L’irrédentisme français en Louisiane : la France en Amérique du Nord

Auteur(s) : SPILLMANN Georges
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Les Français d’aujourd’hui seraient pour la plupart bien surpris si on leur disait que leur Pays a été sur le point d’assurer sa domination sur toute l’Amérique du Nord au cours de la première moitié du xviiie siècle. Cette histoire fort belle – qui pourrait débuter comme un conte de fées : « Il était autrefois… » – très instructive, mérite d’être remise en mémoire. Car elle nous révèle à nous-mêmes, avec nos grandes qualités, mais aussi nos lacunes, non moindres.
Au surplus, elle montre la ténacité, le stoïcisme, la fidélité à la lointaine patrie, à leur nouveau terroir, à leur langue, à leurs traditions, de milliers de Français d’origines diverses, d’opinions opposées : royalistes, républicains, bonapartistes, aristocrates, bourgeois, militaires, isolés en Louisiane, province cédée par le Premier Consul à la jeune République américaine, qui en fit un de ses États. Ils ont su alors mettre un terme à leurs querelles, respectables certes, mais dérisoires à l’étranger et, sans forfanterie, ils ont affirmé leur personnalité, leur particularisme et se sont finalement fait respecter.
C’est ce très bel épisode de notre épopée Outre-Mer que nous voudrions retracer dans ce numéro du Souvenir Napoléonien pour que cette phase émouvante de la « geste » française en Amérique reste présente à la mémoire de tous.

L’irrédentisme français en Louisiane : la France en Amérique du Nord
Pierre Le Moyne d'Iberville

Nous avons certes entendu parler du Canada, et d’ailleurs les Canadiens français de la « Belle Province » du Québec, toujours tenaces, remuants, allants, n’ont garde de se faire oublier. Mais, des Grands Lacs de l’Amérique du Nord, des Français, descendant le cours majestueux du Mississipi, ont reconnu ses principaux affluents et fondé dans cette immense région une province au doux nom « bien de chez nous », la Louisiane. Ses limites sud n’étaient autres que la mer des Caraïbes, le golfe du Mexique, où se trouvaient déjà nos possessions insulaires de Saint-Domingue (actuelles républiques d’Haïti et Dominicaine) et des Antilles (la Guadeloupe, la Martinique).

Les Français au Canada

Engagé dans une lutte vitale contre les Habsbourg d’Autriche, empereurs d’Allemagne, rois d’Espagne et de ses possessions d’Outre-Mer, François Ier, allié du Grand Turc de Constantinople, Soliman le Magnifique, laisse certains de ses sujets aventureux découvrir des terres lointaines et parfois les subventionne.
L’un d’entre eux, le Malouin Jacques Cartier (1491-1557), cingle vers Terre-Neuve, parvient au Labrador, reconnaît ensuite le golfe du Saint-Laurent (1534). Au cours d’une nouvelle expédition, il remonte le cours du Saint-Laurent jusqu’au village indien d’Hochelaga, qu’il baptise Montréal, prend possession du pays au nom de son Maître et amorce de bonnes relations avec les autochtones. Il revient au Canada en 1514, puis en 1544. Il ne fonde pas un établissement permanent, son but se bornant à faciliter le commerce des pelleteries, la pêche des Normands, des Bretons, des Basques, tout en affirmant nos droits à l’égard d’éventuels nouveaux venus.
Henri IV reprend plus tard l’affaire à son compte. En 1603, Samuel Champlain (1567 ou 1570-1635), capitaine de la marine royale, originaire de Brouage en Saintonge, remonte le Saint-Laurent, avec le Malouin Pontgravé, jusqu’au Grand Saut Saint-Louis, reconnaît l’emplacement de la future cité de Québec à 180 lieues de la côte orientale, puis explore à fond l’arrière-pays jusqu’aux Grands Lacs dont l’un porte encore son nom. Pendant ce temps, Pierre du Gua, seigneur de Monts, autre Saintongeais, fonde un établissement en 1604 : Port-Royal en Acadie, sur la rive droite du Saint-Laurent, puis un autre, à Québec, en 1608, selon les indications de Champlain.

La France est maintenant implantée au Canada, mais par petits paquets. Ses premiers pionniers, tous d’origine terrienne, surtout trappeurs, parfois cultivateurs, n’y cherchent ni or, ni diamants, ni minerais. Lescarbot, écologue avant l’heure, résume ainsi leurs aspirations : « La plus belle mine que je sache, c’est du blé et du vin avec la nourriture du bétail. Qui a ceci a de l’argent ». Sully écrit de son côté : « On ne tire jamais de grandes richesses des terres situées au-dessous de 40 degrés (1) ».
Par contre, Richelieu est favorable à l’expansion coloniale, grâce à une forte marine, pour mieux défendre la France en Europe. Comme François Ier, il est partisan de l’occupation, qui seule crée des droits réels, opposables aux appétits des autres Nations. Pour ce faire, il encourage la création de grandes compagnies à charte, chargées de la colonisation, c’est-à-dire du peuplement et de la défense des nouveaux territoires découverts et occupés.
Dès cette époque, les Anglais, qui ont d’importants établissements sur la côte est de l’Amérique du Nord, harcèlent nos maigres postes du Canada, avec l’aide de la puissante confédération indienne des Iroquois, ennemis de nos alliés Hurons et Algonquins que les Jésuites s’appliquent malencontreusement à transformer en enfants de choeur. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de cette incessante guérilla et noterons seulement qu’en 1660 il n’y avait que 2.300 colons français au Canada.

En réaliste, Colbert supprime les Compagnies à charte dont les résultats sont décevants et fait du Canada une province avec un gouverneur : M. de Frontenac ; un intendant : Talon ; un évêque : Mgr de Montmorency-Laval. En 1665, le régiment de Carignan est affecté pour trois ans au Canada où l’on fait enfin un effort de peuplement français appréciable, encore que très insuffisant car les colons anglais de la côte est sont de plus en plus nombreux. Bien loin d’être affectés par cette infériorité numérique, Frontenac et Talon conçoivent un vaste projet : réunir la région des Grands Lacs à la mer des Caraïbes par la vallée du Mississipi.
En 1673, Jolliet et un Jésuite, le père Marquette, descendent le Mississipi jusqu’à son confluent avec la rivière Arkansas. Puis le Normand Robert Cavelier de la Salle, qui parle plusieurs dialectes indiens, pénètre plus avant de 1681 à 1683, reconnaît le cours d’un autre affluent du grand fleuve, la rivière Ohio, et parvient à l’embouchure du Mississipi, dans le golfe du Mexique et des Caraïbes. Là, il fiche en terre un arbre équarri et enfouit à son pied une plaque de plomb avec l’inscription suivante : « Au nom de Louis XIV, roi de France et de Navarre, le 9 avril 1682 ». Puis, engageant toute sa fortune, il jalonne le Mississipi et l’Ohio d’une ligne de petits postes, fonde Louisville, sur la rivière Colbert et baptise cette nouvelle province du nom de Louisiane qu’elle porte encore de nos jours. Ainsi sont encerclées les colonies anglaises de la Nouvelle-Angleterre. Ne pouvant s’étendre vers l’ouest – le Far West – elles sont confinées dans une étroite zone côtière, entre les Monts Alleghani et l’Océan Atlantique.
Après un séjour en France pour fonder la Compagnie de la Louisiane, ou d’Occident, Cavelier de la Salle repart pour l’Amérique. Le roi lui donne quatre navires et 200 hommes afin d’organiser la région ainsi découverte et de fonder un poste à l’embouchure du Mississipi. Beaujeu, commandant naval de l’expédition, incapable de retrouver l’estuaire du fleuve, abandonne Cavelier de la Salle et ses compagnons sur la côte inhospitalière du Texas, à cent lieues à l’ouest du Mississipi. Ils errent pendant deux ans, dépourvus de vivres, recrus de fatigue, épuisés par les fièvres. Beaucoup périssent. Les survivants se mutinent alors et deux d’entre eux assassinent leur chef en 1687. Ainsi finit misérablement une grande et audacieuse entreprise.

Reconnaissance de la Louisiane

Douze ans plus tard, en 1699, un Canadien d’origine normande, Pierre Le Moyne d’Iberville (1661-1706), surnommé le Cid canadien, redécouvre, venant de la mer, l’embouchure du Mississipi et y retrouve l’arbre aux armes royales de Cavelier de la Salle. Premier gouverneur de la Louisiane, il aura pour successeur son frère. Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville.
La Louisiane reçoit alors un apport de sang français, mais les volontaires sont rares et la plupart des nouveaux venus, racolés de force, de qualité douteuse. Tout le monde a lu le récit des aventures de Manon et du chevalier des Grieux. Une quarantaine de villages sont créés, de vingt familles chacun, dont toutes reçoivent un lot de terre de 280 arpents. La Nouvelle-Orléans est fondée en 1722, non loin du delta du Mississipi.
Des soldats du roi, avec leurs officiers, cadets de familles nobles, tiennent le long du fleuve les postes établis par Cavelier de la Salle et Le Moyne d’Iberville. Certains font souche par des mariages avec des Créoles. De jeunes gentilshommes gascons, à l’escarcelle plate, viennent aussi tenter la fortune ou par goût de l’aventure.
Les colons de la Nouvelle-Angleterre, de plus en plus nombreux, s’irritent de se voir cernés à l’ouest par les Français. Ils construisent dans les vallées de l’Ohio et du Mississipi des forts face à nos postes. En 1754, M. de Jumonville, officier français, accompagné de quelques-uns de ses hommes, se rend en parlementaire à Fort « Nécessité », où les milices anglaises se sont installées. Le chef de ces miliciens, Georges Washington, fait ouvrir le feu sur les nôtres qui sont tués. La riposte est immédiate : attaqué vivement, Fort « Nécessité » capitule, Georges Washington est fait prisonnier. Malgré l’état de paix, les heurts se multiplient.

Le traité d’Aix-la-Chapelle, du 18 octobre 1748, qui met fin à la guerre de Succession d’Autriche, nous avait certes rendu le Fort de Louisbourg, dans l’île du Cap Breton, au débouché sud du Saint-Laurent, mais n’avait nullement réglé les différends frontaliers en Amérique du Nord, bien que nous ayions été victorieux à Fontenoy, à Roco, à Lawfeld. La déception fut grande en France. D’où le verdict populaire : « Bête comme la paix ».
Moins de dix ans plus tard, la guerre reprend en Europe qui ne constitue pour le gouvernement de Londres qu’un théâtre d’opérations secondaire. Ce qu’il veut n’est autre que l’anéantissement de notre effort outre-mer.
Au Canada, le marquis de Montcalm, attaqué simultanément sur le Saint-Laurent et l’Ohio, ne dispose que de 10.000 hommes, dont 3.000 paysans miliciens, et de quelques centaines d’Indiens, face à 60.000 Britanniques et miliciens des treize colonies de la Nouvelle-Angleterre. Il défait à Fort Carillon, sur le lac Champlain, 25.000 adversaires, manoeuvre habilement mais, dès 1758, il n’en est pas moins coupé de la Louisiane et a perdu Louisbourg, porte de l’estuaire du Saint-Laurent. En 1759, les 10.000 Anglais du général Wolfe, débarqués par surprise à proximité de Québec, engagent sur le plateau d’Abraham la bataille décisive. Montcalm et Wolfe sont tués, mais les Anglais vainqueurs reçoivent la capitulation de Québec. L’année suivante, c’est le tour de Montréal, malgré les efforts désespérés du chevalier de Lévis. En 1760, le Canada est entièrement entre les mains de nos adversaires.

On attend le pire de leur part. N’ont-ils pas, en 1755, dispersé dans leurs colonies de la côte occidentale les 18.000 Acadiens français qui refusaient de prêter le serment d’allégeance au roi de Grande-Bretagne ? Mais l’horreur soulevée par ce véritable génocide, que le poète américain Longfellow évoque dans son livre Evangeline, leur dicte une politique plus sage. Ils respectent, après quelques tâtonnements, les traditions et coutumes des Canadiens français, abîmés de douleur, les dispensent du serment anticatholique, leur reconnaissent le droit d’accéder aux emplois civils. Cette modération leur vaudra le loyalisme de leurs nouveaux sujets lors de la guerre de l’Indépendance américaine. Le réveil du nationalisme canadien français ne se manifestera qu’à partir de 1820.
Aux Antilles et dans la mer des Caraïbes, nous perdrons toutes nos possessions insulaires et il en est de même pour notre alliée, l’Espagne. Des familles créoles, françaises et espagnoles, parviennent à se réfugier auprès de leurs cousins Créoles de Louisiane, qui sont coupés de toutes relations avec leur métropole. L’émotion, le désespoir sont grands parmi les Français de Louisiane, encerclés, menacés sur l’ensemble de leurs frontières. Ils s’attendent au pire et n’ont pas tort.
Par le désastreux traité de Paris de 1763, la France renonce au Canada, à l’île du Cap Breton, aux îles du Saint-Laurent, à toute la partie de la Louisiane située à l’ouest du Mississipi, la partie orientale de cette province étant cédée à l’Espagne, en compensation de la Floride que lui ont enlevée les Britanniques. Ceux-ci, par contre, nous restituent la Guadeloupe, la Martinique et Sainte-Lucie, aux Antilles. On ne pouvait imaginer pire ! Le rêve d’une Amérique du Nord française s’écroule pour toujours.

Échec au roi d’Angleterre qui nous a déclaré la guerre…

En France, les philosophes, les encyclopédistes, les beaux esprits, les économistes (déjà distingués), en discordance complète avec le sentiment profond de la Nation humiliée, se félicitent ouvertement de l’abandon des arpents de neige glacée du Canada et des marécages insalubres du Mississipi. Qu’étions-nous allés faire en cette galère ? Et n’avons-nous pas gardé, pour satisfaire notre gourmandise, les épices, le sucre, le rhum des Antilles ? Que désirer de plus ? Pour être heureux, soyons sages !
Mais le roi en son Conseil, les militaires, les gens réfléchis, le petit peuple ont ressenti vivement l’humiliation. Ils ne sont pas assoiffés de vengeance, du désir de revanche, mais ils conçoivent clairement que la Grande-Bretagne, maîtresse des mers, de l’Amérique du Nord, des Indes, est désormais la première puissance mondiale et que, sous peine d’asservissement, il faut se préparer à la lutte, donc refaire l’armée, la marine, repenser l’armement, la tactique, la stratégie, instruire officiers, soldats et marins, les entraîner, afin d’être prêts lorsque l’occasion se présentera. Pour ces hommes hautement civilisés, il ne s’agit pas de détruire notre adversaire mais seulement de lui rogner les griffes…

L’occasion va bientôt s’en présenter. En 1774, le gouvernement de Londres est en conflit avec ses colonies d’Amérique dont il prétend taxer le commerce extérieur au bénéfice de son budget. Le 7 juillet 1776, le Congrès de ces treize colonies adopte la déclaration d’indépendance, rédigée par Thomas Jefferson, aidé par Benjamin Franklin, qu’on dit d’origine française. Georges Washington, chef des « Insurgents » – la mort du pauvre Jumonville est oubliée – se trouve aux prises avec les milices des « loyalistes » de ces colonies et avec de bonnes troupes anglaises, écossaises et hanovriennes. Malgré la victoire de Saratoga, il finit par être en mauvaise posture en dépit de l’aide des volontaires français de La Fayette. Le roi fait parvenir au Congrès 35 millions et des armes par l’intermédiaire de Caron de Beaumarchais. Il finit même par envoyer, en 1780, six mille hommes d’excellentes troupes, aux ordres de Rochambeau, et fait intervenir la flotte française reconstituée, tandis que l’escadre du bailli de Suffren opère dans l’Océan Indien. Assailli de toutes parts, l’adversaire faiblit. Finalement, les Anglo-Hanovriens de Cornwallis, étroitement bloqués à Yorktown par Washington, La Fayette, Rochambeau, et les 20.000 marins de l’amiral de Grasse, capitulent le 19 octobre 1781 (2). Londres demande alors la paix.

Par le traité de Versailles de 1783, on revient en gros au statu-quo d’avant 1763, à l’exception du Canada qui reste aux Anglais. Nous recouvrons donc, théoriquement, la possession de la Louisiane puisque Londres ayant rendu la Floride à Madrid, l’Espagne n’a plus de raison d’occuper la rive gauche du Mississipi, que nous lui avions concédée à titre de dédommagement. En fait, la situation est moins claire car nous ménageons à la fois les jeunes Etats-Unis d’Amérique, successeurs légitimes des Anglais, qui maintiennent leurs droits sur la rive droite du fleuve, et nos alliés espagnols, installés sur la rive gauche. Une fois de plus, le public parisien rira : « bête comme la paix ». En réalité, il suffit sagement au gouvernement français d’avoir disloqué le redoutable ensemble Grande-Bretagne – Etats d’Amérique du Nord qui risquait, à la longue, d’imposer sa volonté à l’Europe toute entière. Un péril mortel était ainsi écarté.
Ce statu-quo boiteux sera maintenu en Louisiane, pour les mêmes raisons, sous la République. Celle-ci défend à outrance nos possessions antillaises que convoitent plus que jamais les Britanniques. N’ayant pas la maîtrise de la mer, elle ne peut donc prendre en charge la Louisiane.

Notes

(1) En réalité, il voulait dire : "au-dessus" et non au-dessous de 40 degrés.
(2) En fait, les Français sont, à Yorktown, trois fois plus nombreux que les "Insurgents" de Washington.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
311
Numéro de page :
2-6
Mois de publication :
mai
Année de publication :
1980
Année début :
1534
Année fin :
1789
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