ténèbres, toute une végétation, toute une floraison, monstrueux épanouissement du métal, dont les tiges qui montaient en fusée, les branches qui se tendaient et se nouaient, couvraient un monde avec les légéretés de feuillage d’une futaie séculaire ». Les Halles Centrales ont joué un rôle capital dans l’éclatante manifestation des possibilités offertes par le métal et elles ont par la suite servi de modèle à des dizaines d’autres marchés couverts en France et dans le monde. Elles restent dans les mémoires un monument de l’histoire de l’architecture et de la vie parisienne, pôle d’un quartier voué au commerce alimentaire pendant plusieurs années. On ne peut que regretter leur stupide et hâtive 1).

Après les Halles, de nombreux autres marchés furent construits sous le Second Empire, tant à Paris qu’en province. Leur création était bien sûr liée au développement du commerce alimentaire de gros, rendu possible grâce à l’extension du réseau ferré. A Paris, les constructions les plus importantes furent le marché du Temple en 1863-1865, par Jules de Merindol, dont il ne subsiste plus aujourd’hui que le tiers environ, et le marché aux bestiaux et abattoirs de la Villette en 18631867 par Louis Adolphe Janvier, sur les plans de Victor Baltard. Les abattoirs ont été démolis en 1959 mais le marché reste la plus grande construction en fer de Paris, avec sa grande Halle de 286 m par 86 m, flanquée de 2 halles latérales de 188 m par 86 m. L’ensemble rappelle les projets de Horeau et de Flachat pour les Halles Centrales.
En tout vingt et un marchés ont été construits à Paris sous le Second Empire. Sept seulement subsistent encore dont quatre transformés : existent intacts le marché aux bestiaux de la Villette et les marchés SaintQuentin (1866) et Secrétan (1860); ont été transformés les marchés du Temple (1863-1865), Saint-Didier (1867), Montmartre (1868), Japy (1870). Ont été démolis les marchés du Château d’eau (1854), de Passy (1857), de Grenelle (1865), Saint-Honoré (1865), de Saint-Maur-Saint-Germain (1866), de l’Europe (1866, démoli vers 1970), de la Place d’Italie (1866, démoli vers 1965), de Belleville (1867), des Batignolles (1867, démoli en 1975), d’Auteuil (1867), Necker (1868), des Ternes (1868, démoli vers 1970), de la Villette (1868). Un grand nombre de marchés construits en province ont aussi été détruits très récemment et, si l’on n’y prend garde, ce patrimoine de valeur historique aussi bien qu’architectural et urbain ne subsistera bientôt plus qu’à l’état de traces.

Les gares et les grands palais des Expositions universelles

Après les marchés, si caractéristiques du Second Empire, les gares sont une des manifestations de taille de l’architecture métallique. On note à Paris sous le Second Empire, trois constructions importantes : la première gare de Lyon (PLM) en 1855 par Cendrier reconstruite à la fin du siècle, la gare d’Austerlitz en 1869, comportant des fermes Polonceau de 52 m imitées de la grande forge du Creusot et surtout la reconstruction de la gare du Nord en 1863 par Jacob Hittorff. Le contraste entre la majestueuse façade en pierre de celle-ci et la charpente métallique de sa grande halle a fait dire à Anatole de Bandot, disciple de Viollet-le-Duc, que « l’intérieur et l’extérieur de la gare du Nord sont deux oeuvres étudiées dans un sens différent. Dans la première, la nature des matériaux, leur emploi, les conditions à remplir ont pesé sur la composition; dans la seconde, au contraire, les besoins et les matériaux ont dû se plier à l’effort de telle ou telle forme. Y a-t-il donc de notre temps l’architecture des intérieurs et l’architecture des façades? N’est-il pas singulier de voir une oeuvre nouvelle, une création du XIXe siècle se présenter sous une apparence classique ? » (2)
On pourrait faire la même critique, si tant est qu’on doit la prendre comme telle, aux grands Palais construits à l’occasion des Expositions Universelles. Le clou de celle de 1855 était le Palais de l’Industrie de Viel et Barrault, dont la vaste nef vitrée couvrait un espace de 192 m par 48 m, soit l’équivalent de la surface du Centre Georges Pompidou. Les arcs métalliques de la verrière reposaient sur de grosses colonnes en fonte creuses, contrebutées par des blocs de plomb, ils étaient dissimulés par une enveloppe en maçonnerie. D’une conception beaucoup plus hardie, le palais d’exposition construit pour l’Exposition de 1867 par Jean-Baptiste Krantz comportait 7 galeries concentriques sur plan ovale, couvrant 482 m sur 37 m. Le programme, assignait à chaque galerie une sorte d’industrie ou d’art, et à chaque pays une section de ce gigantesque gâteau. La galerie extérieure, la plus large, était réservée aux machines. Autant par la valeur exemplaire des constructions présentées que par l’effet d’incitation et la dynamique de progrès ainsi créée, les Expositions Universelles ont joué un rôle important dans l’expérimentation et la diffusion du progrès technique, notamment en matière de construction métallique.

Les grands magasins

Parmi les autres programmes à travers lesquels s’est illustrée la construction en fer, trois méritent une attention particulière. Les grands magasins d’abord. Héritiers des magasins de nouveautés et des passages couverts, dont le dernier à Paris fut ouvert en 1853, ils sont le produit du spectaculaire développement de la production industrielle et des échanges au tournant du demi-siècle. Le changement d’échelle et de méthodes dans la distribution nécessitait des programmes nouveaux et non plus seulement une juxtaposition de boutiques indépendantes. Le fer et le verre permettaient de couvrir un vaste hall d’une verrière, d’établir de vastes vitrines, de réduire l’encombrement des points d’appui nécessités par plusieurs étages de galeries, de garantir le bâtiment contre les risques d’incendie. Les premiers grands magasins dignes de ce nom sont assez tardifs : ce sont les Magasins Réunis, place de la République, fondés en 1867 par une société belge et construits par l’architecte Davioud. Leur façade reste assez traditionnelle, avec une ordonnance rappelant le Louvre de Lefuel mais les vastes vitrines et le grand hall vitré sont caractéristiques.

La transformation du Bon Marché par Boileau père en grand magasin a débuté en 1867. Achevée en 1872-1874 par Louis-Charles Boileau fils, elle marque une innovation architecturale importante avec sa structure, son escalier, ses combles en fer et surtout sa lanterne vitrée à double enveloppe, réalisée par Armand Moisant et Gustave Eiffel. La Belle-Jardinière est le troisième grand magasin aménagé sous le Second Empire, entre 1867 et 1870 par Henri Blondel. Si la grande époque des grands magasins se situe quelques années plus tard, leur principe architectonique s’est défini dans les dernières années du Second Empire. Zola en a ainsi décrit le merveilleux architectural en s’inspirant probablement du Bon Marché : « L’architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux des temps nouveaux, ne s’était servi de la pierre que pour les sous-sols et les piles d’angles, puis avait monté toute l’ossature en fer, des colonnes supportant l’assemblage des poutres et des solives. Les voutains des planchers, les cloisons des distributions intérieures étaient en brique. Partout on avait gagné de l’espace, l’air et la lumière entraient librement, le public circulait à l’aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée; C’était la cathédrale du commerce moderne, solide et légère faite pour un peuple de clientes (…); C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes de deux étages, coupée d’escaliers suspendus, traversée de ponts volants (…); Et tout ce fer mettait là, sous la lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne d’un palais du rêve, d’une Babel entassant des étages, élargissant des salles, ouvrant des échappées sur d’autres étages et d’autres salles à l’infini ». (Au Bonheur des Dames).

Les autres réalisations architecturales

En fait de cathédrales, quelques églises ont largement utilisé le fer, prouvant par là que ce matériau nouveau pouvait fort bien convenir aux programmes les plus traditionnels. L’exemple le plus remarquable est l’église Sainte Eugène, rue Sainte-Cécile à Paris, construite en 1854 par Louis-Auguste Boileau et Adrien Lusson. De fines colonnes en fonte supportent un réseau de nervures métalliques entièrement apparent. Boileau a également expérimenté cette disposition à Saint-Paul-de-Montluçon en 1863 et à Sainte-Marguerite au Vésinet en 1862-1864. L’aspect de ces églises est un peu grèle et le parti n’a pas l’ampleur de celui de Saint-Augustin par Baltard et Vaudremer en 1860-1871 dont l’armature entièrement métallique est enrobée d’une enveloppe de pierre très éclectique, conforme aux goûts de l’époque. Autre église peu connue à nervures et voûtes d’ogives en fer, Notre-Dame-de-la-Croix à Ménilmontant construite en 1866 par L.J.A. Heret.

Le département des imprimés de la Bibliothèque Nationale est peut-être après les Halles l’oeuvre la plus connue en matière d’architecture métallique de cette époque. L’architecture Henri Labrouste, tirant profit de son expérience acquise à la Bibliothèque Sainte-Genevière a parfaitement su répondre aux exigences d’un programme complexe, tant pour la salle de lecture, claire et élégante, que pour les magasins organisés sous formes de galeries à planchers en caillebotis métalliques éclairés par une verrière centrale. Inaugurée en juin 1868, cet ensemble a été à juste titre universellement admiré et imité.
L’usage du fer dans les constructions utilitaires ou industrielles ne s’est répandu que tardivement. Le fer est en effet resté pendant longtemps un matériau coûteux, dont on ne connaissait pas toujours très bien les propriétés. Il a pourtant trouvé très tôt dans les ponts un lieu d’élection. Sous le Second Empire, on relève, pour ne citer que les plus importants, le pont d’Asnières sur la Seine par Eugène Flachat en 1852, premier pont en fer laminé en France; le pont d’Arcole à Paris par Alphonse Oudry; le pont de Langon par Flachat en 1855; le pont-rail de Bordeaux en 1859-1860; le viaduc de Busseau sur la Creuse par Gustave Eiffel en 1864; les quatre viaducs de la ligne Commentry à Gannat en 1867-1869 dont deux furent construits par l’entreprise Eiffel et deux par Fives-Lille.
Si dans les édifices industriels, colonnes en fonte ou poutrelles métalliques se sont généralisées assez tôt, un exemple assez spectaculaire de cette combinaison est donné par les docks de Saint-Ouen en 1865 par Préfontaine, où la standardisation fut poussée très loin puisqu’on utilisa 3.700 colonnettes identiques et 19.000 mètres linéaires de poutrelles uniformes. Beaucoup plus spectaculaire dans sa forme, la grande forge du Creusot construite en 1861-1867 est probablement le premier grand hall métallique industriel en France avec ses 80.000 m2 d’espace couvert.

Mais le chef-d’oeuvre en la matière reste certainement le moulin de la chocolaterie Menier à Noisiel sur la Marne. Réalisé en 1871-1872 par Jules Saulnier sur un projet daté de 1869, c’est un des premiers bâtiments à ossature entièrement métallique : la charpente apparente est composée d’un treillis de fer profilé, dont le remplissage est assuré par des briques de couleur formant des motifs où alternent le M de Menier et la fleur de cacaoyer.
Le développement du fer dans l’architecture civile est contemporain et lié au débat architectural qui a parcouru tout le XIXe siècle et en particulier le Second Empire, débat qu’on pourrait résumer en deux mots : éclectisme ou rationalisme ? Les architectes éclectiques cherchaient dans l’imitation des styles du passé, la source essentielle de leur inspiration. La doctrine rationaliste voulait au contraire retrouver à travers l’étude des édifices médiévaux, les principes d’une construction rationnelle adaptée à « l’esprit national » et aux besoins et exigences de l’état social. Les affinités avec le positivisme d’un Auguste Comte et avec le mouvement Saint-Simonien étaient claires. Contre la position dominante des éclectiques, les rationalistes tentaient de jeter les bases d’un art nouveau, d’une architecture réellement moderne, en critiquant âprement la démarche éclectique. Baudelaire n’allait-il pas jusqu’à dire, en 1846 : « L’éclectisme, aux différentes époques, s’est toujours cru plus grand que les doctrines anciennes, parce qu’arrivé le dernier, il pouvait parcourir les horizons les plus reculés. Mais cette impartialité prouve l’impuissance des éclectiques. Des gens qui se donnent si largement le temps de la réflexion ne sont pas des hommes complets; il leur manque une passion. …Quelque habile que soit un éclectique, c’est un homme faible, car c’est un homme sans amour. Il n’a donc pas d’idéal, il n’a pas de parti pris; ni étoile, ni boussole ».
L’usage du fer, en tant que matériau nouveau porteur de possibilités jusque alors inconnues, était vivement encouragé par les rationalistes, pourvu qu’on l’emploie avec ses formes propres et sans le dissimuler. Viollet-le-Duc a ainsi tout le long de ses « Entretiens sur l’Architecture » souligné le rôle important que le fer était appelé à jouer dans la construction : « il doit certainement fournir des points d’appui grèles et très résistants, mais il doit encore permettre, soit des dispositions de voûtes nouvelles et légères, solides et élastiques, soit des hardiesses interdites aux maçons, tels que bascules, encorbellements, porte-à-faux, etc… ». Le débat entre éclectiques et rationalistes n’était pourtant pas si tranché que la violence des polémiques le laissait paraître. En particulier le fer trouvait aussi de nombreux partisans chez les éclectiques, comme le montre par exemple l’église Saint-Augustin, dans laquelle Baltard voulait unir des formes classiques et des moyens modernes. De même de nombreux projets de concours à l’Ecole des Beaux-Arts, peu suspecte pourtant de verser dans le relationisme, comportaient de vastes nefs vitrées derrière des façades très classiques. Le Grand Palais de l’Exposition Universelle de 1900 à Paris est d’ailleurs un des plus splendides exemples de cette apparente dichotomie des formes de la pierre et du fer pleinement assumée et pourtant parfaitement maîtrisée.

Conclusion

En guise de conclusion, je voudrais exprimer un souhait. J’ai essayé de montrer l’abondance et la qualité d’une production qui n’a cessé de croître à partir du Second Empire pour s’épanouir au début de ce siècle. L’appréciation esthétique de ces architectures est certes une affaire de goût, et celui de notre époque est d’ailleurs en train d’y revenir, mais, avec le recul historique, nous ne pouvons plus ignorer cette architecture d’avant-garde en son temps, comme l’a si bien vu Huysmans dès 1879 : « Nous voyons clairement aujourd’hui l’évolution déterminée en littérature et en peinture; nous pouvons également deviner quelle sera la conception architecturale moderne. Les monuments sont là; les architectes et les ingénieurs, qui ont bâti la gare du Nord, les Halles, le marché aux bestiaux de la Villette et le nouvel Hippodrome, ont créé un art nouveau, aussi élevé que l’ancien, un art tout contemporain de fond en comble, supprimé presque le bois, les matériaux bruts fournis par la terre, pour emprunter aux usines et aux foyers la puissance et la légèreté de leurs fontes ».
Cette architecture mérite en effet une attention plus soutenue que celle que nous lui accordons actuellement, à la fois pour elle-même et comme témoignage du développement de notre société industrielle. Ces constructions, qui ont amené une redéfinition des critères de jugement de l’espace bâti, prélude à la naissance de l’architecture moderne, souffrent d’une certaine désaffection culturelle, qui va souvent de pair avec une désaffection d’usage. Il est urgent, aujourd’hui, de les reconnaître dans notre patrimoine national, et sans nécessairement en faire des monuments historiques, de leur trouver de nouveaux usages si l’ancien s’est perdu, condition économiquement nécessaire à leur survie. Or comme le passé récent le prouve, même les oeuvres majeures ne sont pas à l’abri de la destruction. Il est temps d’élargir notre conscience historique aux réalisations de ces époques qui ont jeté les bases des conditions de notre vie quotidienne. Le Second Empire est de celle-ci.

Notes

(1) Un pavillon a été préservé et intelligemment remonté à Nogent-sur-Marne par les soins de la municipalité de cette commune.
(2) Gazette des Architectes et du Bâtiment, 1863.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
309
Numéro de page :
36-40
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1980
Année début :
1848
Année fin :
1870
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