La victoire du Renard sur l’Alphea un exploit méconnu de la marine impériale (10 septembre 1813)

Auteur(s) : BERBOUCHE Alain
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Contrairement à une légende qui a la vie dure, Napoléon – qui d'ailleurs aurait voulu y faire carrière – ne se désintéressa pas de la Marine militaire, mais elle ne fut pas à la hauteur de son attente. Et, aux heures les plus sombres de son histoire, alors qu'en dépit des efforts matériels consentis en sa faveur, la Marine nationale n'arrivait décidément pas à se remettre de son effondrement sous les coups aveugles de la Révolution qui avaient détruit de l'intérieur la flotte de Louis XVI, l'essentiel de l'effort de guerre navale de la France reposa sur ses corsaires, lesquels répondirent à l'appel depuis les principaux ports impériaux. Sans doute par nécessité, car les autres débouchés maritimes, la pêche et le négoce, étaient impraticables à cause des croiseurs de la Royal Navy et des corsaires anglais opérant sous sa protection, mais aussi par patriotisme contre le commerce de l'ennemi héréditaire. Et, faute de moyens d'aller chercher fortune plus loin, à moindres risques comme le Malouin Robert Surcouf qui se couvrit de gloire et d'or dans un océan Indien quasi vide de navires de guerre britanniques, c'est en Manche que les derniers corsaires français se sacrifièrent.

Naviguant sans couverture militaire, les vaisseaux français étant le plus souvent bloqués dans leurs bases par les escadres anglaises, alors que les frégates nationales étaient également en course à l'autre bout du monde pour le compte de l'État, beaucoup de corsaires périrent ou furent pris pour s'être risqués à défendre l'honneur du pavillon tricolore dans les eaux européennes devenues chasse gardée britannique. Saint-Malo n'échappa guère au sort commun de la France maritime d'alors. Du début des conflits de la Révolution en 1793 à la fin des guerres navales de l'Empire en 1814, les armateurs malouins armèrent 281 bâtiments corsaires montés par 13 000 hommes d'équipage venus d'un peu partout de France et d'Europe, dont encore douze navires montés par 716 marins en 1813, dernière année de la course. Les corsaires de Saint-Malo firent au moins 291 prises, dont beaucoup de neutres car la guerre était devenue totale et sans scrupule, d'une valeur globale d'environ 40 millions de francs. Compte tenu des primes d'incitation arrachées par leurs exploits, la moyenne du produit par bâtiment capturé fut donc de l'ordre de 137 500 francs : sans doute de quoi couvrir les frais et dégager des bénéfices pour les gagnants ; mais à quel prix réel global en y intégrant le résultat des perdants ? 144 navires corsaires malouins furent pris par les Anglais ; 3 487 matelots et officiers corsaires « malouins » identifiés de 1793 à 1802, et 5 238 de 1803 à 1813 furent détenus sur les pontons mouroirs d'Angleterre. Combien en revinrent ? Et en quel état ? Dans ce désastre collectif émaillé de rares éclaircies individuelles, un fait d'armes chèrement payé relève du devoir de mémoire maritime de la France. Il s'agit de l'exploit d'un modeste cotre appartenant à un armement malouin illustre, le Renard des frères Surcouf, qui détruisit une goélette militaire anglaise bien plus forte que lui. Ce dernier combat connu de la guerre de course française fut son chant du cygne.

La petite course

Sous l'Empire, les navires corsaires étaient des bâtiments construits pour la course ou rachetés au commerce ; ou bien des « prises » acquises et réarmées. Ils devaient bien « porter la toile » pour rattraper leurs proies et être capables de fuir devant un ennemi plus fort qu'eux. Une bonne marche, avec le renom du capitaine, fondait une réputation qui déterminait
l'engagement des partenaires d'armements et des meilleurs marins. Au XIXe siècle, contrairement à « l'âge d'or de la course », il n'existait plus que deux types de corsaires adaptés aux deux catégories de courses qui subsistaient encore. Tout d'abord la « grande course » transocéanique, qui exigeait des croiseurs rapides montés d'un homme par tonneau de jauge afin de porter le surnombre au combat d'abordage et surtout de dégager des équipages de prises, dont un bon exemple est la Confiance de Robert Surcouf, une frégate de 35 m au pont et de 364 t, armée de vingt pièces d'artillerie de légères à moyennes, avec laquelle le « roi des corsaires » s'empara de l'indiaman Kent de 1 200 t à l'aube du 7 octobre 1800 dans le golfe du Bengale. Et la « petite course » de proximité, d'une journée à quelques jours, qui ne nécessitait que des navires d'une taille plus restreinte. Il s'agissait de petits bâtiments rapides, très voilés sur un ou deux mâts verticaux, marchant aussi à l'aviron quand il le fallait. Ces barques longues, cotres, lougres ou chassemarées et bricks de 50 à 100 tonneaux de jauge brute, d'une vingtaine de mètres de l'étrave à l'étambot, étaient armés d'une artillerie de pierriers d'une livre et, pour les plus grands d'entre eux, de canons de trois ou quatre livres. Avant l'invention de l'obus explosif au milieu du XIXe siècle, qui sonna le glas de la marine de guerre en bois, le calibre de l'artillerie se mesurait en poids des boulets tirés évalués en « livres de balles » ; un canon « de 4 » tirait ainsi un ou plusieurs projectiles d'un poids de 4 livres à chaque coup. À la fin du XVIIIe siècle, ces petits bâtiments seront plutôt armés de « caronades » plus maniables et légères, dont la menace de « grappes de mitraille » était de nature à tenir en respect l'équipage d'un navire arraisonné par la semonce d'une pièce longue. Les caronades étaient de petites pièces d'artillerie conçues à partir de 1775 dans la fonderie écossaise de Falkirk dans le Stirlingshire, sur le bord de la rivière Caron. D'un calibre énorme pour leur taille, destinées à armer les ponts des petits bâtiments et les gaillards des grands, plus courtes et moins encombrantes que des canons bien moindres, elles nécessitaient moins de servants alors qu'elles étaient d'une puissance dévastatrice considérable jusqu'à environ 400 mètres. Pour un investissement initial limité, les armateurs locaux de ces petits prédateurs ne pouvaient espérer que des proies modestes : des pêcheurs ou des caboteurs capturés dans un rayon d'action restreint à la faveur d'embuscades, de coups de main nocturnes ou par temps de brouillard, parfois à proximité de la côte ennemie grâce à leur faible tirant d'eau. Surpris par un navire de guerre ou par un puissant corsaire adverse, leur salut résidait dans la vitesse dont ils étaient capables et l'habileté manoeuvrière de leur commandant. La surprise funeste, presque inévitable, était le bâtiment d'apparence inoffensive qui, au dernier moment, démasquait une batterie d'artillerie qui ravageait son agresseur d'une bordée meurtrière : bateau piège militaire ou corsaire « masqué » en paisible marchand mais lourdement armés. Le droit de la guerre en usage exigeait seulement qu'au premier coup de canon les couleurs nationales « montent à la corne d'artimon » de l'assaillant. Faute de pouvoir « brasser en fuite » jusqu'à la nuit ou gagner un banc de brume providentiel, le plus faible ne pouvait qu'amener son pavillon et se rendre car il était insensé de se mesurer à un navire mieux armé ; ou vendre chèrement sa peau si le déséquilibre des forces n'était pas trop écrasant en sa défaveur. C'est ce qui arriva au Renard un beau matin de septembre 1813.

Le dernier combat de la course française

Armé par l'ex-corsaire malouin Robert Surcouf et autorisé à faire campagne par une lettre de marque établie à Paris le 22 février 1813 qui fut délivrée à son commandant Aimable Sauveur le 1er mai suivant, le Renard prit la mer deux jours plus tard. C'était un cotre à huniers de 20 m au pont et 70 t de jauge, armé de dix caronades de 8 et de quatre canons de 4 livres, monté par 49 ou 50 hommes – leur nombre est controversé ce jour-là, après avoir été ponctionné d'une partie de son effectif et de son capitaine lors de sa relâche à l'île de Batz, lequel fut remplacé par son second, Emmanuel Leroux-Desrochettes sur lequel Surcouf reporta sa commission de course. Ce que l'on sait à coup sûr, c'est que son équipage était cosmopolite et venait parfois de loin : au début de sa campagne de 1813 qui allait s'achever par son terrible combat contre l'HMS Alphea, le Renard enrôlait un cuisinier parisien, un matelot norvégien, un autre natif de l'île de Rhodes et un troisième de Trieste, ainsi que deux Suédois, sept Américains et dix Portugais, dont trois originaires des Açores ; soit vingt-deux présumés étrangers, à peine plus d'un tiers des soixante et un hommes de son rôle d'équipage initial mais, le jour du combat, Surcouf ne respectait sans doute pas les dispositions de l'article X de l'Arrêté contenant règlement pour les armements en course du 2 prairial an XI qui déclarait que « les armateurs de corsaires auront la faculté d'employer des marins étrangers, et ce, jusqu'aux deux cinquièmes de la totalité de l'équipage ». Les temps étaient durs et la France manquait cruellement de gens de mer qualifiés dont l'armée et la Marine faisaient une grande consommation. L'indulgence des autorités portuaires était de mise, et ce n'était pas la première fois que le hardi Malouin s'affranchissait des règles établies. Ce ne sera pas la dernière… C'est en Manche, au nord-ouest de Startpoint, à l'aube du vendredi 10 septembre 1813, que le Renard qui avait quitté Batz la veille, de chasseur devint proie pour s'être approché d'un navire militaire pris pour un inoffensif bâtiment de commerce. Faute de parvenir à lui échapper après une poursuite de huit heures, le corsaire français affronta la goélette militaire anglaise HMS Alphea armée de seize caronades de 12 et d'autant de pierriers d'une livre servis par un bon équipage de quatre-vingts hommes commandés par le lieutenant William Jones. Le combat du petit Renard résistant à un navire de guerre plus fort que lui fut terrible. Au terme d'un affrontement d'artillerie de 2 h 30, l'engagement resté incertain allait s'achever « à l'honneur » dans un corps-à-corps impitoyable. Outre leur artillerie, les corsaires étaient dotés d'un grand nombre d'armes à feu individuelles : pistolets, tromblons, carabines et fusils ; ainsi que d'une panoplie d'armes blanches qui font aujourd'hui le bonheur des amateurs d'antiquités de marine. Pourtant, les poignards, sabres, haches et autres espontons dits « de corsaires » sont au mieux des armes d'abordage en dotation dans la Marine française ; mais elles sont en général postérieures à 1814 et n'ont par conséquent jamais servi en course. Dans les meilleurs des cas, il s'agit de modèles marqués « Manufacture d'armes royale de Châtellerault » et frappés de la prestigieuse ancre de marine. Mais les belligérants n'en arrivèrent pas à cette extrémité qui eût vraisemblablement mal tourné pour les corsaires confrontés à un équipage aguerri plus nombreux, mieux homogène et bien plus entraîné. À 3 h 30, ayant pris feu, « la goëlette sauta à portée de pistolet sous le vent » (sic). Malgré la tentative des corsaires pour secourir les survivants comme il se devait, pas un Anglais n'échappa au drame mais les Français eurent aussi une trentaine de blessés et neuf morts, dont l'héroïque capitaine Leroux-Desrochettes (1787-1813) qui, moribond, le bras droit emporté au niveau de l'épaule par un boulet de canon, trouva la force de dicter son rapport au lieutenant Jean Herbert Clos-Neuf pour le transmettre au préfet maritime de Cherbourg, avant de trépasser à l'auberge de Diélette,un hameau de la commune de Tréauville où le Renard s'était réfugié pour panser ses plaies et dans le cimetière duquel il repose avec trois de ses hommes décédés à terre comme lui des suites de leurs blessures. Le plus jeune est le mousse Thomas Lepelletier. Le petit Malouin courageux n'avait que quinze ans… Jusqu'en 1814, sans doute plus par patriotisme qu'illusionné par l'espoir d'un profit devenu bien improbable, Surcouf arma encore sept corsaires qu'il ne commanda pas mais qui firent neuf courses et quatre prises. Tous ses navires furent perdus, pris ou détruits par les Anglais, à l'exception du Renard. Réparé et réarmé d'un nouvel équipage de soixante et onze hommes, son rôle déposé à l'Inscription maritime de Saint-Malo le 3 janvier 1814, le vainqueur de l'Alphea repartit en chasse. Mais, malgré les exhortations impatientes de son armateur au capitaine Jean-Georges Michel qui en avait pris le commandement, il ne quitta pas les abris de la côte du Finistère-Nord. Il put ainsi être vendu 10 700 francs le 14 juin 1814, après la première abdication de l'Empereur. Et la guerre de course ne se réactiva pas pendant les Cent-Jours. Le temps des corsaires était révolu et venu celui des hommes d'affaires où les frères Surcouf s'enrichirent vraiment…

La gloire posthume et la renaissance du Renard

Au crépuscule de la guerre de course, les combats des corsaires étaient rares et peu meurtriers : la cause était entendue par l'évidence des forces en présence. La résistance désespérée de l'équipage du petit Renard fut d'autant plus héroïque qu'elle reste un cas isolé. Loin des récits héroïques, l'étude des rapports de mer pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire est aussi édifiante qu'auparavant, à quelques notables exceptions près (1) : sur les 1 651 décisions rendues par le Conseil des Prises entre 1793 et 1814 qu'elle étudia dans sa thèse de doctorat d'histoire du droit, Florence Le Guellaff n'a retrouvé mentionnés que soixante-quinze combats de corsaires : soit dans 4,5 % des cas ! Et de quels affrontements s'agit-il ? La fameuse prise du Kent par Robert Surcouf ne fit que quatre morts et six blessés français, ainsi que seize morts et une trentaine de blessés anglais. On est loin d'un engagement naval militaire ! C'est par conséquent à juste titre que le souvenir du dernier corsaire de Saint-Malo y est perpétué… Comme le sauvetage des vieux gréements, les reconstructions de navires anciens se multiplient à travers le monde, même en France, plus tardivement, sous l'impulsion de la belle revue douarneniste Chasse-Marée. Le cotre malouin Renard voulu par un groupe de passionnés de vieux gréements historiques regroupés autour de Robert-Charles-Marie Surcouf (1934-1994), descendant de Noël-Nicolas Surcouf (1786-1821), le plus jeune frère du corsaire, a été reconstruit par le chantier naval du regretté Raymond Labbé (1922-2005) à partir du samedi 13 mai 1989 et lancé à Saint-Malo le samedi 18 mai 1991, cale de Dinan. « À l'ancienne » sur un ber, l'arrière tourné vers la mer. Le populaire Renard dont les coups de canons (à blanc) font le plaisir des touristes, navigue en croisières ; géré à l'origine par la dynamique Association Cotre Corsaire (2), et intégré aujourd'hui dans la flotte Étoile Marine du navigateur-armateur Bob Escoffié, ce nouveau « Monsieur de Saint-Malo » marche allègrement sur les traces aventureuses de ses prédécesseurs.

Bibliographie

R. Asselin, Note sur des marins de Robert Surcouf inhumés à Tréauville (Manche), Paris, Imprimerie Pailhé, 1932 (document rédigé à partir du rapport de mer donné in extenso d'Emmanuel Leroux-Desrochettes, commandant du Renard lors de son dernier combat).
Alain Berbouche, Pirates, flibustiers & corsaires. La course française de Duguay-Troüin à Surcouf, Saint-Malo, Pascal Galodé Éditeurs, 2010, « Club Histoire » du Grand Livre du Mois, 2011.
René Blémus, Les derniers corsaires de la Manche, Rennes, Éditions Ouest-France, 1994.
Jean Boudriot, Armes à feu françaises. Modèles réglementaires (modèles d'ordonnances) : 1717-1836, Paris, Éditions l'Émancipatrice, 1961.
Jean Boudriot, avec la collaboration de Hubert Berti, photographies Patrick Dantec, Modèles historiques au Musée de la Marine, Paris, Éditions A.N.C.R.E., collection « Archéologie navale française », 1992 (le cotre de 16 canons 1811, pp. 212-221).
Jean Boudriot et Hubert Berti, Artillerie de mer France 1650-1850, Paris, Éditions A.N.C.R.E., collection « Archéologie navale française », 1992.
 Jean-François Ercksen, Le dernier corsaire de Surcouf, La renaissance du Renard, s. l. [Rennes], Éditions Ouest-France, 1990.
Jean Étèvenaux, « Le rôle méconnu des corsaires de Napoléon », Revue du Souvenir Napoléonien, hors-série no 3, décembre 2010, pp. 38-45.
Florence Le Guellaf, Armements en course et Droit des prises maritimes (1792-1856), Presses Universitaires de Nancy, 1999.
Serge Lucas, « Le Renard cotre corsaire de Saint-Malo », Chasse-Marée, n° 74, pp. 14-32.
Michel Pétard, Le sabre d'abordage. Histoire du sabre de bord français de Louis XIV à la IIIe République, Nantes, Éditions du Canonnier, 2006.
Alain Roman, Robert Surcouf et ses frères, Saint-Malo, Éditions Cristel, 2007.
François Tuloup, « Pierre-Yves Leroux-Desrochettes et Emmanuel Leroux-Desrochettes, Le grand-père et son petit-fils », Annales de la Société d'histoire et d'archéologie de l'arrondissement de Saint-Malo, 1968, pp. 70-75.

Notes

1. Voir notre ouvrage Pirates, flibustiers & corsaires.
2. Basée Tour Ouest – BP 165 – 35400 Saint-Malo. Que je remercie pour son
aimable autorisation à faire usage dans mes ouvrages des illustrations de sa
marque déposée.
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
496
Numéro de page :
p. 34-39
Mois de publication :
juillet- août - septembre
Année de publication :
2013
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