Les ingénieurs géographes. La science au service de l’Empire

Auteur(s) : BRUN Jean-François
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Dès le XVIIe siècle apparaît le souci de mathématiser au mieux l’espace. Colbert, désireux d’administrer plus efficacement le territoire, chargea l’Académie des sciences de mettre au point des méthodes cartographiques sûres. Avec l’arrivée de Bonaparte au pouvoir en 1799, les méthodes de cartographie et la collecte des informations prirent de l’ampleur et gagnèrent en méthodologie. L’action des ingénieurs géographes s’intégra alors dans le large mouvement marqué également par le développement de la statistique, la confection du cadastre ou encore le développement des recensements en tous genres.

Introduction

Tout processus de réflexion aboutissant à une prise de décision constitue à l’évidence une démarche rationnelle. Le point-clef réside néanmoins dans la qualité des informations permettant de construire le raisonnement.

En 1688, Louvois crée à cet effet le Dépôt de la Guerre, chargé de recueillir et de conserver les documents militairement utiles (cartes, mémoires géographiques sur diverses régions européennes, correspondances de généraux). Cela revient à mettre à la disposition de Versailles une banque de données utilisable dès lors que le roi (et son conseil) doivent traiter d’un problème stratégique. Les progrès scientifiques du XVIIIe siècle ensuite permettent de nourrir et d’améliorer cette création purement administrative, l’accroissement de la technicité entraînant le recrutement d’un personnel de plus en plus spécialisé.

La cartographie devient scientifique

Représenter un espace (notamment en cas de campagne militaire) demeure un élément fondamental de la prise de décision politique. De ce point de vue, la «mathématisation du monde », intervenue en Europe occidentale au XVIIe siècle (pensons simplement à Pascal, Fermat ou Newton et notamment aux travaux sur les probabilités des deux premiers) se décline aussi dans le domaine cartographique proprement dit.

Désireux d’administrer avec davantage d’efficacité le royaume, Colbert s’efforce en 1663 de réunir les diverses cartes de la France ou de ses provinces. Mais le corpus s’avère à la fois incomplet et entaché d’imprécisions. L’Académie des sciences, créée dès 1666, reçoit donc, entre autres missions, la responsabilité de mettre au point des méthodes cartographiques sûres, inspirées des nouveaux procédés fondés sur la triangulation. Puis, de 1667 à 1672, Colbert (toujours) fait construire l’Observatoire de Paris, qui permettra de déterminer le méridien de Paris, référence du système français (1).

Carte de France / Corrigée par ordre du Roy sur les observations de Mss. de l'Académie des Sciences <br>© Bnf Gallica
Carte de France avec le méridien de Paris / Corrigée par ordre du Roy sur les observations de Mss. de l’Académie des Sciences
© Bnf Gallica

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L’Académie des sciences supervise la confection du canevas géométrique de la France. Cela revient à définir des triangles et des points de référence permettant d’assembler de façon cohérente les cartes levées par les géographes officiels ou privés. Dès 1670 d’ailleurs, l’abbé Picard avait fondé la géodésie française en définissant la longueur exacte (57 060 toises) du degré du méridien terrestre. Les Cassini poursuivent son oeuvre sous la tutelle scientifique de l’Académie, aboutissant en 1744 à la triangulation générale de la France. Louis XV décide alors, le 7 juillet 1747, de réaliser de façon scientifique (« géométrique ») la carte de son royaume, ce qui suppose de compléter la triangulation principale par des triangles et des points géodésiques secondaires, de recruter le personnel nécessaire aux levés topographiques et les graveurs qui réaliseront les matrices à partir desquelles seront imprimées les cartes. En dépit de problèmes financiers réels, cette gigantesque entreprise est menée à bien, au point qu’en 1789, les levés sont totalement achevés. Les cartes (au 1/86400e) de la majeure partie du royaume sont disponibles dans le public tandis qu’il reste seulement à graver les feuilles concernant la Bretagne.

L’on possède désormais un document indiquant précisément la distance et la position relative des objets géographiques (montagnes, cours d’eau, routes principales, villes et villages) les uns par rapport aux autre. En revanche, le rendu du relief demeure plus que sommaire. Les hachures dans le sens de la plus grande pente ont bien remplacé la perspective cavalière ou semi-cavalière du XVIIe, mais aucune règle ne préside encore à leur utilisation. Elles demeurent donc seulement une indication des principaux mouvements de terrain sans réelle exactitude.

 

Carte géométrique de France au 1/86 400, dite de Cassini ou de l'Académie <br>© BnF Gallica
Carte géométrique de France au 1/86 400, dite de Cassini ou de l’Académie
© BnF Gallica

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Parallèlement, l’État s’est doté du personnel nécessaire. Dès le règne de Louis XIV, des travaux extrêmement précis sont réalisés par les « ingénieurs des camps et armées du roi », dont l’existence en tant que corps est institutionnalisée en 1696. Sous les ordres de Vauban, ils établissent le plan des forteresses et de leurs abords immédiats, développant à cette occasion des techniques topographiques rationnelles où la maîtrise de la trigonométrie s’avère aussi importante que le coup d’oeil et l’expérience. Les plans reliefs sont quant à eux à la fois une représentation en trois dimensions à l’usage des néophytes, mais aussi de véritables outils pédagogiques utilisés dans la simulation d’attaques et de défenses de places, jusqu’à ce que les progrès dans les cartes permettent de se référer avant tout à ces dernières, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

La fusion de cette cartographie appliquée et des acquis de la démarche purement scientifique s’opère dans les premières décennies du XVIIIe siècle, qui voit également la spécialisation et la militarisation des ingénieurs des camps. Dès le début, une partie de ces derniers avait été plus particulièrement employée à réaliser les plans précis de batailles déjà livrées ou, en temps de guerre, des levés topographiques à partir de reconnaissances, afin de donner au général en chef les moyens de raisonner ses mouvements. Leur spécificité les amène finalement à prendre, en 1726, le titre « d’ingénieurs géographes des camps et armées du Roi ». Dotés en 1744 d’un uniforme, ils sont alors rattachés au Dépôt de la Guerre, cette affectation les séparant de fait des autres ingénieurs des camps qui sont, de leur côté, progressivement militarisés et intégrés à l’arme du Génie (créée officiellement en 1756) avant de devenir en 1776 « officiers du corps royal du Génie ». Issus de la prestigieuse école de Mézières (organisée en 1748, un an après celle des Ponts et Chaussées), scientifiquement sur un pied d’égalité avec les officiers d’artillerie, ils constituent un corps d’ingénieurs militaires spécialisés dans les questions touchant à la fortification, mais possèdent également un bagage topographique extrêmement solide qui leur permet de lever les plans des forteresses et de leurs abords avec une précision et une maîtrise égales à celles des ingénieurs géographes.

La guerre de Sept Ans (1756-1763) achève de redéfinir les missions dévolues aux ingénieurs géographes, tenus pour des experts de la topographie scientifique susceptibles de seconder les généraux sur le théâtre des opérations. Leur groupe restreint (ils sont 29 en 1769), commandé de 1758 à 1772 par Jean-Baptiste Berthier (père d’Alexandre, futur major général de la Grande Armée !), se renforce par l’intégration d’un certain nombre de spécialistes, jeunes et maîtrisant la topographie car la plupart ont travaillé avec Cassini ou sortent de l’École des Ponts et Chaussées. Pourvus d’un grade d’officier en 1769, rattachés au Génie en 1776, ils redeviennent l’année suivante ingénieurs géographes et sont partagés entre la direction du Génie et le Dépôt de la Guerre. La période de paix, de 1763 à 1792 (hormis la guerre d’Amérique, à laquelle participent quelques-uns d’entre eux, dont Alexandre Berthier) les amène à exercer leurs talents sur le territoire national. Ils lèvent ainsi, de 1772 à 1785, la carte des côtes du royaume, couchant sur le papier les défenses existantes et rédigeant des mémoires sur les pays traversés, ce qui les transforme en quelque sorte en spécialistes du paysage et de ses ressources, puisque leurs travaux autorisent un raisonnement prospectif (comme ceux de leurs confrères des Ponts et Chaussées).

Carte des côtes maritimes du royaume avec une partie de celles d'Angleterre qui forme la Manche / par M. Rizzi Zannoni <br>© Bnf Gallica
Carte des côtes maritimes du royaume avec une partie de celles d’Angleterre qui forme la Manche / par M. Rizzi Zannoni
© Bnf Gallica

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Bref, dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’approche cartographique raisonnée du royaume de France se développe selon des thématiques diverses, parallèlement aux grands voyages d’exploration (Cook et le Pacifique sud, mais également La Pérouse, qui quitte le royaume au crépuscule de l’Ancien Régime). L’activité scientifique ne se cantonne d’ailleurs pas aux institutions que sont l’Académie des Sciences ou l’école de Mézières. On relève en effet, parallèlement, l’existence de petits laboratoires topographiques sur le territoire, qui réalisent eux aussi des cartes selon les normes les plus modernes. Celui de Grenoble est animé par Bourcet, officier d’artillerie et promoteur de conceptions nouvelles pour son arme (qui inspireront Bonaparte). Celui de Bitche est quant à lui sous la direction de l’abbé Chappe (qui offrira quelques années plus tard, aux assemblées révolutionnaires, son télégraphe optique).

On ne peut toutefois découpler cette approche spatiale reposant sur des bases mathématiques des progrès intervenus dans d’autres domaines. Outre le développement de la physique et de la chimie, le XVIIIe siècle a vu en effet la construction des premières tables de mortalité, qui mettent en lumière le rôle prévisionnel des statistiques, tandis que Condorcet et Laplace travaillent, à partir de 1770, sur une problématique essentielle, l’estimation des probabilités, c’est-à-dire d’outils intellectuels destinés à favoriser la rationalité des processus décisionnels.

Un outil stratégique : le Dépôt de la Guerre

La Révolution, dont le fondement philosophique réside dans la raison propre aux Lumières, poursuit bien évidemment l’approfondissement du référent scientifique en définissant une unité de mesure nouvelle, objective en ce sens qu’elle est calculée à partir du méridien terrestre, le « mètre », qui va désormais s’imposer dans les calculs et les textes officiels, avant d’être communément utilisé dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Les guerres et la nécessité de donner le maximum de moyens aux décideurs politiques suscitent un certain nombre de changements dans le petit monde des ingénieurs géographes. En 1791, le Dépôt des fortifications devient autonome. Toutes les questions concernant les places fortes (notamment leur construction et leur entretien) sont désormais du ressort du comité du Génie dont il dépend. De son côté, le Dépôt de la Guerre conserve sa dimension de banque de données stratégiques. Le règlement du 25 avril 1792 lui fait en effet obligation de conserver la correspondance des généraux et des ministres pendant les guerres, les renseignements sur les mouvements des armées, les cartes de France et des pays étrangers. Le cadre de sa mission est également redéfini avec précision. Il doit fournir tous les éléments nécessaires à l’élaboration des plans de campagne, signaler les travaux topographiques à exécuter sur les frontières, mais aussi étudier les projets de création de routes et de canaux au point de vue militaire.

Au cours des années suivantes, un certain nombre de décisions développent cette logique. Dès 1793, Carnot avait mis sur pied, à partir du Dépôt, un bureau topographique aux ordres directs des instances gouvernementales, qui est finalement intégré au Dépôt en 1797. De même, en 1794, avait été organisé un atelier de gravure (renforçant le pôle de production des cartes) tandis que la création, en 1798, de la bibliothèque du Dépôt (qui conserve les ouvrages imprimés tout autant que les rapports de reconnaissance manuscrits) permet de bien distinguer, au sein de l’institution, les activités proprement cartographiques (2) de la fonction documentaire.

Parallèlement, le corps des ingénieurs géographes est officiellement supprimé en 1791. Mais ces derniers, tenus pour indispensables, sont rétablis dans leurs fonctions l’année suivante en tant qu’employés civils du ministère de la Guerre (ils sont alors 36). De ce point de vue, l’année 1793 marque une certaine militarisation, avec la création de grades donnés par analogie avec les grades militaires et l’emploi de géographes dans les armées en campagne (3), tandis qu’un arrêté du 13 mai 1795 crée les bureaux topographiques des armées. Les circonstances amènent en fait les spécialistes à passer du monde civil au monde militaire ou à travailler de concert. L’exemple de la campagne d’Égypte demeure extrêmement significatif à cet égard. Sous la direction d’un sous-directeur des Ponts et Chaussées, Pierre-Simon Girard, une équipe d’ingénieurs des Ponts, d’officiers du Génie et d’ingénieurs géographes dresse les plans d’Alexandrie et de la côte environnante.*

Finalement, le 13 prairial an VII (1er juin 1799), lorsque la composition du personnel du Dépôt est redéfinie, les ingénieurs, qualifiés bientôt de « topographes militaires », sont maintenus en service.

Brumaire porte au pouvoir un dirigeant à la culture scientifique incontestable, qui recourt aux moyens les plus modernes. Dès le mois d’avril 1801, le Premier consul ordonne de créer un bureau de la statistique, rattaché au ministère de l’Intérieur (qui deviendra bureau des informations administratives et de la statistique en 1807, avant de disparaître en 1812). Mais cet organisme remplit avant tout un rôle de collecte d’informations diverses, et ne se livre pas à des études prospectives. Parallèlement, tenant l’analyse géographique et topographique pour un facteur décisionnel incontournable (4), Napoléon Bonaparte table comme ses prédécesseurs sur les capacités du ministère des Relations extérieures (des Affaires étrangères) pour lui fournir des renseignements d’ordre politique (voire économique, statistique ou militaire) concernant les autres puissances européennes, mais confie au Dépôt de la Guerre le soin de lui procurer l’éventail de cartes dont il a besoin pour gouverner.

La première mesure concrète a trait à une réorganisation du Dépôt. Le projet de décret du 15 nivôse an XI (5 janvier 1803) réaffirme clairement sa double mission antérieure : « Article III. Le Dépôt de la Guerre fait partie des attributions du ministre de la Guerre : il est destiné à recueillir et conserver tous les matériaux utiles pour l’histoire et la topographie et pour les progrès de l’art militaire. / Article IV. Le Dépôt général de la Guerre sera, pour ses travaux, divisé en section historique et section topographique ; il aura de plus un bureau de secrétariat pour sa correspondance, sa comptabilité et son administration intérieure. / Article V. La section historique s’occupera de recueillir et de classer tous les mémoires, journaux, correspondance et autres matériaux propres à former un corps d’histoire complète des guerres nationales ou étrangères. / Article VI. La section topographique sera chargée de la construction, du perfectionnement et des copies des cartes manuscrites ou gravées pour compléter et conserver la collection des meilleurs ouvrages topographiques sur tous les pays, et celle des mémoires descriptifs qui s’y rapportent. »

Commandé par un officier général en activité (ce qui évite d’en faire une sinécure pour retraités), comportant, outre les ingénieurs géographes un certain nombre d’employés (27 en l’an XI), secrétaires, bibliothécaires, dessinateurs ou graveurs, le Dépôt, aux termes du rapport lié au projet de l’an XI, doit remplir des tâches précises : « Il faut, dans l’intérieur du dépôt, des géographes, des dessinateurs et des graveurs pour juger, classer, copier et utiliser pour le service du gouvernement et pour l’instruction commune les matériaux topographiques. Il faut aussi des officiers instruits de la théorie et de la pratique des diverses parties de l’art de la guerre, et quelques rédacteurs hommes de lettres, pour élaborer les correspondances, les bulletins, les mémoires, pour bien apprécier tout ce qui a été écrit sur la guerre nationale et étrangère, et recueillir ce qu’il y a d’utile, pour le tenir à la disposition du gouvernement, et le conserver pour la postérité. »

En 1802, par ailleurs, présidée par le directeur du Dépôt, une commission réfléchit sur l’uniformisation et la simplification des signes et conventions cartographiques en usage. Elle fixe une gamme des échelles, recommande de mentionner les altitudes par des cotes calculées par rapport au niveau de la mer (ce qui est la pratique des plans nivelés) et suggère d’exprimer le relief au moyen des lignes de plus grande pente, dont l’effet peut être rehaussé par des teintes au lavis ou des hachures, l’éclairement venant toujours du coin supérieur gauche de la carte, rejetant là définitivement la perspective cavalière ou semi-cavalière (5) .

Une production scientifique importante

Concrètement, l’activité topographique du Dépôt consiste à acheter toutes les cartes possibles à l’étranger et à les redessiner éventuellement selon une échelle commune pour en tirer un document global. Ainsi, la carte de Bavière au 1/50000e est réduite au 1/300000e en 1805 pour faire suite à la carte générale de Souabe. Croquis et cartes de circonstance des diverses reconnaissances menées à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières sont également redessinés, intégrés à des cartes d’ensemble ou gravés et imprimés en tant que tirages spéciaux. Mais cette tâche dépasse en réalité la seule question de l’échelle, et donc de la représentation des distances, et s’avère parfois beaucoup plus complexe. Il faut en effet, dans certains territoires, déterminer matériellement des repères géodésiques permettant d’ajuster les cartes entre elles. En 1806, par exemple, l’ingénieur Chabrier définit des points dans le Wurtemberg, par rapport à la méridienne et à la perpendiculaire de Tübingen, ce qui permet ensuite au régime impérial d’intégrer les cartes de diverses petites régions (Pforzheim, Marbach, Heilbronn…) fournies par le Wurtemberg.

Dessein de la ville capitale royale de Bavière Innsbruck en Tirol... / par Jos. Zitterbergen, ... <br>© BnF Gallica
Dessein de la ville capitale royale de Bavière Innsbruck en Tirol… / par Jos. Zitterbergen, …
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Une partie des travaux est également archivée en vue d’opérations militaires éventuelles. Enfin, l’on crée des cartes générales ou thématiques. La Carte de l’Empire français (qui fait l’objet de trois éditions en 1804, 1807 et 1811), vendue au public à raison de 4 francs l’exemplaire, est typique de cet effort de représentation spatiale. Dès le début de l’ère napoléonienne, l’ingénieur Soulavie a été chargé de cette tâche. Il s’agissait alors de rédiger une nouvelle carte générale de France (destinée à remplacer la carte de Belleyme, utilisée faute de mieux sous le Consulat) pour composer le fond de toutes les cartes thématiques traitant de l’organisation administrative, politique ou militaire. Soulavie a donc établi sa nouvelle carte à partir d’un exemplaire de celle de Cassini, portant les limites de départements et d’arrondissements, qu’il a complétée par la carte du ministère de la Justice utilisée pour délimiter les justices de paix en l’an X.

Il fallait également, en 1800, prendre en compte les annexions révolutionnaires, ce qui supposait de prolonger la triangulation de Cassini puis de procéder à des levés topographiques précis. Cette oeuvre, qui se poursuit jusqu’à la fin de l’Empire, aboutit à des résultats concrets, quoique trop lents au gré de Napoléon : à l’automne 1813, 1245 lieues carrées ont été levées, tandis qu’il en reste seulement 370 à traiter. En l’an IX sont donc mis sur pied, pour réaliser les cartes de Souabe, de Bavière et des quatre départements réunis, des « bureaux topographiques ». Les ingénieurs qui les composent (et qui sont toujours en droit des employés civils hautement qualifiés) figurent sur les tableaux d’effectifs approuvés par le ministère de la Guerre avec assimilation (en termes de rang et de solde) à des grades militaires : un chef de bureau topographique équivaut ainsi à un chef de brigade (colonel), un chef de section à un chef de bataillon, un ingénieur de 1re classe à un capitaine, un ingénieur de 2e classe à un lieutenant, un ingénieur de 3e classe à un sous-lieutenant. Selon une logique identique, les ingénieurs employés au Dépôt de la Guerre sont portés quant à eux sur les états mensuels avec les titres de l’ancien corps des ingénieurs géographes.

L’ordonnance royale du 27 août 1814, fixant les soldes de retraite de l’armée française, au moment où la Première Restauration procède à une restructuration totale de l’outil militaire, se révèle particulièrement instructive. Elle prévoit en effet de compenser la lenteur de l’avancement des ingénieurs géographes en leur accordant (comme aux officiers d’artillerie et du génie, et pour les même raisons) la solde de retraite du grade immédiatement supérieur à celui détenu depuis au moins dix ans révolus. Elle précise même que l’on « continuera également de compter, pour moitié en sus, à titre de campagne, le temps passé sur le terrain dans l’intérieur par les ingénieurs géographes ». Ces derniers alternent en effet affectations dans l’Empire ou les États-satellites et participation aux opérations de guerre, car le besoin en couverture topographique s’avère identique dans les deux cas.

Plus globalement, au long du Consulat et de l’Empire, le Dépôt acquiert un statut scientifique incontestable, qui le rappoche de l’école de Mézières. Il possède en effet sa propre école de formation, qui donne en deux ans une véritable spécialité (6) à des élèves sortant de Polytechnique (7), ainsi que son journal, le Mémorial du Dépôt de la Guerre, qui constitue à partir de 1802 un recueil des travaux historiques, géographiques et scientifiques confiés à sa garde.

De plus, son activité débouche sur des réussites incontestables. Parmi les réalisations du Dépôt, on peut en effet citer, outre la relation des grandes batailles (Marengo, Austerlitz), la Carte topographique de l’Égypte au 1/100 000e (levée entre 1798 et 1801, accessible au grand public en 1818), la Carte topographique de l’ancienne Souabe au 1/100000e (levée à partir de l’an IX, accessible au grand public en 1818), la Carte topographique de l’archipel toscan au 1/50 000e (levée en 1802-1803, accessible au grand public en 1821). Mais l’on trouve également la Carte de la Russie européenne au 1/500 000e en 77 feuilles, publiée en 1812-1813 d’après une carte russe en 104 feuilles, ou encore la Carte du Tyrol au 1/150 000e, achevée en l’an IX, publiée en 1808, d’après la carte d’Anich et d’Hueber. Enfin, certains travaux ont fait l’objet d’éditions limitées, destinées exclusivement à Napoléon. C’est le cas de la Carte de l’Empereur au 1/100000e en 420 feuilles, couvrant l’Europe, ou encore de l’Atlas administratif de l’Empire français (56 cartes thématiques composant en 1812 un exemplaire unique à partir de la Carte de l’Empire français).

Il convient toutefois de préciser que les limites matérielles ont empêché la réalisation d’une cartographie multiscalaire cohérente de la France. Le cadastre parcellaire, institué en 1807, permettait de remplacer, dans le calcul de la contribution foncière, le principe de répartition par celui de quotité, afin de répondre au dogme de l’égalité devant l’impôt proclamé par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Or, sa confection suppose des levés topographiques extrêmement précis qui auraient pu être ajustés sur la triangulation générale héritée de Cassini. Cette possibilité, évoquée à ce moment-là aux plus hauts niveaux de l’État, a finalement été écartée, au motif de la complexité technique de l’opération, qui aurait accru dépenses et délais passé à côté d’une occasion unique de créer un ensemble cartographique complet, à très grandes et très petites échelles, susceptible, sous forme papier, de préfigurer avec près de deux siècles d’avance les SIG (système d’information géographique) que les ressources informatiques ont permis de développer depuis quelques années.

Les ingénieurs aux armées

Général de la Révolution (affecté un temps au service topographique, lors de sa « traversée du désert », entre la gloire de Toulon et le retour de Vendémiaire), Premier consul ou Empereur, Napoléon met en pratique les solides notions cartographiques acquises au long de sa formation d’officier d’artillerie d’Ancien Régime. Il bâtit de ce fait ses manœuvres à partir des données géographiques et des informations (y compris statistiques) dont il dispose. Confrontant les propriétés physiques du théâtre et du terrain (qui conditionne la praticabilité et les facilités de déplacement), la géographie politique (qui prend notamment en compte la barrière des frontières mais également l’attachement plus ou moins profond des populations à leur gouvernement) et enfin la géographie économique (à une époque où les contraintes logistiques imposent un nécessaire recours aux ressources locales), il établit une idée de manœuvre de laquelle découlent les principales dispositions de son plan initial. Ainsi, en 1805, disposant d’une ligne de débouché sur le Rhin, il entend gagner la vallée du Danube puis se diriger sur Vienne. D’où les reconnaissances lancées préventivement vers ces zones. De même, à partir de l’année 1811, sa correspondance révèle son souci de collecter le maximum de données de tous ordres sur la Russie.
Dans le cours de la campagne, il travaille quotidiennement sur ses cartes, notamment chorographiques, tant pour préparer la stratégie globale de théâtre que pour organiser dans le détail la progression des corps d’armée et des divisions. Jomini en a laissé un témoignage précis : « L’Empereur était lui-même le vrai chef de son état-major. Muni d’un compas ouvert à une échelle de sept à huit lieues (8) en ligne directe (ce qui suppose toujours neuf à dix lieues au moins pour les sinuosités des routes), appuyé et quelquefois couché sur la carte, où les positions de ses corps d’armée et celles présumées de l’ennemi étaient marquées par des épingles de différentes couleurs, il ordonnait ses mouvements avec une assurance dont on aurait peine à se faire une juste idée. Promenant son compas avec vivacité sur cette carte, il jugeait en un clin d’œil le nombre de marches nécessaires à chacun de ses corps pour arriver au point où il voulait l’avoir à point nommé ; puis plaçant ses épingles dans ces nouveaux emplacements et combinant la vitesse de la marche qu’il faudrait assigner à chacune des colonnes avec l’époque possible de leur départ, il dictait ces instructions qui, à elles seules, seraient un titre de gloire. »

L’organisation du Grand Quartier Général Impérial prend donc en compte la nécessité pour le souverain d’exercer en permanence ses fonctions politiques et militaires. En campagne, la Maison de l’Empereur, qui constitue son entourage immédiat, regroupe ses aides de camp, le secrétariat particulier et enfin le bureau topographique composé du baron Bacler d’Albe et de deux ingénieurs géographes. Tous trois ont pour mission de préparer les cartes que va utiliser l’Empereur, d’y porter les derniers renseignements ayant trait aux unités amies ou ennemies et, pour Bacler, de travailler de concert avec Napoléon aux manœuvres en cours d’élaboration. Parallèlement, l’état-major général, dirigé par Berthier, comporte une antenne du Dépôt de la Guerre. Le directeur en personne la commande. Sous ses ordres, quelques ingénieurs géographes (accompagnés parfois de jeunes officiers d’état-major qui trouvent là l’occasion de compléter leur formation) effectuent des levés topographiques ou des reconnaissances précises. La confection de cartes, par ailleurs, s’accompagne généralement de la rédaction de mémoires sur les obstacles potentiels, ainsi que sur les ressources locales offertes aux armées. Le général Thiébault résume cela en quelques phrases (9) : « Le travail des officiers ingénieurs géographes dans les armées consiste dans la levée des cartes, des marches, des mouvements, des cantonnements, des quartiers d’hiver ; dans celle des pays occupés ou traversés par l’armée, et dans la confection des plans des places de guerre, forts, camps (avec les ouvrages qui y ont été faits), combats, batailles, etc. » Il convient toutefois de préciser qu’à partir de 1800, le Dépôt a recruté quelques ingénieurs géographes qui, outre les capacités cartographiques habituellement exigées, sont également capables de représenter des batailles. Leurs tableaux, à la fois œuvres d’art et témoignages de la mémoire visuelle du combat, présentent de ce fait un statut hybride. Mais ces spécialistes demeurent extrêmement minoritaires au sein du corps (même si Bacler d’Albe fait indubitablement partie de cette catégorie). Ainsi, en 1813, seul Bagetti (10) tiendra ce rôle au sein du détachement employé à la Grande Armée.

La faiblesse des renseignements portés sur les cartes existantes (notamment quant à la plus ou moins grande praticabilité des itinéraires) ou les lacunes du corpus rendent également nécessaire un complément d’information. Mais les reconnaissances menées à cet effet ne se limitent pas à la question des routes et peuvent présenter un intérêt stratégique plus large. Durant l’armistice de l’été 1813, par exemple, lorsque la probabilité de voir l’Autriche rejoindre la coalition russo-prussienne ne peut plus être écartée, l’Empereur ordonne de reconnaître les frontières de Bohême, de la Sprée à Bayreuth, sur une lieue de largeur, ainsi que le cours de l’Elbe, de sa sortie en Bohême à son embouchure (soit près de 620 km), précisant même l’échelle des relevés qu’il y a lieu d’employer.

Carte de la Russie d'Europe <br>© Bnf Gallica
Carte de la Russie d’Europe datant de 1813
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De même, les limites techniques de la représentation topographique et l’absence de documents de détail amènent généralement l’Empereur à reconnaître personnellement le champ de bataille et à observer au plus près possible le dispositif ennemi. De façon plus concrète, l’activité aux armées du Dépôt se résume ainsi. Matériellement, le détachement gère le stock de cartes emportées pour la campagne, et fournit à la demande les exemplaires réclamés par le bureau topographique de Bacler. À cette tâche s’ajoute l’essentiel, l’activité topographique proprement dite. Or, cette double mission repose sur un effectif plus que restreint. Au 14 septembre 1805 (11), par exemple, Sanson dirige 12 personnes, dont 7 ingénieurs géographes, auxquels se joignent deux chefs de bataillon spécialistes du travail d’état-major. Au 15 juin 1812 (12), il a sous ses ordres 8 ingénieurs et 4 dessinateurs. L’absence de renseignements sur les territoires à l’est du Niémen conduit toutefois à renforcer le groupe, qui comptera finalement 23 ingénieurs géographes, 4 dessinateurs et un gardien de matériel (13).

Bref, les ingénieurs géographes apparaissent noyés dans la masse du Grand Quartier Général, qui regroupe 500 officiers et employés civils spécialistes de haut rang et mobilise globalement de 3000 à 5000 hommes pour sa protection. Ils n’en jouent pas moins un rôle fondamental, concrétisé par le titre d’aide major général attribué à Sanson dès 1805, sachant qu’il n’existe, pour l’ensemble du Grand Quartier Général, que 3 aides majors généraux, dont l’adjoint direct de Berthier. Parfois également, un ingénieur est affecté à chacun des corps d’armée en première ligne ou en avant-garde, mais il demeure pour emploi aux ordres de Berthier (et donc en pratique de Sanson). Néanmoins, en dépit des effets cumulatifs nés de l’addition des travaux menés tout au long du Consulat et de l’Empire, les besoins en renseignements cartographiques dépassent les capacités du petit nombre d’ingénieurs géographes, d’où la nécessité permanente de recourir aux officiers d’état-major ou du Génie, pour effectuer levés de circonstances ou reconnaissances (assortis, comme le précise là encore Thiébault (14), de mémoires « sur le système offensif et défensif le plus convenable au pays que l’on occupe ou que l’on doit occuper »).

Cette description occulte cependant une difficulté rencontrée dans leur activité par les ingénieurs géographes aux armées, née de la question de leur statut (et conditionnant leur capacité à remplir efficacement la tâche impartie). Comme l’écrit en 1805 l’ingénieur Épailly au général Sanson : « L’épaulette, dans l’armée française, est le seul signe de l’autorité militaire. S’il nous est refusé, nous perdons toute espèce de considération auprès des habitants, comme auprès des commandants français. […] Nos services aux armées sont toujours pressés ; nous sommes incapables de nous en acquitter convenablement, si nous n’avons tout ce qui est nécessaire pour trouver, par notre seule présence, auprès des autorités civiles et militaires, considération, secours, appui, protection ; auprès des soldats qui nous escortent et du simple habitant, respect et obéissance. L’expérience des difficultés sans nombre que j’ai dû combattre pendant la dernière campagne auprès des autorités qui ignorent les procédés que nous employons, les secours qui nous sont nécessaires, me fait prévoir ce que ce serait si nous étions privés de la distinction d’officier. »

Derrière ces plaintes transparaissent les problèmes quotidiens nés de la position administrative des ingénieurs géographes. Employés civils du ministère de la Guerre, ils ne forment corps en 1799 que par tradition, et non de façon institutionnelle. Comme à bien d’autres égards, le Consulat s’est efforcé de clarifier cette situation héritée du Directoire, et plus généralement de la Révolution. Un premier projet de décret, présenté en l’an XI, envisageait ainsi une réorganisation globale du Dépôt de la Guerre, assortie de la résurrection d’un corps de 90 ingénieurs géographes. Les attendus du rapport préalable révèlent le dilemme devant lequel se trouve placée la hiérarchie militaire : « Le service des ingénieurs géographes à l’armée est sans doute un service militaire ; cependant, s’ils étaient placés dans la hiérarchie des grades, leur ambition pour en acquérir leur ferait trop souvent méconnaître l’utilité moins brillante de leurs fonctions. C’est précisément parce qu’elles ont beaucoup de rapports avec celles des officiers d’état-major et du génie qu’elles feraient naître sans cesse, sur leurs limitations respectives, des difficultés que la correspondance des grades ne manquerait pas de multiplier. On a donc cherché à établir d’une manière convenable le service des ingénieurs géographes, sans en faire précisément un corps militaire : on a donc déterminé leurs fonctions de manière à conserver leur utilité et leur importance, sans les confondre avec aucune de celles des officiers de l’armée. »
Finalement, les ingénieurs géographes demeurent statutairement des civils, dotés de grades par assimilation et portant l’habit bleu comme tous les employés du Grand Quartier Général. Il faut attendre quelques années pour que la hiérarchie accepte de les intégrer pleinement au monde militaire (ce qui leur garantit par ailleurs une véritable arrière). Peu nombreux (102 en 1805 sans compter 9 graveurs sur cuivre), ils représentent en effet un vivier de compétences que l’on ne saurait voir disparaître, faute de leur assurer un avenir professionnel clairement défini. Le décret du 23 novembre 1808 commence donc par confirmer une partie d’entre eux dans le grade auquel ils étaient assimilés, et promeut les autres. Deux mois plus tard, le 30 janvier 1809, un second décret forme explicitement un corps de 90 officiers : 4 colonels, 8 chefs d’escadrons, 48 capitaines, 24 lieutenants et 6 sous-lieutenants élèves (au minimum). Les ingénieurs géographes apparaissent ainsi désormais, statutairement, pour ce qu’ils étaient en pratique : des officiers d’état-major exerçant des fonctions très spécialisées.

Du Dépôt au « front » : des liens indispensables

Les conditions matérielles dans lesquelles opèrent les ingénieurs géographes méritent également quelques précisions. Leur action nécessite la possession d’instruments précis et fragiles, transportés dans le fourgon présent à la Grande Armée. Les reconnaissances exigent également, afin de gagner du temps, le recours à des canevas pré-tracés, envoyés du Dépôt avec les cartes réclamées en cours de campagne. Cela suppose donc des relations régulières entre Paris et les ingénieurs présents à l’armée. Le cas typique demeure la campagne de Russie où la consommation de cartes est énorme (car tous les généraux, colonels, voire chefs d’escadrons ou capitaines de cavalerie légère en réclament et, pour la plupart, en reçoivent un exemplaire). Les envois depuis la France sont donc réguliers, les auditeurs au Conseil d’État qui remplissent la fonction de courrier entre Cambacérès (à Paris), Maret (à Vilna) et Napoléon (en première ligne) portant généralement, en sus des missives officielles, une carte (composée de plusieurs feuilles dont on a éventuellement coupé les marges afin d’en réduire le poids). Poussant la logique du système à son terme, l’antenne de la Grande Armée sera même composée, en 1813, de 12 ingénieurs géographes, auxquels s’ajoutent 4 dessinateurs, un graveur et un compositeur typographique. Au fourgon de cartes et d’instruments sont alors jointes une presse typographique à caractères mobiles et une presse à tirer la gravure en taille douce (15). L’ensemble exige au total 10 à 11 chevaux (dont 3 bêtes de somme), 6 conducteurs et 2 gardiens de matériel. À titre anecdotique d’ailleurs, la campagne de Saxe voit la gravure effective d’une petite carte au cours des opérations, ce qui prouve sans contestation possible la fiabilité du système, même si cette réalisation demeure marginale par rapport aux pratiques « traditionnelles» héritées des campagnes antérieures.

Cette nécessaire liaison entre le Dépôt et ses détachements actifs met d’autre part en avant la question de la couverture cartographique disponible, dont les lacunes ont déjà été soulignées. En effet, la réalisation de levés puis de matrices et enfin l’impression de cartes demeurent un processus long, qui n’a finalement débuté en Europe qu’à la fin du XVIIIe siècle. Si bien que Napoléon ne dispose pas nécessairement de cartes détaillées de toutes les zones où se déroulent ses opérations, ce qui engendre la pratique des reconnaissances ponctuelles. Parfois également, l’Empereur en campagne est contraint de recourir à un document dont il n’existe qu’un ou deux exemplaires lorsque, faute de temps, l’on n’a pu achever la gravure et l’impression du relevé final. Ce sera notamment le cas en 1813 pour la carte de Saxe, mi-manuscrite et mi-gravée, que seuls Napoléon et Berthier possèdent (sachant que chaque carte complète représente 32 feuilles de 80 cm sur 50). L’on comprend, dans ces conditions, la perte que représente la destruction du fourgon du service topographique. C’est ainsi que disparaît en Russie en 1812 puis, pour ce qu’il en restait, en Saxe l’année suivante, la Carte de l’Empereur, réalisée en un seul exemplaire pour des questions de confidentialité. Là encore, la relative limitation des moyens en hommes et en crédits finit, en ce domaine comme dans d’autres, par pénaliser l’Empire à son crépuscule.

Le paradoxe de la réussite

La Restauration conserve initialement le corps des ingénieurs géographes. La fin de l’occupation de la France et la réorganisation de l’outil militaire amènent ensuite, en 1818, leur intégration, avec leur spécialité, au sein du corps des officiers d’état-major nouvellement créé. Chargés de lever la grande carte d’état-major au 1/80000e, ils disparaissent finalement en 1831 pour être complètement fondus dans le corps des officiers d’état-major. Or, composé d’officiers destinés à mettre en oeuvre, dans les organismes de commandement, une culture et un raisonnement interarmes, ce dernier ne possède plus un niveau aussi élevé en terme de maîtrise des techniques topographiques. Ses membres font des levés, analysent les possibilités d’un terrain, rédigent des mémoires de géographie militaire sur les diverses parties du territoire national, mais ne sont plus des scientifiques appliquant leur compétence à développer une couverture cartographique scientifique. Une époque s’achève, tandis que le Dépôt de la Guerre perdure en tant qu’institution spécialisée jusqu’à la création, en 1887, du service géographique de l’armée (transformé en 1940 en un organisme civil, l’IGN, afin d’en soustraire les richesses informatives à l’armée allemande d’occupation).

Rétrospectivement, l’intégration au sein du corps d’état-major, voire la mutation administrative dans des organismes scientifiques spécialisés, confirment le niveau d’instruction extrêmement élevé des ingénieurs géographes. Deux exemples entre tous méritent d’être cités à ce propos. Charles Cagniard de la Tour, sorti de Polytechnique en 1794, ingénieur géographe trois ans plus tard, se fait connaître par ses inventions en mécanique, physique et chimie qui lui valent un siège à l’Académie des sciences en 1850. Autre cas, Charles-Louis Largeteau, sorti de Polytechnique en 1811, mène des travaux au titre desquels il est nommé, en 1831, à la disparition de son corps d’origine, astronome adjoint au Bureau des longitudes puis académicien libre en 1847. Ils sont en quelque sorte les émules de Charles Beautemps-Beaupré, ingénieur hydrographe, sous-directeur du Dépôt des cartes, qui fonde l’hydrographie moderne et devient membre de l’Académie des sciences en 1810, puis du Bureau des longitudes en 1824.

Plus globalement, l’action des ingénieurs géographes (comme celle de leurs homologues hydrographes) constitue un aspect de l’appropriation raisonnée du territoire, qui s’intègre dans un mouvement global marqué également par le développement de la statistique, notamment administrative, la confection du cadastre ou encore le développement des recensements en tous genres (16). Bref, il importe de dépasser le strict point de vue utilitariste ou militaire pour réintégrer les ingénieurs géographes dans le mouvement scientifique d’ensemble de leur époque.

Notes

(1) La France adoptant le méridien international de Greenwich en 1911seulement.
(2) De 1794 à 1795, la Défense dispose même d'un établissement unique regroupant toutes les activités cartographiques dans la mesure où, durant ce laps de temps, le Dépôt de la Marine est réuni au dépôt de la Guerre. Intervient ensuite la scission, sachant que le « Dépôt général des cartes et plans de la marine et des Colonies, des Chartes et archives » remplit unemission identique, pour le domaine maritime, à celle du Dépôt de la Guerre. Formé d'ingénieurs hydrographes, il doit en effet assurer les levés et la construction des cartes marines, ainsi que la conservation des cartes, plans et journaux de bord.
(3) Initialement en effet, les ingénieurs géographes étaient des mathématiciens et des dessinateurs militaires détachés dans les états-majors ou employés aux travaux sédentaires du Dépôt de la Guerre.
(4) Cette attitude, qui nous paraît naturelle, ne semble pas aller de soi encore à cette époque. On trouve en effet, dans les archives du Service historique de la Défense (département de l'armée de terre, manuscrit 1 M 2018) le « Projet d'un ordre de bataille général et mobile des armées de la République », présenté en 1793. L'idée centrale est de positionner sur la carte de France réalisée par Belleyme les unités d'infanterie, d'artillerie et de cavalerie, représentées par de petits figuratifs en carton (portant le numéro du régiment et le « code couleur » de l'arme) ainsi que par des épingles à tête blanche ou de couleur. Les concepteurs soulignent que ce tableau, « rectifié tous les 15 jours », permettrait de donner des ordres de déplacement clairs.
Cette idée, vraisemblablement novatrice, n'est cependant rien d'autre que la méthode retenue par Napoléon au long de ses campagnes, ce qui confirme la modernité de sa pensée et de sa pratique.
(5) Les règles de densité et d'inclinaison des hachures, seules susceptibles de fournir un renseignement exact, n'apparaîtront cependant qu'avec la carte d'état-major du XIXe siècle. En réalité, dès les années 1730, les ingénieurs hydrographes avaient imaginé de représenter les formes et les accidents du relief sous-marin par des courbes unissant tous les points situés à la même profondeur. L'idée avait été reprise par les ingénieurs militaires à la fin du XVIIIe et poursuivie sous la Révolution, le premier plan (d'un fort) à courbes de niveau datant de la campagne d'Égypte (Philippe Prost, Les forteresses de l'Empire, p. 124). Néanmoins, la commission de 1802 écarte la solution des courbes de niveau, qui lui paraît trop complexe à réaliser et recourt, par défaut pourrait-on dire, aux hachures pour représenter le sens de plus grande pente.
(6) Cette scolarité vise à faire acquérir aux élèves la maîtrise de la triangulation puis, dans un deuxième temps, celle de la topographie proprement dite.
(7) L'École polytechnique représente alors pratiquement l'unique centre de formation à la culture scientifique et mathématique en France (les facultés des sciences, créées en 1808, s'avérant, sauf à Paris, des structures cantonnées en pratique à la collation des grades universitaires). Par ailleurs, le choix du corps des ingénieurs géographes n'est pas une voie de garage. Un recensement des affectations à la sortie de Polytechnique, de sa création à 1816, montre en effet que, si l'immense majorité des élèves entre dans les armes savantes (artillerie ou génie), un petit nombre s'engage dans des carrières très spécialisées : 68 dans le génie maritime, 52 dans le corps des mines, 69 dans le corps des ingénieurs géographes, tandis que 11 seulement optent pour l'administration des poudres et salpêtres.
(8) Ce qui correspond en moyenne au déplacement quotidien d'une division d'infanterie.
(9) P. Thiébault, Manuel général du service des états-majors généraux et divisionnaires dans les armées, p. 34.
(10) Giuseppe-Pietro Bagetti, né à Turin en 1764, dessinateur du roi Victor- Amédée III puis professeur de topographie à l'École royale d'artillerie, devient ingénieur géographe au Dépôt de la Guerre après l'annexion du Piémont à la France. Il a exécuté une soixantaine de vues de batailles ou de paysages.
(11) Service historique de la Défense, département de l'armée de terre, registre C2 604.
(12)  Service historique de la Défense, département de l'armée de terre, registre C2 700.
(13)  Comme pour le reste de l'armée, d'ailleurs, la Russie représente une hécatombe puisque l'on dénombre, à l'issue de la retraite, pour les seuls ingénieurs géographes, 8 morts, 1 disparu, 10 prisonniers (dont Sanson, capturé lors d'une reconnaissance), ainsi que 3 malades ou blessés.
(14) P. Thiébault, op. cit., p. 385.
(15) La gravure en taille douce permet de réutiliser la matrice métallique en la ponçant pour la rendre lisse à nouveau. Cette possibilité permet ainsi d'imprimer successivement divers croquis en cours de campagne sans pour autant dépendre des flux logistiques, puisqu'un réapprovisionnement systématique ne s'avère pas nécessaire.
(16) Il suffit ici de citer le cas de Pyramus de Candolle, qui recense en 1807 les espèces végétales des Pyrénées, de Collioure à Saint-Jean-de-Luz, sur ordre de Napoléon.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
489
Mois de publication :
Octobre-déc.
Année de publication :
2011
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