Napoléon et Dubrovnik

Auteur(s) : RILOVIC Nikica
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Au début du XIXe siècle, les contacts entre Dubrovnik et les Français étaient limités et distants. Suite à la défaite de la flotte française par Nelson dans la Baie d'Aboukir, Napoléon Bonaparte se trouva isolé et les nouvelles d'Europe ne lui parvinrent que huit mois après – sur un bateau ragusain ! Proclamé Empereur le 8 mai 1804, il reçut un message de félicitation de Raguse.

Ayant ensuite détruit les armées de coalition assemblées contre lui, Napoléon imposa à l'Autriche, avec la Paix de Presbourg (le 26 décembre 1805), les termes selon lesquels celle-là devait céder les anciennes terres de Venise, soit l'Istrie, la Dalmatie et la Baie de Kotor à la France, soit au royaume d'Italie, dont son beau-fils, Eugène de Beauharnais, était le vice-roi. À cette nouvelle, Dubrovnik envoya encore un message de félicitation, probablement sincère, vu qu'il se trouvait parmi les nobles un nombre de patriciens ragusains francophiles, qui pourtant tenaient à ce que l'indépendance de la République fût préservée.

Malheureusement, les événements commençaient à conspirer contre cette aspiration. L'emprise de nouveaux territoires, spécifiés par le traité de Presbourg, fut extrêmement lente pour l'armée de Napoléon : les Français ne connaissaient ni les routes ni la mentalité des gens. La tâche incombait aux généraux Lauriston et Molitor. Le premier était le commandant de l'ensemble des forces françaises en Dalmatie, et le second, le général Molitor, était chargé de mouvements des troupes vers les Bouches de Kotor pour en prendre possession. Les troupes devaient y arriver le 28 février 1806 mais, ce jour-là, Molitor se trouvait seulement à Split. En l'absence de ses troupes, le général Ghislieri, faute de compétence – ou de malice – des autorités autrichiennes, rendit Kotor à la flotte russe et aux allies monténégrins de la Russie sous le commandement du prince évêque du Monténégro, Petar Petrovi Njego.

À l’exemple de Venise

Dubrovnik suivait le déroulement de ces événements avec inquiétude, sachant depuis le début de février que Molitor demanderait le permis de traverser son territoire pour aller occuper Kotor. Le Sénat mit trois jours pour trouver des solutions à ce problème, conscient du danger que la puissante armée de Napoléon représentait pour le petit État et sachant très bien ce qui était arrivé à la Sérénissime en 1797. Il était important d'au moins feindre sa neutralité dans les yeux des Russes et des Britanniques, qui auraient pu s'unir pour détruire son commerce. Après trois jours de débats, deux diplomates partirent en mission avec l'idée de faciliter le passage des troupes sans mettre en péril la République. Il était envisagé de convaincre Molitor d'accepter qu'on transportât ses troupes en bateau, de Ston à Cavtat, afin de contourner la ville, avant qu'elles se dirigent vers le Monténégro. Les émissaires de Raguse rencontrèrent Molitor au sud de l'île de Bra, le 8 mars. Ayant entendu leur proposition, le général les rassura en disant avoir reçu les instructions de respecter et de protéger la République. Il était déjà au courant de ce qui s'était passé à Kotor et semblait déterminé de descendre vers le Sud le plus rapidement possible. Les deux Ragusains essayèrent de le détourner de cette idée en disant que les routes étaient en très mauvais état et qu'il n'y avait pas suffisamment d'eau et de nourriture. Sur quoi Molitor promit que les troupes n'entreraient pas en ville, et réclama en revanche un prêt de 300 000 francs, que le Sénat approuva le 13 mars.

Entre-temps, le Sénat apprit du compte de Konavle, Sigismund Kunevi, que les Russes s'apprêtaient à envoyer une force de soldats russes et monténégrins sur le territoire de la République pour affronter les troupes françaises qui avançaient à leur tour de l'autre côté vers Raguse. De plus, le commissionnaire russe à Kotor, Stefan Sankowski, demanda au gouvernement ragusain d'assurer suffisamment d'aliments pour ses soldats. Sorko Evi fut renvoyé vers Sankowski avec le message que le Sénat cherchait à prévenir les Français d'entrer sur le territoire ragusain. Sankowski ne se contenta pas de la réponse. Il insista sur les cinq points suivants : informer les Russes, dans un délais de 48 heures, du nombre de troupes françaises en Dalmatie et où étaient-elles positionnées ; les aliments destinés aux Français devaient être expédiés vers Cavtat ; les sénateurs ne devaient plus s'exprimer favorablement à propos des Français ; les bateaux rassemblés pour transporter les Français devaient être dispersés ; la République devait rester strictement neutre. En effet, les Russes et les Monténégrins avait d'autres préoccupations : ils prirent le contrôle de Kotor le 6 mars.

L’occupation par Lauriston

Dubrovnik se trouvait ainsi entre les deux puissances avec leurs exigences et, chacune à son tour, attendait l'autre pour violer la neutralité de Raguse. L'été approchait et Napoléon perdait patience. Il manda au prince Eugène une lettre le 6 mars en lui demandant d'ordonner au général Lauriston d'occuper Dubrovnik et de désarmer ses citoyens, sans abolir son gouvernement. Il exprima également son mécontentement de l'attitude de Dubrovnik et de sa neutralité par rapport à l'ennemi.

Le général Lauriston ne tarda pas : il quitta Makarska le 23 mai, avec 15 000 soldats, déterminé d'envahir Dubrovnik. Le 26 mai, jour de Pentecôte, le chancelier de la République à Slano envoya un messager vers Dubrovnik, qui y arriva à midi et demie, juste après la messe célébrée dans la cathédrale. La nouvelle était terrible, d'autant plus que l'armée, au lieu de prendre la route côtière, avançait à travers l'arrière-pays, ce qui révélait ses intentions : cela signifiait une certaine sécurité pour ses soldats et la plus grande surprise pour Raguse. Le Sénat et le Petit conseil furent vite convoqués et l'agent russe promptement avisé. Après des heures de débats, deux envoyés partirent vers le commandant du bateau de guerre russe, qui mouillait juste à l'ouest de la ville, et deux autres, en diplomates habiles et hommes érudits, furent envoyés en mission vers Lauriston. La rencontre eut lieu dans le village d'Osojnik, dans l'arrière-pays, à quelques kilomètres seulement de Dubrovnik. Lauriston n'avait pas l'air content en les voyant venir, ayant perdu ainsi l'avantage de la surprise. Gardant un des deux envoyés, il renvoya l'autre en ville avec requête au Sénat de préparer les bateaux pour transporter les troupes à travers la rivière Ombla, à l'extrémité ouest de Dubrovnik. Personne ne put empêcher Lauriston dans sa détermination de prendre la ville. Le 27 mai, vers 9 h 30, le général Lauriston, accompagnée de 800 troupes, traversa la rivière et fit marcher ses hommes à la porte Pile. Deux sénateurs vinrent l'accueillir en compagnie du consul Bruyère, pour une audience chez le Recteur et le Petit conseil. Là, il les informa de l'ordre de l'Empereur d'occuper toutes les fortifications de la ville, sans toucher à son indépendance et à sa liberté. C'était en effet un ultimatum et le gouvernement n'avait pas d'alternative. Les clefs de la ville furent dûment remises, et ses portes largement ouvertes au passage des soldats. La ville était occupée.
Lauriston ne tarda pas à démontrer ce que cet état des fait signifiait en réalité : assurer le contrôle militaire, en demandant en plus une contribution d'un million de francs. Pour répondre à cette requête, le Sénat ordonna que tout l'argent accumulé dans les églises et monastères fût fondu et frappé en ducats, et commença à liquider les fonds tenus dans les banques étrangères. En même temps, les monastères furent vite convertis en baraques pour loger les soldats, dont le nombre n'arrêtait pas de croître. Les églises et palais publics furent à leur tour transformés en baraques et entrepôts. Les officiers logeaient dans les palais privés et le collegium faisait office d'hôpital militaire.

Entre-temps, l'ennemi russe et monténégrin avait traversé la frontière monténégrine et se trouvait dans la région de Konavle. Pour s'y opposer, Lauriston envoya 450 soldats à Cavtat. Après deux premiers affrontements couronnés de succès, les Français furent obligés de se retirer petit à petit vers la ville devant l'alliance ennemie. Une armée de 4 000 civils quittait en même temps leurs maisons pour se sauver devant les soldats ennemis qui détruisaient tout et emportaient tout ce qu'ils saisissaient. Les troupes françaises subirent une terrible défaite à Brgat le 17 juin avec à la clé la perte de plusieurs centaines de soldats, parmi lesquels leur commandant, le général Delgorgue. Le colonel Testa se sauva avec le reste de l'armée pour regagner la ville. Les réfugiés n'arrêtaient pas d'y affluer, la ville grouillant de monde avec plus de 15 000 civils et mille soldats français. En plus, il y avait un terrible manque d'eau, les Monténégrins ayant coupé le cours de l'aqueduc. Il y avait encore la terreur que semaient les Monténégrins, aidés de leur évêque. venu en personne pour les encourager : entre 1 800 et 3 000 projectiles s'abbatirent sur la ville et emportèrent 60 personnes. Les efforts entrepris par les autorités françaises contre les prédateurs ne donnaient pas de grands résultats : l'ennemi venait piller jusqu'aux remparts, laissant derrière lui des propriétés brûlées et ravagées. Seule l'arrivée du général Molitor de Makarska à travers l'arrière-pays avec environ 1 500 soldats, encerclant l'ennemi, marqua la fin de la terreur. Le 6 juillet, l'armée ennemie se retira, laissant derrière elle les dernières maisons du quartier de Gru en flammes. Une fois rentrés chez soi, les gens n'arrivaient pas à le croire : les dégâts atteignaient le total de 8 827,27 ducats.

Ainsi, la présence de l'armée de Napoléon en ville, que le gouvernement local avait voulu éviter pour prévenir la réaction de l'ennemi russe et monténégrin, s'était avérée positive après l'expérience vécue sous le siège anarchique et violent de ce dernier. Il n'empêche que l'antipathie ragusaine envers la France croissait avec les demandes que celle-là imposait à la population. L'hostilité se manifestait par des insultes mêmes dans la rue, et parfois par des tirs à la vue des soldats français.
 

Le contrôle de la côte dalmate

La politique française, à son tour, s'intéressait plus à la pratique qu'à la forme : Napoléon voulait un contrôle efficace de l'ensemble de la côte dalmate, et Dubrovnik ne faisait pas exception. Les institutions de la République de Raguse n'étaient pas respectées : on s'attendait au contraire à une abdication volontaire du patriarcat en faveur de l'Empereur, à l'instar de Venise.

Les Français visaient avant tout à nettoyer la région de l'ennemi et à occuper Kotor. Dans ce sens, l'Empereur instruisit le vice-roi d'ordonner au général Marmont, qui se trouvait à Zadar, de prendre en charge cette mission. D'après l'accord signé le 20 juillet à Paris, entre les représentatifs français et russe, les Russes devaient quitter Kotor an abandonnant leur allié monténégrin, ce que le tsar devait ratifier le 15 août. En échange, les Russes s'apprêtaient à attaquer à nouveau le territoire ragusain. Sans succès puisque Marmont, avec de vastes manoeuvres fin septembre, réussit à combattre l'ennemi à la frontière monténégrine, avec 750 morts du côté ennemi et 25 du côté français, en plus des 150 blessés. Mais la paix devait attendre le 27 juin 1807, lorsque le tsar Alexandre accepta enfin les termes du traité de Tilsit : les Russes renoncèrent à Kotor et les sphères d'intérêt en Europe du Sud furent enfin établies.

Pendant toute cette période, Dubrovnik se plaignait des prêts et taxes que Marmont et Lauriston imposaient au gouvernement. Ses aristocrates cherchaient à restaurer la République en se portant d'un côté vers l'Autriche, et de l'autre, vers la Porte. Alors que l'empereur François Ier assurait les nobles de Raguse que « l'indépendance de la République est fondamentalement indiscutable », ce soutien manqua du côté ottoman : leurs appels au secours furent toujours renvoyés vers les Français. La pression sur Raguse augmentait : le 1er octobre, Marmont réclama 300 soldats pour servir à bord des bateaux français et, le 21 décembre, le général Lauriston ordonna au gouvernement local que les bateaux de Raguse nécessitaient l'autorisation préalable du royaume d'Italie. Cela signifiait qu'ils ne pouvaient plus naviguer sous le drapeau de saint Blaise. Lauriston alla encore plus loin et, avant d'être remplacé par le général Clauzel, publia son dernier acte public selon lequel le drapeau de saint Blaise ne pouvait plus flotter sur la Placa. Le Sénat protesta et refusa d'obéir à de nouveaux ordres, ce qui exaspéra Marmont et le mena à publier, le 31 janvier, au retour de Kotor, le décret sur l'abolition de la République. Ce fut le colonel Delort qui le présenta aux sénateurs après avoir tenu un discours préparé à l'avance.
Par la suite, Napoléon, qui approuva l'acte de Marmont, couronna son succès en lui attribuant le titre de duc de Raguse le 18 février.

Il semble que Marmont se plaisait à Dubrovnik, et même, avec le temps, beaucoup de ses habitants commençaient à voir en lui leur protecteur et patron. À son départ vers Dubrovnik, le 24 mai, une cérémonie solennelle eut lieu en ville, organisée par l'Académie littéraire. Le lendemain, Marmont offrit, à son tour, un bal pour trois cents invités.
 

Les réalisations de Marmont

En promoteur culturel, Marmont ouvrit le lycée dans le monastère de Sainte-Catherine, avec quelques leçons tenues en croate. Il aida à la publication de la grammaire croate d'Appendini (Gramatica della lingua illirica) et, pour répondre aux goûts populaires, créa au rez-de-chaussée de l'Hôtel de Ville le théâtre municipal. Plusieurs écoles élémentaires furent ouvertes sur le territoire ragusain. De nouvelles structures administratives et judiciaires furent établies, même si les anciennes lois étaient toujours appliquées. Le ghetto fut aboli et la prospère communauté juive pouvait enfin jouir de mêmes droits que les catholiques. Les orthodoxes étaient traités comme égaux. La sécularisation des biens monastiques, l'introduction des mariages civils et l'interdiction d'enterrer en ville complétèrent l'évolution de vieilles affaires ragusaines dans la lumière de la modernisation libérale française.
De l'autre côté, la domination française eut pour résultat une rapide crise économique. Le territoire ragusain ayant été occupé pour des causes militaires, et sans moyen de protéger son commerce maritime, Dubrovnik fut exposé aux déprédations russes et britanniques. Pendant la période napoléonienne, l'égarement de la flotte ragusaine fut catastrophique : des 177 navires, seuls 49 survécurent à l'occupation, dont 33 naviguaient sous drapeau anglais, 12 sous bannière russe et trois sous drapeau français. D'autant que les changements politiques rencontraient une approbation chez certains classes sociales, d'autant que le collapse économique fut désastreux et la France n'avait aucune réponses pour y remédier. Au contraire : trois forts furent construits en peu de temps, dont le Fort Impérial, sans doute le plus impressionnant. En octobre 1812, tandis que sa construction était terminée, on célébra l'entrée de Napoléon à Moscou par des tirs de canons. Les travaux avaient été accomplis par les paysans que l'on amenait de leurs villages par force, ce qui entraîna un mécontentement général dès 1811, notamment pendant la construction d'une section de la Route Napoléon, future route Adriatique, vers Dubrovnik, et qui culmina en 1812 avec l'ordre général de la conscription militaire des paysans.

Le patriarcat ragusain, affaibli, n'avait aucune possibilité de répondre aux événements en cours. Sa richesse s'était dissipée avec le collapse des affaires maritimes. Il y avait toujours leurs propriétés mais les paysans protestaient contre les taxes toujours plus importantes à payer en plus du travail à accomplir. En 1811, par décret, fut abolie l'institution du trust familial, ce qui permit une rapide aliénation des biens avant que l'Autriche ne restaure cette mesure en 1817 pour apaiser la noblesse locale.

Après quelques tentatives de restauration de la République par une poigné de nobles, avec le soutien militaire et moral des troupes britanniques qui avaient conquis les îles Élaphites et Cavtat de l'autre côté, et avec la capitulation du général Montrichard le 27 janvier 1814, Dubrovnik se trouva incluse dans l'empire des Habsbourgs, ce qui fut confirmé après la chute de Napoléon et le Congrès de Vienne de 1815.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
491
Mois de publication :
avril-juin
Année de publication :
2012
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