Une machination politique à l’occasion du mariage de Napoléon et Marie-Louise

Auteur(s) : MACÉ Jacques
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À propos d'une lettre apocryphe de Napoléon à Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles d'après des documents inédits traduits de l'espagnol par René Lopez

Introduction

En 1788, deux frères, fils de Charles III de Bourbon,  lui-même arrière-petit-fils de Louis XIV, règnent de part et d'autre de la Méditerranée : Charles IV, roi d'Espagne à Madrid, et Ferdinand IV, roi de Naples et des Deux-Siciles à Naples.

En 1768, Ferdinand IV de Naples a épousé l'archiduchesse Marie-Caroline de Habsbourg, soeur de Marie-Antoinette. Alors que Ferdinand est un personnage falot, inconsistant, qui ne vit que pour la pêche et la chasse, Marie-Caroline est une femme énergique, active, qui pendant vingt-cinq ans va marquer la vie politique agitée de son royaume. Exécrant la République française qui a guillotiné sa soeur, Marie-Caroline doit faire face à l'agitation révolutionnaire des Jacobins napolitains. Devant l'avance des troupes françaises, les souverains se réfugient une première fois à Palerme en janvier 1799. Rétablis sur le trône de Naples en mars 1801, ils rompent l'alliance conclue avec Napoléon et s'allient à l'Autriche et la Russie. Après Austerlitz, les troupes françaises envahissent le royaume de Naples et Napoléon met sur le trône son frère Joseph, puis en 1808 son beau-frère Murat. Mais il ne peut s'emparer de la Sicile – puissamment protégée par la flotte anglaise omniprésente en Méditerranée – où Marie-Caroline et Ferdinand se sont de nouveau réfugiés.

Les sentiments ambigus de Marie-Caroline – à la fois haine de la politique française et fascination pour le personnage de Napoléon – créent une situation compliquée, d'autant que la reine poursuit une lutte sournoise contre l'Angleterre – pourtant son principal soutien – qui traite la Sicile comme une base militaire à sa disposition pour dominer la Méditerranée. L'ambassadeur britannique exerce une forte influence sur le pauvre roi Ferdinand tandis que Marie-Caroline défend l'indépendance de son île.

Côté espagnol, Sa Majesté Catholique Ferdinand VII, neveu de Ferdinand IV, est interné en France alors que la Junte espagnole et le Conseil de Régence sont repliés à Cadix, et que Joseph Bonaparte mène la lutte pour se maintenir à Madrid. L'affaire va encore se compliquer au printemps 1810 lorsque Napoléon épouse Marie-Louise d'Autriche, petite-fille de Marie-Caroline, créant ainsi entre l'Empereur des Français et la reine de Sicile un assez étrange lien familial. C'est dans ce contexte que se situe l'affaire que nous allons évoquer.

La rumeur d’une alliance : Napoléon – Marie-Caroline

Au mois de mai 1810, la Junte espagnole de Cadix et le gouvernement britannique s'émeuvent de rumeurs qui font état d'un possible renversement des alliances car Marie-Caroline négocierait un accord politique avec « son petit-fils » Napoléon. La cour de Sicile affirme qu'il n'en est rien mais les Anglais persistent à soupçonner Marie-Caroline car circule en Espagne une supposée lettre de Napoléon à la reine. Bien que la Junte de Cadix reconnaisse que cette lettre est certainement apocryphe, la rumeur se propage et fournit aux Anglais un argument de chantage politique. Ils obtiendront d'ailleurs, en juin 1813, l'exil de Marie-Caroline en Autriche et son exclusion de la vie politique. L'affaire de la supposée lettre est généralement évoquée par les biographes de Marie-Caroline mais en quelques lignes seulement car ils en ignorent les termes et le contenu exacts. Or, nous venons d'en retrouver une copie, accompagnée des échanges diplomatiques qu'elle a provoqués. Nous expliquerons plus loin dans quelles conditions.
 

Un courrier intercepté

Au mois de mars 1810, les partisans espagnols interceptent un courrier envoyé de Paris à Madrid. Dans la sacoche se trouve une lettre adressée le 28 février au colonel Georges Beuret – commandant le 17e régiment d'infanterie légère servant en Espagne – par son épouse Pauline demeurée à Paris. Pauline Beuret, née Cellerier, a épousé en 1805, à l'âge de 17 ans, le chef d'escadron Beuret, de 16 ans son aîné, et a donné naissance l'année suivante à un fils nommé Eugène. Georges Beuret, originaire d'un petit village du Haut-Rhin nommé La Rivière, a fait un beau mariage parisien puisque son épouse Pauline est la fille de Jacques Cellerier, architecte réputé qui a construit l'hôtel du ministère de l'Intérieur et collabore, avec Pierre Fontaine, aux aménagements des palais impériaux. Dans sa lettre, Pauline donne à son mari des nouvelles de sa famille, de leur fils et, d'un ton badin, caresse l'espoir de pouvoir bientôt être appelée madame la baronne. Et effectivement le colonel Beuret recevra le titre de baron le 15 août 1810. Mais la lettre, ou du moins la version qui en sera diffusée, comporte une seconde partie que voici :

« Selon les dires de beaucoup, la guerre d'Espagne n'aura pas de fin car les autochtones sont si féroces qu'ils préféreraient transformer leur pays en désert plutôt que d'accepter le frère de l'Empereur. Que ces Espagnols sont barbares ! Quels sauvages ! Je les hais implacablement, les moines en particuliers. Tu as dû apprendre le projet de mariage de notre Empereur avec une archiduchesse d'Autriche ? Certains pensent du bien de cette union, par contre la majorité y verrait la ruine de Napoléon. On dit que l'Empereur commencerait à redouter Joséphine et que la Russie va rompre avec nous ! Quand s'achèveront ces guerres ? Notre ami italien qui appartient à la maison du duc de Bassano m'a donné pour toi la copie jointe, qui me paraît très étrange. On dit que la Reine de Sicile n'acceptera pas les propositions de l'Empereur et qu'une nouvelle et cruelle guerre sera déclarée. Je te laisse penser combien tout ceci m'affecte et m'abat. Je me confie à Dieu, mon cher ami. Je t'embrasse et t'aime de tout mon coeur.
Ta meilleure et plus fidèle amie P. Beuret-Cellerier
P.S. : Papa, Maman et toute la famille me chargent de mille choses pour toi. Je n'ai pas encore reçu la lettre concernant ta pension de la Légion d'honneur ».
La lettre « de Napoléon »

Au courrier de Pauline Beuret, est joint le document suivant :
« Ma Soeur, les succès de l'année 1805 ont mis fin à notre amitié et à notre harmonie. Une formidable coalition contre la France, montée au cabinet de M. Pitt et habilement dissimulée, a mis en mouvement les armées russe, allemande et prussienne contre mes légions cantonnées sur les côtes de l'Océan. Face à cette situation critique, mon devoir était de faire échapper la France à ce conflit, de dissiper ou diminuer cette terrible menace. J'y suis parvenu en faisant comprendre à la Prusse, au Wurtemberg et à la Bavière où étaient leurs intérêts et en signant avec le roi Ferdinand, votre époux, un traité qui l'engageait à ne pas recevoir dans son royaume des troupes russes ou anglaises. En contre-partie, j'ai retiré les miennes de ses territoires. La guerre a été déclarée et, à peine mes aigles entrés victorieux dans Vienne, j'ai appris que la cour de Naples avait failli à son engagement en accueillant une armée dans cette ville.
J'ai su à ce moment que l'or séducteur des Anglais, judicieusement répandu par leur agent Acton (1), avait triomphé de la faiblesse du roi Ferdinand. La bataille d'Austerlitz me confirma l'heureux résultat d'une guerre injustement déclarée à la France et ses alliés demandaient bien fort la destruction de la dynastie de Naples couverte d'opprobre par son parjure. En cette situation critique, quel recours me restait-il, à moi Monarque constitutionnel ? Votre Majesté le sait parfaitement car elle connaît l'orgueil des vassaux et elle a appris que nous, souverains, devons souvent étouffer nos propres inclinations au profit des intérêts ou des préoccupations des peuples que nous gouvernons.
 
C'est ainsi que le sort de la maison de Naples se décida ; elle perdit son royaume sans qu'il me soit possible de l'éviter. Cette décision m'a profondément déplu ! J'ai même haï le sceptre et la couronne qui m'obligeaient à agir à l'opposé de mes sentiments. Je n'ai toutefois pas perdu de vue les intérêts d'une dynastie séduite et malheureuse car, si je ne pouvais la mettre de nouveau au pouvoir en Italie, je pensais lui donner l'équivalent ailleurs. Les propositions que j'ai faites depuis Erfurt au roi George, ne laissent aucun doute à ce sujet.

Lors de la guerre d'Allemagne, malgré les propositions de paix faites par lord Lauderdale et l'envoi du messager russe Nowoziltzoff, le souverain de Prusse ne voulut accepter les propositions modérées que je lui fis. Harcelé et aveuglé par la Russie, par les promesses et insinuations de l'Angleterre, il a voulu d'une certaine façon m'imposer ses conditions alors que sa situation lui imposait d'accepter les miennes. Il reconnut son erreur quelques jours plus tard et il garda, malgré sa mauvaise conduite mais grâce à ma modération, la moitié de ses États. L'accord de Tilsit établit la paix sur l'Europe et j'aurais mis fin aux calamités de la guerre si je ne m'étais trouvé confronté à la mauvaise foi de la maison d'Espagne qui, quoique mon alliée, n'a cessé de me dénigrer jusqu'à la victoire d'Iéna. Les mésententes scandaleuses entre père et fils, l'ambition et les intrigues sordides du Prince de la Paix, ainsi que mon désir de sortir de l'ornière une nation de premier ordre, me firent observer avec attention ce royaume. Les Espagnols étaient mécontents du gouvernement du roi Charles et le prince Ferdinand, présenté en Europe comme un traître par son propre père, ne pouvait accéder à un trône qui, depuis Louis XIV, appartient à la maison de France.
D'autre part, le Portugal était une province anglaise, entraînée par le parlement de cette nation dans un système de guerre perpétuelle. Il était donc nécessaire d'interdire le continent à leurs escadres avant qu'un attentat semblable à celui de Copenhague ne soit commis. Mû par ses motifs, j'ai envoyé mes troupes en Espagne et ces changements n'auraient pas entraîné le moindre trouble si le monopole anglais et le fanatisme des moines n'avaient trompé les Espagnols. La confiance et la sécurité que j'avais en cet engagement ainsi que l'incapacité de certains de mes généraux provoquèrent quelques revers, ce que les ennemis de l'ordre ont claironné et propagé exagérément. Très vite, l'Europe vit ce qu'elle devait attendre des Espagnols et de la Junte de Séville, dont les moyens furent démantelés d'abord par la bataille de Tuleda, puis par celle d'Ocana.

La couronne d'Aragon, qui conservait encore des relations avec la maison d'Autriche, est la seule qui ait opposé une résistance régulière et, parmi les succès obtenus en Espagne ces deux dernières années, seules les défenses de Saragosse et Gerona méritent quelque attention, bien qu'elles aient été obtenues plus par l'obstination et le fanatisme des moines que par la valeur et la discipline des garnisons. Enfin, l'Espagne est conquise et les Anglais n'ont plus que le point d'appui de Cadix et quelques insurgés que dirige le Traître Romana (2). Leurs forces du Portugal n'attendent que le mouvement de mes troupes pour embarquer et fuir immédiatement ; je suis d'

L’affaire diplomatique

Saisies au mois de mars par les partisans espagnols, les deux lettres parviennent dans les mains du marquis de La Romana qui, au mois de mai, en fait publier la traduction en espagnol dans le Diario de Badajoz. L'article précise que les originaux sont dans les mains du marquis de La Romana mais, en fait, personne ne les verra et les textes cités ci-dessus sont la traduction en français des copies en espagnol. Après une double traduction, nous ne pouvons donc garantir le mot à mot par rapport au document initial, mais le sens et la syntaxe en sont respectés.

La Junte de Cadix s'émeut de l'affaire mais, après examen, estime que la lettre de Napoléon est apocryphe et qu'il s'agit d'une machination pour semer la discorde entre l'Angleterre, les Bourbons d'Espagne et les Bourbons de Sicile. La cour de Naples est informée et la reine Marie-Caroline déclare qu'elle n'a jamais reçu un tel courrier de la part de Napoléon et que d'ailleurs les termes de la lettre suffisent à en prouver la fausseté. Cependant, l'affaire n'en reste pas là car, le mois suivant, les journaux anglais publient à leur tour la lettre « de Napoléon », ce qui provoque au Parlement britannique un débat dans lequel la loyauté de l'allié sicilien est mise en doute et qui crée une nouvelle source de tension entre Londres et Palerme. Il s'ensuit un échange de trois notes diplomatiques entre les cours d'Espagne et de Sicile, dans le but de désamorcer l'affaire.

Première note diplomatique
Le 6 juillet 1810, le Chevalier Gerardo de Robertone, chargé d'affaires à Cadix de S.M. des Deux-Siciles,
écrit à Don Eusebio de Bardaxi y Azara, secrétaire d'État aux Affaires étrangères de Sa Majesté Catholique Ferdinand VII :
« Il est très important et urgent que Son Excellence Don Eusebio de Bardaxi y Azara, premier secrétaire d'État et des Affaires étrangères, prête un instant et très particulièrement son attention à la lettre qui aurait été soi-disant écrite par Napoléon Bonaparte à S.M. la Reine des Deux-Siciles. Dès que le soussigné Chevalier Gerardo de Robertone, Chargé d'affaires de cette Royale et Auguste Cour, connût sa traduction et sa publication au mois de mai dernier, il s'entretint à ce sujet avec d'éminents membres du Gouvernement et avec d'autres personnes de la société, estimées pour leurs principes et leurs avis. Il envoya une copie de cette lettre à Palerme, accompagnée de ses commentaires et assurant “qu'en Espagne on l'estimait généralement supposée et apocryphe”. Il déclara également à sa Cour que “même les personnes qui croyaient qu'on avait réellement écrit à la Reine des Deux-Siciles, rendaient à cette Auguste Souveraine, à S.M. le Roi et à toute sa Royale Famille, la grâce de croire qu'ils ne se laisseraient pas abuser et qu'ils resteraient toujours fermes et fidèles à leurs principes, dans le système conclu et les obligations sacrées contractées avec leurs valeureux alliés.

Quelle ne fut pas la surprise du Chevalier Robertone lorsque, à l'arrivée du dernier courrier d'Angleterre, il vit cette lettre publiée et imprimée dans tous les journaux anglais. Il apprit également que cette lettre avait provoqué des commentaires fâcheux et donné lieu, au Parlement du Royaume Uni, à des insinuations préjudiciables à l'Auguste Cour des Deux-Siciles ! Il n'est pas raisonnable de penser que cette lettre puisse être considérée comme authentique et donc on doit mettre en doute sa véracité. Néanmoins, du fait que cette lettre ait été imprimée dans le Royaume d'Espagne où l'impression est sous contrôle, un nouveau doute est apparu, laissant croire que le Gouvernement la considérait véridique. Le soussigné n'ignore pas que, dans les extraordinaires circonstances actuelles, cela a pu se produire sans que le Gouvernement ait eu la possibilité d'intervenir et qu'il ait dû laisser impunis des imprimeurs véreux et vénaux. En raison des conséquences de cette situation, nous estimons nécessaire que le digne Ministre de S.M. Catholique démente immédiatement cette calomnie et répare, par un communiqué officiel, le préjudice causé par l'impression subreptice de cette lettre. Votre Cour nous ayant tenus récemment informés que Son Excellence Eusebio de Bardaxi y Azara était nommé au Conseil de Régence, nous pensons qu'il doit déclarer que cette lettre est fausse, que son auteur est opposé et hostile à la cause commune contre Bonaparte et les Français, contre leurs soutiens et partisans. On a voulu introduire une pomme de discorde entre les Alliés et semer le doute entre eux, de manière à faire triompher les tromperies de Napoléon, lequel s'est toujours appuyé sur les divisions des Gouvernements, des Souverains, abusant l'opinion publique. Il est donc du plus grand intérêt de démentir clairement et publiquement cette lettre faussement attribuée à Napoléon, comme le montre un examen attentif si cela n'apparaît pas à première vue.

Entre-temps, le Chargé d'affaires de S.M. Sicilienne a reçu les informations suivantes destinées au ministre de S.M. Catholique. À la date du 22 mai dernier, S. M. la Reine de Naples et de Sicile n'avait pas reçu cette lettre et, à Palerme, personne ne la connaissait. Or, si Napoléon l'avait écrite et avait voulu l'adresser, de bonne foi ou par surprise, à l'Auguste Reine de Sicile, il aurait eu largement le temps de le faire, du mois de février (date où elle aurait été écrite) jusqu'au 22 mai, d'autant que tout le continent, de Paris à Reggio, est sous sa domination. Aucun obstacle n'aurait pu empêcher qu'elle parvienne à Palerme, par l'entremise d'un parlementaire. Ainsi, un envoyé extraordinaire de la Cour Impériale et Royale d'Autriche, parti de Vienne pour Palerme au mois de mars, est parvenu dans cette ville le 20 mai. Il a été retenu à Naples, sans que fussent violés les droit des Nations en lui retirant le courrier qu'il transportait. Cependant, il a été conduit devant cet ex-confident, ex-ambassadeur des Deux-Siciles, le marquis de Gallo (3), à ce jour secrétaire d'État du prétendu roi Murat, lequel, après l'avoir examiné, interrogé et avoir usé de tous les moyens pour obtenir l'objet de ses correspondances – sans rien en obtenir –, l'a obligé à rester à Naples pendant six semaines. Durant ce temps, Gallo écrivit plusieurs fois à Paris à ses nouveaux et dignes amis (Murat et Napoléon) et, au reçu des réponses de ceux-ci, il laissa partir l'envoyé sous escorte pour Reggio. Supposons donc que Napoléon ait changé, qu'il ne soit plus dans les mêmes dispositions vis-à-vis de la royale maison de Naples et de Sicile, qu'il ait, même avec l'intention de tromper, voulu faire parvenir une lettre personnelle à cette Souveraine, cela n'aurait pas été plus difficile que pour un envoyé de la Cour de Vienne d'être libéré et de continuer son voyage.
En conséquence, je prie le digne Ministre de S.M. Catholique de bien vouloir présenter au Suprême Conseil de Régence la requête suivante : donner l'ordre de rechercher l'auteur de cette lettre ; demander au marquis de La Romana comment lui est parvenu l'original de la lettre de Mme Beuret et la copie en français de la lettre de Napoléon qu'il prétend posséder ; contribuer avec toute la diligence possible à dissiper le préjudice que nos ennemis communs ont fomenté avec la plus grande mauvaise foi pour introduire la méfiance entre l'Espagne, la Grande-Bretagne et les Deux-Siciles, liées par les plus sacrés intérêts.

Espérant une réponse favorable, le Chargé d'affaires de S.M. Sicilienne renouvelle à Son Excellence Don Eusebio de Bardaxi y Azara ses

Les auteurs de la machination ?

Si les cours de Cadix et Palerme s'accordent pour conclure que la lettre de Napoléon est apocryphe, elles ne parviennent pas à identifier l'auteur de la machination destinée à semer la discorde dans leur camp. Cherchons donc à comprendre la genèse de cette affaire, en formulant différentes hypothèses.

1. La première partie de la lettre de madame Beuret émane bien de l'épouse du colonel. Les recoupements avec les renseignements privés contenus dans le dossier personnel de celui-ci au S.H.A.T. sont nombreux et concordants. Cependant Beuret, qui sera nommé général de brigade en novembre 1813, est un brave combattant qui, durant toute sa carrière, n'a jamais exercé aucune activité politique ou diplomatique. On ne comprend donc guère pourquoi son « ami italien » travaillant chez le duc de Bassano, secrétaire d'État de l'Empereur, aurait pris le risque de lui faire adresser copie d'une lettre ultra-confidentielle de Napoléon. Si la lettre vient de Paris, tout semble organisé de manière qu'elle tombe dans les mains des Espagnols, ce qui va être le cas. Quel a été le rôle de Pauline Beuret-Cellerier dans cette affaire ? A-t-elle été complice, manipulée ou, plutôt, sa lettre n'a-t-elle pas été maquillée à son insu ?

2. Si on exclut que Napoléon ait pu adresser une telle lettre à la reine de Sicile, dans quelle trouble officine le document a-t-il été fabriqué ? On ne peut exclure totalement qu'il ait été conçu à Paris, en pleine préparation du mariage avec Marie-Louise, par des opposants voulant semer la discorde entre les Habsbourg et Napoléon. Il ne faut jurer de rien car Talleyrand et Fouché ont fait bien pis dans leur carrière ! Et la lettre « de Napoléon » est un excellent pastiche dont le style empreint d'orgueil et d'outrances se rencontre dans bien des correspondances de l'Empereur. On peut cependant penser que le faussaire s'est pris au jeu et en aurait un peu trop fait ! Enfin, il faut examiner la piste hispano-anglaise, sans doute la plus probable.

3. La lettre de madame Beuret a été écrite le 28 février et l'affaire n'a éclaté en Espagne qu'au mois de mai. Il est possible que cette lettre ait été réécrite en Espagne, après être tombée aux mains d'un service d'espionnage, et qu'on y ait alors joint le texte attribué à Napoléon. Il n'est pas anodin que les « originaux » soient dans les mains du traître La Romana dont la collusion avec les Anglais n'est pas un mystère depuis son retour en Espagne en 1808 (voir note 2). Il semble donc très vraisemblable que l'affaire ait pu être montée par les services de renseignement de l'armée britannique en Espagne, avec l'aide active du marquis de La Romana, pour compromettre la reine de Sicile, l'accuser de duplicité, jeter le discrédit sur elle et tenter d'obtenir son exil. Ce qui, les Anglais étant tenaces, se produira effectivement trois ans plus tard. Selon sa biographie, le marquis de La Romana était, en dehors de sa carrière militaire, un amateur éclairé, voyageant et étudiant les sciences, les beaux-arts et les lettres. Cet esthète n'aurait-il pas pris un malin plaisir à monter une telle machination aux effets en chaîne assez diaboliques ?

En fait, il n'est guère possible de pousser plus loin les investigations car le marquis de La Romana, qui détenait les documents « originaux », décéda l'année suivante et on ne parla plus de l'affaire. Mais comment a-t-on eu connaissance des copies de ces documents ?

Les archives de Nicolas de Broval

Nicolas Thomas François Manche de Broval (1756-1832) est secrétaire aux commandements et lecteur des enfants du duc d'Orléans, avant de devenir premier commis aux Finances sous Necker. Il émigre en Amérique, revient en Espagne et est nommé en 1801 chambellan de son ancien élève Louis-Philippe, duc d'Orléans, en exil à Twickenham. Pendant plus de trente ans, il demeure auprès de Louis-Philippe, devenant sous la Restauration directeur général des maisons, domaines, forêts et finances du duc d'Orléans, puis du roi Louis-Philippe. Il accompagne donc Louis-Philippe en Sicile lors de son mariage avec Marie-Amélie, fille de la reine Marie-Caroline, et participe avec lui à une opération des troupes siciliennes en Espagne en 1810. Les papiers personnels de Nicolas de Broval contiennent de nombreux documents publics et privés concernant la famille d'Orléans.

Du fait de ses fonctions, Nicolas de Broval a parfaitement connu l'affaire de la lettre supposée de Napoléon à Marie-Caroline et a conservé des exemplaires des documents imprimés et publiés en Espagne en 1810, à savoir :
• La transcription en langue espagnole de la lettre de madame Beuret.
• La transcription en langue espagnole de la lettre de Napoléon.
• Les trois notes diplomatiques échangées entre les cours de Sicile et d'Espagne, rédigées à la fois en version espagnole et en version italienne.
C'est donc à partir des documents extraits des archives de Nicolas de Broval que nous pouvons faire découvrir aux lecteurs ce véridique scénario, comportant plus de suspens que bien des films d'espionnage.
 

Remerciements et bibliographie

Remerciements :
Je remercie mon ami René Lopez dont la double culture, française et espagnole, a permis de rétablir en langue française les documents utilisés et Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, qui a bien voulu m'autoriser à publier la « lettre » découverte dans le cadre des recherches sur la Correspondance inédite de Napoléon

Sources et bibliographie :
Archives nationales, département des archives privées, fonds Broval, cote 224 AP1.
S.H.A.T., dossiers personnels du général Georges Beuret (1772-1828), baron de l'Empire, et de son fils le général Eugène Beuret (1806-1868), polytechnicien, directeur des poudres et salpêtres sous le Second Empire. Cotes 7Yd-1082 et 7Yd-1360. Ces dossiers ne comportent aucune allusion à l'affaire de la lettre de madame Beuret.
André Bonnefons, Marie-Caroline, reine des Deux-Siciles, Paris, 1905.
Michel Lacour-Gayet, Marie-Caroline, reine de Naples et des Deux-Siciles, Bibliothèque napoléonienne, Tallandier, 1991.
 

Notes

(1) Acton, Joseph (1737-1808). Né à Besançon, mais de père anglais, il est marin au service de la France, de la Toscane et enfin de Naples. Premier ministre du Royaume des Deux-Siciles à partir de 1785, par la grâce de la reine Marie-Caroline dont il est l'amant, il manifeste une haine implacable de la Révolution française et mène contre elle la lutte qui se termine par le premier exil des souverains de Naples en 1799. Réfugié en Sicile et en étroite relation avec lord Hamilton, Acton est jusqu'à sa mort en 1808 l'agent de l'Angleterre et il favorise l'implantation des troupes anglaises dans l'île, au grand dam de la reine.
(2) La Romana, Pedro Caro y Sureda, marquis de (1761-1811), général et homme politique espagnol. En 1807, pour affaiblir l'armée espagnole, Napoléon décide d'envoyer un corps de 15.000 hommes de troupes espagnoles, sous le commandement du général de La Romana, rejoindre l'armée de Bernadotte au Danemark. Apprenant les événements survenus à Madrid le 2 mai 1808, La Romana, qui se trouve dans l'île de Fionie, prend contact avec l'escadre anglaise et fait embarquer et rapatrier ses troupes en Espagne. Il va dès lors mener une lutte implacable contre la France, formant et dirigeant des groupes de partisans. Fin 1810, il sera nommé membre du Conseil de Régence.
(3) Gallo, Marzio Mastrilli, marquis de (1753-1833), diplomate napolitain. Ambassadeur de Naples en Autriche, il participe aux négociations du Traité de Campo Formio, au cours desquelles il est très apprécié par Bonaparte. Ambassadeur à Paris en 1805, il est partisan de la soumission de Naples à l'Empire, mais ne peut éviter le renversement des alliances, sous l'influence d'Acton. Il devient alors ministre des Affaires étrangères des rois Joseph et Murat à Naples.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
448
Mois de publication :
août-oct.
Année de publication :
2003
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