Guerre du Mexique (3) : La reprise en main

Auteur(s) : GOUTTMAN Alain
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En Europe, et en France en particulier, l'échec subi devant Puebla provoqua, pour le moins, la surprise. Il démontrait – mais aux plus avertis, seulement, car le public, dans son ensemble, était mal informé de ce qui se passait là-bas – que l'Empereur s'était engagé au Mexique avec une totale méconnaissance de ses réalités.
Et, de fait, le souverain s'était fié aux seules affirmations des émigrés, aux vagues encouragements de l'économiste saint-simonien Michel Chevalier, aux assurances douteuses de quelques visiteurs peu compétents. Il faisait surtout confiance à l'enthousiasme quasi-criminel de son ambassadeur à Mexico, Dubois de Saligny, qui n'était pourtant qu'un affairiste notoire, fortement impliqué dans l'affaire de la fameuse « créance Jecker ». L'Empereur avait bien fait appel, en juin 1862, à un éminent savant nommé Jean-Baptiste Boussingault, qu'il avait convoqué aux Tuileries pour lui demander conseil sur le potentiel des mines mexicaines. Mais Boussingault était un chimiste, pas un spécialiste des mines. Et le pays dont il était familier, c'était la Colombie et non pas le Mexique ! Pouvait-on raisonnablement entrer en guerre, au-delà de l'océan, sur ces seules « informations » ? Mais à présent, comment reculer, comment rembarquer ses troupes sur une défaite militaire C'était naturellement inconcevable.

Rejetant la responsabilité de l'échec sur le malheureux Lorencez, l'Empereur prit la seule décision qui semblait alors s'imposer, celle d'envoyer des renforts au Mexique. Tous les témoignages concordaient, pourtant, à commencer par celui de Lorencez, qui affirmait dans un rapport: « Nous  n'avons personne pour nous ici.» Ses officiers et ses soldats avaient compris que les émigrés avaient menti et que Dubois de Saligny, qui, seul, avait l'oreille de l'Empereur, trompait sans vergogne le souverain, jouant ainsi avec leur honneur et leurs vies. C'était une évidence : la cause monarchique n'avait plus, depuis des lustres, de partisans dans le pays et le régime de Benito Juarez n'était pas plus illégitime qu'un autre.

L’honneur de l’armée

Le maréchal Randon, ministre de la Guerre – que l'Empereur, profitant de son absence de Paris, n'avait même pas consulté avant de décider l'envoi de troupes au Mexique – écrirait plus tard: « L'honneur militaire était engagé. Il fallait aller jusqu'au bout, frapper un grand coup puis se retirer.» L'Empereur se contenta de frapper un grand coup: pendant l'été 1862, ce fut une force d'environ 23 000 hommes, aux ordres du général Élie-Frédéric Forey, qui débarqua à la Vera-Cruz, donna enfin la main à Lorencez et éleva le niveau du contingent français à celui d'un corps d'armée. Le vaincu de Puebla, profondément meurtri, fut, en bouc émissaire idéal, relevé de ses fonctions par lettre impériale et Forey – malheureusement trop “culotte de peau” pour un rôle aussi délicat – prit le commandement en chef.
 
Quelque peu échaudé, tout de même, par l'échec de Puebla, et inquiet de l'indécision dans laquelle se complaisait Maximilien – qui ne semblait guère désireux, au fond, de s'arracher à son beau château de Miramar –, Napoléon III avait mis un bémol à ses grands projets. Ses instructions à Forey, complétées par celles du ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys, prescrivaient bien au général de jeter bas le système républicain de Mexico. Mais pour le remplacer par quoi? Là, les choses demeuraient floues. D'autant plus que le général Almonte, s'appuyant sans vergogne sur les baïonnettes françaises, taillait de son côté sa propre route et préparait, dans les villes occupées, l'établissement d'un pouvoir monarchiste qui attendrait, le temps qu'il faudrait, l'arrivée de Maximilien à Mexico…
 
Napoléon III, pour sa part, avait perdu une bonne part de ses certitudes. Et il manderait bientôt à Forey de ne rien “imposer” au peuple mexicain, ce qu'il avait déjà écrit à Lorencez le 15 juin, le jour même où il apprenait l'échec du 5 mai. Le nouveau commandant en chef ne devait mettre en place à Mexico qu'un « gouvernement stable et régulier », qui devrait être préalablement légitimé par une « consultation populaire ». Et, de fait, un Bonaparte, qui basait sa propre légitimité sur le principe du plébiscite, pouvait-il engager un peuple, n'importe quel peuple, sur une autre voie.
 
Ce qu'ignorait malheureusement l'Empereur des Français, c'est qu'il n'y avait rien au Mexique qui permît une telle consultation. Strictement rien ! Pas de structures administratives dignes de ce nom, pas de fonctionnaires dévoués au bien public, pas de routes, pas même de citoyens suffisamment éclairés pour comprendre les questions et y répondre. Sauf, il est vrai, dans les grandes villes –?où ils étaient majoritairement républicains. Tandis que, dans les campagnes, régnaient les grands propriétaires despotiques du temps de la colonisation espagnole. Tout cela baignant dans un environnement d'arriération culturelle et de parfaite anarchie, entretenu, depuis des lustres, par la succession des guerres civiles et par le banditisme généralisé. « Chez nous, s'entendra dire Charlotte lorsqu'elle arrivera à Mexico, en juillet 1864, rien n'est organisé, sauf le vol »…
 
L'Empereur des Français ignorait tout du Mexique Mais n'avait-il pas tout ignoré, quelques années plus tôt, de la Crimée et des Russes ? Ou, encore, de la plaine du Pô, dans laquelle il avait engagé 80 000 hommes qui s'empêtrèrent dans des canaux, des ruisseaux, des haies et des chemins impraticables pour l'artillerie et les convois.
 
Pour autant, s'appuyant sur le renforcement de ses moyens d'action sur le terrain, Napoléon III se mit progressivement à parler plus haut et plus fort de ses véritables intentions : par un système ou par un autre, que ce fût par le truchement d'un Autrichien ou d'un Mexicain, il voulait établir sur le Mexique, avec les meilleures intentions du monde, une sorte de protectorat plus ou moins déguisé, qui ferait idéalement jouer au pays le rôle de barrage à l'expansion des États-Unis. Lesquels suivaient naturellement ce dossier avec toute l'attention qu'il méritait à leurs yeux…
 
Forey mit cinq mois à s'installer, s'organiser, s'équiper, acheter des mules et des chevaux à Cuba et aux États-Unis, faire construire des chariots, prendre, en un mot, la mesure des difficultés locales, véritablement harassantes. Il fallait tenir compte de la topographie des lieux, à savoir  une zone montagneuse déchiquetée, aux ravins (barrancas) découpés à la hache ; l'absence d'une véritable route menant vers l'intérieur, la seule voie n'étant qu'une sorte d'interminable fondrière, pleine de sable ou de boue, selon les saisons, coupée d'éboulements rocheux ; une population hostile, se dérobant toujours ; des guérillas de plus en plus actives, faites, pour moitié, de bandits de grands chemins, et pour moitié de milices aux ordres d'officiers de l'armée régulière, harcelant les communications et les postes isolés. Il fallait tenir compte d'un adversaire manifestement déterminé : l'armée mexicaine, commandée par l'excellent général Ortega, qui barrait la route de Mexico.
 
Dans de telles conditions, pouvait-on espérer déboulonner la république mexicaine, aussi caricaturale qu'elle pût paraître ? Forey jugea l'affaire suffisamment compliquée pour prendre tout son temps, au grand énervement de ses troupes qui battaient la semelle dans l'inconfort, les privations et surtout l'ennui, ce terrible ennemi du soldat. Beaucoup d'officiers grondaient : dans quelle aventure leur Empereur les avait-il lancés ? Et après avoir été victime de l'emportement de Lorencez, allait-on devoir subir l'indécision de Forey ?
 
En novembre 1862, le général en chef mit en place une force de contre-guérilla – confiée au fameux colonel Dupin – pour assurer la sécurité de ses arrières. Enfin, début mars 1863, il fit prendre à ses troupes la route de Puebla, qu'il avait décidé de conquérir méthodiquement par le moyen d'un siège en règle.  Pas question de rééditer l'erreur de Lorencez !
 
Malheureusement, si la précipitation, effectivement, n'était plus à l'ordre du jour, ce furent la lenteur, la confusion et les querelles de chefs qui la remplacèrent au sein de l'armée française.

Puebla et Camerone

Le 12 mars 1863, l'armée arriva devant Puebla, dont les fortifications avaient été rendues, depuis un an, plus formidables encore. La ville elle-même avait été transformée en place-forte, chaque pâté de maisons avait été barricadé, garni d'artillerie, de pièges et de défenses de toutes sortes. Il y avait là environ 20 000 hommes armés et 300 canons. Forey, en bon courtisan, aurait aimé prendre la ville le 16, date anniversaire du prince impérial. Ses deux divisionnaires, les généraux Douay et Bazaine, l'y engageaient, d'ailleurs, pour d'autres raisons, car ils craignaient, à la fois, une “guerre des rues”, pour laquelle leurs troupes, disaient-ils, n'étaient pas faites, et un enlisement de la campagne, ouverte depuis déjà trop longtemps. Forey suivit plutôt les recommandations du génie et de l'artillerie et opta pour un siège en règle, avec bombardements systématiques, établissement de parallèles et progression pas-à-pas. Les opérations furent rondement menées et, dès le 28 mars, les Français en s'emparant avec fougue du fort San-Javier , dit “le Pénitencier”, pénétrèrent dans Puebla. Il leur fallut, dès lors, entreprendre, de pâté de maisons en pâté de maisons, cette  longue et meurtrière “guerre des rues” que redoutaient les deux divisionnaires, et la combiner avec des opérations extérieures destinées à se ravitailler et à maintenir à l'écart l'armée de secours du général Comonfort.
 
La sécurité de la ligne de communication avec la Vera-Cruz était assurée, pour l'essentiel, par le « Bataillon nègre égyptien », une unité de 400 hommes “prêtée” par le vice-roi d'Égypte, la contre-guérilla du colonel Dupin et les quatre bataillons du Régiment étranger. C'est sur cette voie stratégique harcelée par l'ennemi, dans le village de Camaron – devenu Camerone – que la 3e compagnie du 1er bataillon de ce régiment, forte de 65 légionnaires et officiers, fut exterminée par les réguliers du colonel mexicain Milan, le 30 avril, à l'issue d'une résistance exemplaire (1).
 
À l'intérieur de Puebla, la progression se révéla aléatoire, coûteuse et exaspérante, au point que les généraux en vinrent à s'opposer violemment lors de conseils de guerre mémorables. On passa même très près d'une provocation en duel. Heureusement, la situation se débloqua lorsque, le 8 mai, à l'occasion du combat de San Lorenzo, Bazaine fit la démonstration de ses talents, à la grande satisfaction de l'armée qui, profondément déçue par Forey, avait le plus grand besoin d'un héros à admirer. Ce jour-là, l'armée de secours conduite par le général Comonfort jusqu'aux abords de Puebla, fut attaquée par surprise, à l'issue d'une marche de nuit conduite par Bazaine en personne, lequel était devenu, à la faveur des durs combats d'Algérie, un expert en coups de main. Les Mexicains furent dispersés, leurs approvisionnements saisis et les débris de leurs unités rejetés en désordre vers Mexico. Pour Puebla, privée, dès lors, de tout espoir de ravitaillement et de renforts, l'affaire de San Lorenzo équivalait à une condamnation.
 
Le 15 mai, avec l'approbation de Forey, le général Ortega fit sortir de la ville tous les non-combattants. Le lendemain, grâce à l'insistance –?là encore – de Bazaine, qui réussit à faire prévaloir ses vues stratégiques, une brèche fut ouverte au flanc du Totimehuacan, un fort dont la prise devait entraîner ipso facto la prise de la ville. Dans la nuit du 16 au 17, les troupes d'assaut se massaient déjà dans les parallèles lorsque le général Ortega, après avoir licencié son armée, fit sauter ses dépôts, enclouer ses canons et détruire ses armes et ses équipements. Son chef d'état-major, le général Mendoza, vint remettre à Forey son offre de capitulation. C'était donc, pour les Français, après deux mois d'efforts inouïs, une victoire, certes, mais une victoire amère : les combats avaient été d'une rare sauvagerie, la ville – splendide – avait été ravagée, les pertes avaient été lourdes dans leurs rangs et la discorde s'était définitivement installée entre leurs grands chefs. C'était une hypothèque supplémentaire sur l'avenir.
 
Et puis, la détermination des défenseurs avait encore avivé chez les Français le sentiment qu'ils étaient venus faire la guerre à un peuple et non pas, comme on le leur avait dit, à une faction illégitimement installée au pouvoir. Alors qu'ils avaient partout combattu, en Orient comme en Italie, pour la liberté et les grands principes de la Révolution, venaient-ils donc combattre au Mexique pour rejeter un peuple – qui s'en était libéré – dans les fers de l'aristocratie et la soumission à l'Église ? En quoi cette victoire était-elle vraiment la leur ? Pouvaient-ils accepter de se faire les fourriers d'un pouvoir d'ancien régime, aristocratique et clérical, en complète contradiction avec leurs traditions et leur propre nature de bonapartistes, de républicains ou de libres penseurs ? Les propos de bivouac (rapportés par de nombreux ouvrages de Mémoires et de Souvenirs) reflétaient un trouble de plus en plus profond.
 
Douter de sa mission, jusqu'à douter d'elle-même, quoi de pire pour une armée ?

L’irréparable bourde du général Forey

Entre Puebla et Mexico, il n'y avait plus rien ni personne pour s'opposer à l'avance des Français. Le président Juarez quitta donc sa capitale et se retira vers le Nord, escorté de ce qui lui restait de troupes régulières, emportant avec lui les dossiers de l'État et les derniers fonds disponibles. Il avait solennellement déclaré qu'il ne capitulerait jamais, qu'il soulèverait tout le pays contre les envahisseurs et qu'avec l'aide des États-Unis – toujours empêtrés, malheureusement pour lui, dans leur guerre civile – il rejetterait un jour les Français à la mer. « Je reviendrai ! » proclama-t-il.
 
Ce n'était pas là une réaction d'homme médiocre. Mais pour Forey, Saligny, et les émigrés de retour au pays, il ne s'agissait que de bravade et de mots?: que les Français se réfèrent donc plutôt à l'accueil triomphal que les habitants de Mexico leur ont réservé lors de leur entrée solennelle dans la capitale, le 10 juin ! Population grouillante et bon enfant, acclamations, applaudissement, cris d'allégresse, arcs de triomphe et pétales de roses, rubans, drapeaux et jolies dames au balcon parées de leurs plus beaux atours… N'y avait-il pas de quoi s'y tromper ? Et que dire du Te Deum à la cathédrale, ou du bal fastueux, à l'occasion duquel nombre de belles dames mexicaines “fraternisèrent” avec de fringants officiers français.

Ce fut au point que le général Forey (cet « âne de Forey » comme l'appelait le colonel Dupin)  tout infatué de lui-même, osa écrire à Napoléon III – et ce détail reste significatif de sa faiblesse d'esprit – que l'accueil réservé aux Français avait été « sans égal dans l'Histoire ». Avait-il donc oublié celui réservé à l'Empereur lui-même, lors de son entrée à Milan, pendant l'été 1859 ?

Il aurait fallu se livrer à une analyse plus fine de l'événement, mais le général (bientôt maréchal) encensé par les émigrés et par un clergé redevenu tout-puissant grâce à lui, du jour au lendemain, était bien le dernier à se poser des questions. Qui trouvait-on, pourtant, au sein de ces foules apparemment délirantes ?  Certes, un grand nombre de conservateurs, de royalistes, qui relevaient fièrement la tête après le piteux départ du gouvernement républicain. Ceux de Mexico mêlés à ceux qui étaient accourus de partout à l'approche des Français. Certes, beaucoup de pauvres Indiens auxquels on avait donné une pièce de monnaie pour qu'ils viennent agiter guirlandes et couronnes de feuillages sur le passage du général en chef ; des brigades d'acclamation qui auraient finalement, aux dires de plusieurs témoins, émargé… aux caisses de l'armée française.
 
Mais il y avait là aussi, et surtout, toutes les classes d'une population qui souffrait depuis trop longtemps des exactions et des abus des uns comme des autres, et qui n'espérait, du bouleversement qui s'accomplissait sous leurs yeux ébahis, qu'une amélioration, aussi petite soit-elle, de son sort. Qu'importait qu'elle vînt des conservateurs, des républicains ou des Français ?
 
Il ne fallait pas davantage oublier les simples curieux, les amateurs de musique militaire et de beaux uniformes, que l'on retrouve nombreux au coeur des foules de toutes nationalités. De là à faire de tous ces gens d'ardents monarchistes acclamant leurs libérateurs…

Et puis, les soldats de Forey, bronzés, disciplinés et rigolards, ne faisaient peur à personne: les Français n'étaient-ils pas, partout dans le monde, les champions des peuples, de la liberté et de la justice?

Tous ces pauvres gens auraient été fort dépités de savoir qu'à Forey lui-même, en revanche, il importait peu que les conservateurs et les prêtres, ivres de vengeance, soient bien décidés à se livrer aussitôt à la réaction la plus violente et à ramener le pays, au double point de vue politique et religieux, au Moyen Âge. Ce qui lui importait, à lui, alourdi par ses cinquante-huit ans, sa charge de sénateur – depuis 1859 – et le goût prononcé des honneurs, c'était le bâton de maréchal, qu'il avait la plus grande hâte de recevoir avant de rentrer en France jouir paisiblement de ses lauriers, loin de tous les « sauvages » qui l'entouraient et l'agaçaient  profondément.
 
Ce qui lui importait, c'était, en bon courtisan, d'aller au-devant de ce qu'il croyait être les désirs de son empereur. C'était, par vulgaire paresse intellectuelle, de laisser les mains libres aux Almonte, Saligny et autres notables mexicains remis en selle par ses soins, dont les voeux, se plaisait-il à penser sans chercher plus loin, devaient concorder avec ceux de Napoléon III.

D'accord avec eux, il désigna donc une junte de 35 membres ultraréactionnaires – dont
34 résidaient à Mexico. Il les laissa  s'adjoindre 215 autres notables puis réunir, le 8 juillet, cette assemblée prétendument “nationale” qu'il coprésida, aux côtés de Dubois de Saligny, avec des allures de dieu de l'Olympe. Deux jours plus tard, celle-ci adopta, sans surprise, une constitution monarchique et offrit benoîtement à l'archiduc Maximilien d'Autriche le trône de l'empire du Mexique. C'était une pantalonnade ! Le choix de leur régime, que l'Empereur des Français voulait impérativement laisser – ou donner l'impression de laisser – aux Mexicains, avait été purement et simplement escamoté. Du coup, toutes les subtilités, toutes les (savantes) manoeuvres de Napoléon III étaient jetées bas ! Comble de sottise : l'Assemblée déclara que, si l'archiduc n'acceptait pas la couronne, elle s'en remettrait à l'Empereur des Français du soin de lui désigner le « prince catholique » qui lui plairait?! C'était faire de Napoléon III un faiseur de roi ! Et, de surcroît, sur ce continent américain, qui agitait sous le nez de l'Empereur, depuis le début de l'affaire mexicaine, les principes de la doctrine de Monroë, que l'on pouvait résumer en une courte phrase : jamais plus d'intervention européenne dans les affaires du continent américain !

La France se trouvait engagée dans une voie sans issue.
 
Le projet mexicain, que le ministre Rouher qualifierait, en janvier 1864, à la tribune du Corps législatif, de « grande pensée du règne », fut condamné ce jour-là, dès lors qu'aucune des pressantes recommandations faites à Forey n'avait été suivie. L'Empereur aurait voulu laisser ouvert l'éventail des possibles, et, dans cet éventail, Maximilien n'était sans doute, au fond, qu'une option. L'archiduc pouvait fort bien, à ses yeux, n'incarner qu'un moment de l'ensemble du projet. D'ailleurs, comme le souverain réalisait que les choses étaient très différentes de ce qu'on lui avait fait croire, ce qu'il avait formellement et instamment demandé à ses représentants sur place, ce n'était plus d'asseoir Maximilien de Habsbourg sur le trône du Mexique. C'était de mettre en place un pouvoir composé des « hommes les plus honorables », les plus ouverts, les mieux à même de fédérer toutes les bonnes volontés, et il trouvait même légitime d'aller jusqu'à les chercher dans les rangs du camp adverse.

Au fond, peu importait à l'Empereur la forme qu'aurait adoptée le nouveau pouvoir, pourvu qu'il fût de nature plutôt libérale et étroitement associé à la France : un empire ? Cette formule aurait certes été la plus appropriée, ne serait-ce que parce qu'elle aurait facilité les rapports entre les deux pays. Mais une république modérée aurait tout aussi bien fait son affaire. Ce qui lui tenait à coeur,  c'était que le nouveau pouvoir mexicain fît preuve de capacité, de stabilité et du plus haut degré possible de coopération avec la France.
Mais où, quand et à qui avait-il clairement dit cela?

Du coup, son ministre des Affaires étrangères, Drouyn de Lhuys, son ambassadeur à Mexico, Dubois de Saligny, son « délégué au Mexique?», Juan Almonte, son commandant en chef au Mexique, Elie-Frédéric Forey, entendaient-ils et parlaient-ils eux-mêmes le même langage?
 

Encadré : La créance Jecker

Contrairement à ce que prétendent les tenants de la « légende noire » du Second Empire, l'affaire dite des « bons Jecker » ou de la « créance Jecker », n'a occupé qu'une place très secondaire dans l'affaire du Mexique et n'a vraisemblablement joué aucun rôle dans son déclenchement. De quoi s'agissait-il?
 
Pendant l'été 1859, un banquier suisse nommé Jean-Baptiste Jecker, ayant pignon sur rue à Mexico, avait signé un contrat avec le président de l'époque, le général Miramon. Afin de l'aider à financer la guerre civile que celui-ci menait contre le républicain Benito Juarez, Jecker accepta de garantir par des bons un emprunt de 75 millions de francs que le gouvernement s'apprêtait à lancer. Il s'agissait, en fait, de convertir les anciens bons de la dette intérieure qui étaient tombés à 3 % de leur valeur nominale, et que Jecker échangeait à leurs propriétaires contre de nouveaux bons, moyennant une soulte de 25 % en numéraire à son profit. Il garantissait aux détenteurs de bons un intérêt de 3 % par an – soit 15 % en tout – et reverserait 10 % restants au gouvernement à la fin de l'opération. Mais, au mois de mai 1860, victime indirecte de la guerre civile, la banque Jecker fit faillite. Et à la fin de l'année, ce fut Juarez qui gagna la guerre. Jecker, qui n'avait alors placé qu'une faible quantité de ses bons, n'avait encore versé au Trésor mexicain que 7 millions, mais, s'en tenant à la lettre du contrat qui le liait au gouvernement – et avec une forte dose de mauvaise foi – il s'en estima créancier à hauteur de 75 millions.
 
Dès lors, il n'eut de cesse d'obtenir des autorités françaises qu'elles ajoutent sa créance à celles, de diverses origines, dont Paris réclamait à Mexico le remboursement, car c'était le seul moyen pour lui de conserver à cet « actif » toute sa valeur. Après tout, si Jecker était suisse, tous les administrateurs de la banque étaient français, et, pour la plupart, bordelais. Il y parvint en intéressant (il n'y a aucun doute là-dessus, même si les preuves manquent) Dubois de Saligny et, surtout, le duc de Morny, auquel Saligny devait, d'ailleurs, sa nomination à Mexico.
 
L'affaire n'était pas propre, certes, mais il est quasi-certain qu'elle n'a en rien influé sur la politique ni sur les décisions de l'Empereur. D'abord, parce qu'on imagine très mal une intervention de Morny auprès de lui à propos d'une question d'argent : l'Empereur n'était pas un homme d'argent. Ensuite, parce que personne n'avait réellement d'influence sur le Napoléon III de ces années-là.
 

Encadré : Raousset-Boulbon, un aventurier précurseur

Le comte Gaston de Raousset-Boulbon, né en 1817 à Avignon, est une belle figure d'aventurier, comparable à l'Américain Walker, qui “chassait”, à la même époque, sur le même terrain que lui : les régimes fragiles de l'Amérique centrale. Tous deux finirent d'ailleurs de la même façon : devant un peloton d'exécution. Raousset-Boulbon était l'un des 6 000 Français qui vivaient, en 1851, à San Francisco, où lui-même, intellectuel cultivé, avait émigré après avoir manqué d'être élu à la Chambre, en 1849.

Financé par la banque franco-mexicaine Jecker-Torre, fort de diverses complicités et d'un accord avec le président Arista, il tenta de s'emparer, à la tête de 200 hommes bien armés, d'une concession minière dans l'État de Sonora, au nord-est du Mexique. Il débarqua à Gaymas, en juin 1852, il s'installa à Hermosillo. Mais le gouverneur du Sonora, entré en négociations avec lui, imposa des conditions qu'il refusa d'accepter, ce qui l'amena à combattre les soldats du général Blanco. Sa troupe était peu nombreuse et, la situation étant vite devenue intenable, l'aventurier dut se replier sur San Francisco.

En 1854, toujours financé par Jean-Baptiste Jecker, Raousset-Boulbon renouvela sa tentative. Il occupa Gaymas, le 24 juin, avec 350 hommes. Mais, cette fois, il dut faire face au général Yanes, dont les troupes possédaient deux canons, énorme avantage dans la perspective d'un combat de rues. Sans surprise, les Français furent battus et, le 13 juillet, le comte dut se rendre. Malheureusement pour lui, le général Blanco, qui n'avait pas oublié l'humiliation que lui avait fait subir le Français en lui tenant longtemps la dragée haute, deux ans plus tôt, était devenu entretemps ministre de la Guerre d'un nouveau président, le général Santa-Ana. Le Mexicain, sans états d'âme, fit fusiller le Français le 14 août 1854. Ses hommes furent, quant à eux, rapatriés à la Martinique. Dix ans plus tard, en 1864, c'est en vain que Napoléon III sollicitera de Maximilien le droit d'exploiter les mines d'argent du Sonora. Se voulant plus mexicain que les Mexicains, Maximilien le lui refusera obstinément. C'eût été, pourtant, un bon moyen pour lui de s'acquitter de ses dettes envers la France. Il reste que l'aventure de Raouset-Boulbon accrédita l'idée que le Mexique était à prendre.

Encadré : Le maréchal Forey

 Élie-Frédéric Forey est né à Paris, le 10 janvier 1804. Vingt ans plus tard, il sort de l'École militaire spéciale de Saint-Cyr avec son brevet de sous-lieutenant. Il entame alors, dans l'infanterie, une carrière militaire dont le grand dictionnaire écrit qu'elle « n'a jamais brillé d'un grand éclat ». Officier “africain”, il sert, pour l'essentiel, en Algérie où, blessé à plusieurs reprises, il devient lieutenant en 1830, lieutenant-colonel en 1842, colonel en 1844 et général de brigade en 1848. Avec ses collègues Espinasse et Canrobert, il se fait artisan actif du coup d'État du 2 décembre 1851; ce qui fait de lui, pour les uns un « général de cour », pour les autres un « général de coup d'État », ainsi que le qualifiera Pierre de la Gorce dans sa célébrissime “Histoire du Second Empire”. En récompense de ses bons et loyaux services ce jour-là, il est promu général de division. Un coup d'éclat vient opportunément couronner sa carrière, en 1859, pendant la guerre d'Italie : il gagne, en effet, contre les Autrichiens le combat de Montebello di Casteggio, et sa réputation s'en trouve faite.
 
Pourtant, l'homme n'a rien du héros en uniforme : lourd, lent, influençable et hésitant, il se montre, de surcroît, généralement sévère et hautain. Officiers et soldats sous ses ordres ne l'apprécient guère et ne l'aiment pas. En Crimée, alors qu'il quitte, pour rentrer en France, le secteur du siège de Sébastopol qui lui avait été affecté, Bazaine, qui va le remplacer, s'amuse d'entendre les soldats fredonner sur son passage : « Bon voyage, Monsieur Dumollet » et ne peut s'empêcher de lui lancer : « Dites donc, on dirait qu'ils ne vous aiment pas beaucoup ! »

Au Mexique, le ressentiment contre lui est à peu près général et c'est avec joie que l'armée apprend, en juillet 1863, son remplacement par Bazaine. Forey gênera beaucoup les débuts de celui-ci en renâclant à se rembarquer et en prétendant continuer à recevoir lui-même les courriers destinés au « général en chef au Mexique ». Bazaine, par déférence, ne prendra pas d'initiative avant qu'il ne parte enfin, de lui-même, au mois de novembre. Mais la première campagne de l'intérieur se ressentira des quatre mois d'inactivité forcée pendant lesquels l'ennemi aura pu se renforcer et se réorganiser.
 
Forey, en aidant le parti réactionnaire à imposer aux Mexicains un système monarchique alors que Napoléon III avait déjà pris conscience des réalités locales – porte une très lourde responsabilité dans l'échec de l'entreprise mexicaine.
 
Victime d'une congestion cérébrale, il quitte l'armée en 1869, avant de mourir en 1872.

Cet article est publié avec l'aimable autorisation de Napoléon III. Le magazine du Second d'Empire et de l'auteur.
 
 
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Cet article fait partie du dossier thématique sur la Campagne du Mexique (1861-1867).

Notes

(1)  Voir Napoléon III n°4, pp. 50-57.
Titre de revue :
Napoléon III. Le magazine du Second Empire
Numéro de la revue :
9
Numéro de page :
16-22
Mois de publication :
Janv-mars
Année de publication :
2010
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