Espagne : l’intervention de Napoléon

Auteur(s) : GARNIER Jacques
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Napoléon avait décidé de placer la péninsule ibérique dans l'orbite de son système. Dès le 17 septembre 1807, le général Junot avait été lancé, à la tête du 1er corps d'armée de la Gironde, sur le Portugal. Dans la foulée, d'autres corps d'armée sont envoyés en Espagne « pour soutenir l'armée de Portugal », en fait pour contrôler le pays.

Conditions d’intervention

Lors du guet-apens de Bayonne, Charles IV, roi d'Espagne, est contraint d'abdiquer et, le 6 juin 1808, Napoléon place sur le trône son frère Joseph.
Mais, une série de catastrophes s'oppose à la pleine réalisation des projets napoléoniens : c'est, en mai 1808 la révolte populaire madrilène du Dos de Mayo ; c'est, le 19 juillet 1808, la défaite de Bailén, où le général Dupont est battu par les Espagnols du général Castaňos ; c'est, le 21 août, la défaite du général Junot à Vimeiro, devant l'armée anglo-portugaise du général Wellesley (le futur Wellington).
À la nouvelle de Bailén, le roi Joseph avait jugé plus prudent de se retirer de Madrid et de se replier, avec ses troupes, derrière l'Ebre.

Napoléon se voit donc contraint d'intervenir lui-même en Espagne. À cet effet, il renforce considérablement l'armée d'Espagne et en prend la tête. Celle-ci est constituée de 8 corps d'armée, de la réserve de cavalerie et de La Garde impériale, soit, au total environ 200 000 hommes, dont 120 000 immédiatement disponibles pour les opérations actives que va diriger l'Empereur.

Napoléon prend de sa personne le commandement de cette armée le 6 novembre, à Vitoria. Il met en mouvement le 1er corps d'armée du maréchal Victor, le 4e du maréchal Lefebvre et le 6e du maréchal Ney, renforcés de la Garde Impériale et de la réserve de cavalerie. Ils devront se joindre au 2e corps de Soult et au 3e de Moncey.

Pendant ce temps, les Espagnols sûrs d'eux après la victoire de Bailén, s'étaient portés en avant, avec l'idée de rejeter toutes les armées françaises hors d'Espagne. Dans ce but, ils forment, au début de novembre 1808, trois armées :
– Sur leur droite, l'armée principale, constituée de l'armée d'Aragon du général Palafox et de l'armée de Castaňos. La première est forte de 19.000 hommes. Elle est composée des divisions O'Neille, Saint-March et Palafox, cette dernière occupant la région de Saragosse. La seconde armée, dénommée « armée du centre », est forte de 35.000 hommes et 50 canons. Formée de l'ancienne armée d'Andalousie, celle qui avait battu le général Dupont à Bailen, elle est regroupée sur l'Ebre.
– Sur leur gauche, l'armée du général Blake, forte de 35.000 hommes.
– Au centre, l'armée d'Estrémadure du général Galluzo, en cours d'organisation et destinée à lier la droite et la gauche espagnoles. Au terme de son regroupement, elle sera forte de 12.000 hommes.

La supériorité numérique de l'armée française d'Espagne est manifeste. Pourtant, il ne faut pas se leurrer : les Espagnols « jouent à domicile », comme disent les sportifs, au milieu d'une population soulevée contre l'envahisseur : la confrontation s'avérera difficile, et cela d'autant plus que la menace anglaise (une armée, sous le commandement du général écossais Moore, a débarqué dans la Péninsule) se précise au point que, très rapidement, Napoléon la considérera comme la plus dangereuse.

L'Empereur arrive à son quartier général de Vitoria le 5 novembre.

Il veut d'abord s'emparer de Burgos, parce que cette ville est au débouché d'un défilé dont il lui faut être maître pour pouvoir pénétrer en Vieille Castille. Il fait donc manoeuvrer son armée sous le couvert de 3 avant-gardes : une, défensive contre la droite espagnole sous Moncey et deux, offensives : l'une (Victor et Lefebvre), contre la gauche espagnole et l'autre pour ouvrir le débouché de Burgos (Soult et la cavalerie). Le gros de l'armée suit cette dernière.

Problème récurrent dans cette mauvaise guerre d'Espagne : les désaccords permanent existant entre les chefs français. Ainsi, Victor et Lefebvre, qui s'entendent mal, ne combinent pas leurs opérations. Par exemple, le maréchal Victor reprend le commandement de la division Villate, qui pourtant avait été mise sous les ordres de Lefebvre, sans même en aviser ce dernier, et le dirige sur Espinosa. Villate, qui forme avant-garde, s'y heurte à de fortes positions espagnoles. Le 9 novembre, « les Espagnols, selon leur coutume, croyant être victorieux parce qu'ils n'ont pas été entièrement battus, proclament leur victoire » (Pigeard). Le lendemain, Victor reprend l'attaque et repousse l'ennemi dans le plus grand désordre. Les généraux espagnols San Roman et Riquielme sont tués. La Romana est mortellement blessé.

En fait, Victor s'était empressé de se séparer du maréchal Lefebvre et de marcher seul à l'ennemi pour remporter sa propre victoire, ce qu'avait d'ailleurs fait Lefebvre quelques temps auparavant…

C'est à Soult que Napoléon confie la mission de s'emparer de Burgos, objectif nécessaire à la réalisation de la première partie de son plan, et ce, d'autant plus que le maréchal, une fois la ville prise devrait se rabattre sur Reinosa et les derrières de l'armée espagnole de Blake.

Soult avait pris le commandement de son corps d'armée le 9 novembre 1808. Dès le 10, à 4 heures du matin, ses troupes s'ébranlent sur Burgos, couvertes par la cavalerie Lasalle. Cette dernière est accrochée, entre Villafria et Gamonal, par 4.000 fantassins espagnols de l'armée d'Estrémadure renforcés par 8 pièces d'artillerie. Il doit se replier, mais, le 10 à 6 heures du matin, la division Mouton entre en jeu, soutenue par la maigre division Bonnet. Les Français n'étaient pas les seuls à connaître des problèmes de commandement : à la tête des 13.000 hommes de l'armée d'Estrémadure, le général Galluzo avait été remplacé par le jeune comte de Belveder, brave, mais sans réelle expérience militaire. Apercevant l'infanterie de Mouton, les Espagnols se replient. Mouton forme sa division en colonnes et passe à l'attaque. Le centre espagnol et rompu pendant que Lasalle revient et charge les hussards espagnols. La victoire française est totale. Cet affrontement porte le nom de combat de Gamonal, ou de Burgos et coûte aux Espagnols 2.500 tués ou blessés, 900 prisonniers, 12 drapeaux et toute leur artillerie.

Napoléon séjourne à Burgos du 11 au 23 novembre et en fait le centre de ses opérations. Cette position lui permet d'agir dans trois directions :
– sur sa droite contre les Espagnols de l'armée de Galice, et surtout surveiller les Anglais qui ont débarqué dans la Péninsule et qui lui semblent les adversaires principaux ;
– sur sa gauche, pour manoeuvrer contre l'armée de Castaňos en direction de Saragosse (1) ;
– au centre, enfin, pour, libéré de toutes menaces sur ses flancs, marcher sur Madrid, qui reste l'objectif principal (Il faut bien rétablir le grand frère sur son trône !). D'autant plus que, une fois à Madrid, il lui sera loisible de se retourner contre les Anglais du général Moore en soutien d'une partie de sa droite.

La réaction espagnole

La victoire de Gamonal avait ouvert à l'armée française la route de Madrid. La Junte(2) de Madrid se devait de réagir. Elle s'empresse donc de former une nouvelle armée, dite « armée entre Madrid et les cols ». Forte d'environ 20.000 hommes, elle est constituée de trois groupes, le principal (8.000 hommes, 16 canons), sous le commandement du général Benito San-Juan, ayant pour mission de défendre la route directe de Madrid, par le col de Somosierra.
 
A la nouvelle de la victoire remportée par le maréchal Lannes à Tuleda (23 novembre), sur la route de Saragosse, Napoléon rappelle à lui le corps d'armée de Victor et le dirige sur Somosierra. Assuré sur ses ailes, « il marche sur Madrid où il a hâte d'arriver pour replacer son frère sur le trône et affirmer sa domination sur la Péninsule, par l'occupation de la capitale » (3). Il a donc maintenant directement avec lui Victor, la Garde Impériale et la réserve de cavalerie. C'est au col (ou puerto, port) de Somosierra et près du village du même nom, à l'altitude de 1.443 mètres, que la route de Burgos à Madrid atteint son point culminant en traversant la Sierra de Guadarrama (partie de la Cordillère centrale, qui s'élève jusqu'à 2.000 m. environ et forme une muraille continue orientée selon un axe nord-est – sud-ouest). La pente du versant nord est relativement douce et uniforme, celle du versant sud a un profil plus tourmenté et irrégulier.

La véritable montée du col commence à cinq kilomètres du sommet. La route s'engage dans le défilé et longe la rive droite du ruisseau. Deux kilomètres et demi plus loin, la vallée se resserrant de plus en plus par suite de l'escarpement de la rive droite, la route franchi le ruisseau sur un pont et passe sur la rive gauche. A partir de là, la vallée devient moins étroite.

La route de 1808, après avoir franchi le pont, restait sur la rive droite (ce qui n'est plus le cas aujourd'hui) en décrivant plusieurs sinuosités avant d'atteindre le col.

Le pays était aride, surtout dans le défilé. Les montagnes de chaque côté de celui-ci sont arides et rocailleuses : elles sont en général d'un parcours difficile, mais malgré tout praticables aux troupes à pied. La route elle-même était à l'époque fort belle et bien entretenue (4) : c'était une des meilleurs routes d'Espagne. Sa pente n'était pas très forte. Depuis l'entrée du défilé jusqu'au sommet du col, sur une longueur de plus de 5 kilomètres, elle s'élevait de 300 mètres environ. Sa largeur était suffisante pour laisser passer deux voitures ou quatre chevaux de front (5). 

Les Espagnols défendaient le défilé avec les 8.000 hommes du général Benito San-Juan. Ses 16 canons étaient répartis en 4 batteries disposées de façon à battre successivement les principaux coudes de la route ; la première batterie enfilait le pont de pierre et la quatrième battait les abords du col ; l'infanterie garnissait les deux flancs de la position.

Somosierra

Le 30 novembre 1808 au matin, Napoléon arrive à proximité de l'entrée du défilé. Le maréchal Victor se porte sur Somosierra avec la division Ruffin renforcée de six pièces d'artillerie. Il commence à entrer dans le défilé à 9 heures du matin.

Un brouillard très épais masque hommes et paysages et rend la progression de l'infanterie très lente. L'artillerie arrive avec peine à progresser, malgré les efforts du général Bertrand pour rendre la route carrossable.

Victor fait avancer le 96e de ligne par la route, au fond du défilé, le 9e léger par les hauteurs à l'ouest de la route et le 24e de ligne par l'est. « Ces deux régiments devaient marcher parallèlement à la route, balayer tout ce qui se trouvait sur les hauteurs, déborder par conséquent les défenseurs du défilé, et ouvrir ainsi le passage à la colonne du centre » (Balagny).

Malheureusement pour la réussite des plans de l'Empereur, le 9e de ligne et le 24e léger, gênés par le brouillard, ne progressent que très lentement, pendant que le 96e, marchant sur une bonne route, profite au contraire du brouillard pour avancer sans encombre jusqu'au pont marquant le véritable début du défilé.

A cet endroit, il est arrêté par le tir à mitraille d'une batterie de quatre pièces et par les feux croisés de tirailleurs espagnols disposés sur les flancs de la montagne. Le général d'artillerie Sénarmont, celui-là même qui avait été le véritable vainqueur de la bataille de Friedland, envoyé pour contrer le feu de la batterie espagnole, s'avance, mais ne peut mettre en batterie que deux pièces, du fait de l'étroitesse de la route à cet endroit. Son action est donc de peu d'effet.

Il est maintenant entre onze heures et midi. Le brouillard s'est dissipé. Le débouché de la petite armée de Napoléon risque de prendre beaucoup de temps. Beaucoup trop au gré de Napoléon. Il lui semble donc nécessaire de prendre d'autres dispositions.

A ce moment, il se trouvait dans un endroit battu par le feu de l'ennemi, ce qui ne l'empêchait pas de scruter les lieux avec sa lunette, sans se départir de son calme, il donne l'ordre de faire charger l'escadron de service auprès de sa personne. C'était, ce jour là, le 3e escadron des chevau-légers polonais. Le général Montbrun, qui commandait la cavalerie d'avant-garde, prend avec lui le colonel Piré, aide de camp du maréchal Berthier, et part pour lancer la charge. Mais, découvrant l'artillerie espagnole qui balayait la route, il se dit que la charge n'a aucune chance de succès, abrite l'escadron derrière un pli de terrain et envoie dire à Napoléon qu'une charge, dans ces conditions, est impossible.

La réaction de Napoléon est brutale : « Comment ? Impossible ! Je ne connais point ce mot là ! Il ne doit y avoir pour mes Polonais rien d'impossible ! ». Puis s'adressant au futur général de Ségur : « Allez ! Faites charger mes Polonais ! Faites-les tous prendre, ou ramenez-moi des prisonniers ! ».

Le lieutenant Niegolewski, qui faisait alors partie des chevau-légers polonais de la Garde raconte cette charge héroïque : « J'atteignis mon peloton que lorsqu'il était déjà dans le défilé et maître du premier étage des batteries espagnoles. Dans l'angle où cette première batterie venait d'être prise, j'aperçus en passant plusieurs chevau-légers hésitant. Quand ils me virent passer à fond de train, ils me crièrent : « Arrêtez-vous, lieutenant ! Arrêtez-vous ! Le feu est horrible ». Je ne répondis que par quelques reproches énergiques ; ils se rallièrent à moi, et, en un clin d'oeil, nous rejoignîmes l'escadron qui poursuivait sa course par quatre sans s'arrêter, sans ordre de bataille, aux cris de : « En avant ! vive l'Empereur ! » Malgré la mitraille qui pleuvait sur son front et sur ses flancs, malgré le feu terrible que l'infanterie espagnole lançait des hauteurs environnantes.

Une fois la charge commencée, chacun se confia à la vitesse de son cheval. Ainsi moi, qui arrivais après l'attaque commencée, je fus bientôt un des premiers. Ceux qui tombaient étaient remplacés par ceux qui suivaient, et ceux-ci, renversés à leur tour, étaient remplacés par les autres qui, sans faire attention à leurs camarades abattus, arrivèrent jusqu'à la crête de la montagne après s'être emparés des quatre batteries étagées dont ils sabrèrent les canonniers sans leur donner le temps de recharger leurs pièces. De tous les officiers qui fournirent la charge d'un bout à l'autre, je fus le seul qui parvins à la quatrième batterie sain et sauf, mais mon cheval fut blessé, mon uniforme, ma giberne et mon shako furent troués par les balles et mon sabre brisé par la mitraille. Au delà de la quatrième batterie, l'ouverture entre les montagnes s'élargissait. Apercevant sur la gauche de la route quelques fantassins espagnols groupés autour d'un bâtiment, j'arrêtai mon cheval pour la première fois ; je regardai autour de moi et je ne me vis accompagné que de quelques chevau-légers ; je demandai au maréchal des logis Sokolowski qui arrivait à moi sur un cheval boiteux : « Ou sont les nôtres ? – Ils sont morts ! » me répondit-il. Beaucoup de nos camarades avaient péri en effet ; d'autres avaient perdu leurs chevaux et étaient restés en arrière ; d'autres enfin s'étaient dispersés à droite et à gauche en arrivant à l'endroit où le défilé s'élargissait.
 
L'infanterie espagnole continuait son feu, et près de la quatrième batterie se trouvaient encore quelques canonniers : « Sokolowski, chargeons-les ! » m'écriai-je, et je tombai sur eux avec la poignée des miens. Les Espagnols s'enfuirent, mais Sokolowski paya de sa vie ce dernier triomphe. En cet instant je ne vis plus autour de moi aucun de mes soldats, et mon cheval, frappé d'une balle, s'abattit sous moi. En un clin d'oeil, les Espagnols firent volte-face, et deux d'entre eux, appuyant leurs fusils sur ma tête, firent feu. Par une grâce spéciale de la divine Providence, les balles ne firent que me blesser ».
 
Le brave Niegolewski avait reçu onze blessures ! L'escadron était presque détruit. Tous les officiers étaient restés sur le terrain.

Après cette action héroïque, l'armée de Napoléon avait atteint le sommet de la Sierra de Guadarrama. Madrid était en vue.
 
Le 2 décembre 1808, jour du 3e anniversaire de la bataille d'Austerlitz, les Français débouchent devant Madrid. La ville capitule et ouvre ses portes le 4.

Notes

(1) C'est la manoeuvre de Tuleda que nous étudierons ultérieurement.
(2) Organisme du gouvernement espagnol anti-français.
(3) Général Descoins, Etudes synthétiques des principales campagnes modernes (Charles-Lavauzelles, 1935)
(4) « Ferdinand VI y a fait construire un chemin de la plus grande beauté. Il conduit facilement et sans danger au sommet de la montagne » écrit Alexandre de Laborde en 1808
(5) D'après Commandant Balagny, Campagne de l'Empereur Napoléon en Espagne. Paris, Berger-Levrault, 1903 et Alexandre de Laborde, Itinéraire descriptif de l'Espagne. Paris, Nicolle, 1808
 

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
477
Mois de publication :
Oct-dec
Année de publication :
2008
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