La bataille d’Aboukir. Ses implications stratégiques

Auteur(s) : BATTESTI Michèle
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Le 1er juillet, l'armada expéditionnaire se présenta, en ordre de bataille, au large d'Alexandrie pour apprendre que la frégate Junon, envoyée en avant-garde, avait failli donner l'avant-veille dans une escadre anglaise forte de 14 vaisseaux. Bonaparte crut à une feinte et s'attendait à son retour imminent ce qui signifierait un désastre pour la flotte française, handicapée par les opérations de débarquement. Son plan qui consistait à attaquer simultanément Alexandrie, Damiette et Rosette, conformément aux mémoires de 1777-1778 de La Laune et du baron de Tott, devenait inexécutable. Il décida de limiter l'attaque à la seule tête de pont d'Alexandrie. Ainsi, sans le savoir, Nelson avait marqué un point tactique. Bonaparte était désormais contraint d'atteindre Le Caire ou Rosette en traversant des régions désertiques, au prix de souffrances physiques et psychologiques, voire de pertes humaines.

1. Les préparatifs d’un désastre annoncé. Un débarquement à risques

Bonaparte ordonna d'opérer le débarquement séance tenante en dépit de la forte houle, de la grande distance de la côte, du littoral hérissé de récifs et de l'obscurité. Jugeant l'opération trop dangereuse, le vice-amiral Brueys tenta de le convaincre de la reporter au lendemain matin. Mal lui en prit, il s'entendit répondre sèchement :  » Amiral, nous n'avons pas de temps à perdre, la fortune ne me donne pas trois jours ; si je n'en profite pas, nous sommes perdus « . Une nouvelle fois l'incompréhension était totale entre Bonaparte et les marins. Bonaparte ne parvenait pas à admettre la spécificité de l'élément maritime au point de dédaigner les compétences professionnelles de Brueys. Commandant en chef des forces de terre et de mer, il avait depuis le début de la campagne ravalé le chef de son escadre à un rôle d'exécutant, lui donnant même des instructions d'ordre tactique. Le débarquement sur les plages de l'anse du Marabout, à l'est d'Alexandrie, se déroula avec lenteur et moult difficultés. Dix-neuf hommes se noyèrent, la galère sur laquelle Bonaparte avait pris place manqua se fracasser sur les récifs. Mais en dépit de ces conditions périlleuses, l'armada fut comme prise de transe et la presque totalité des troupes avait débarqué dans la nuit. Aussitôt formées en colonnes, celles-ci investirent Alexandrie, prise sans coup férir le 2 juillet. Bonaparte avait une nouvelle fois eu raison sur Brueys.
Comme prévu dans le plan conçu par le baron de Tott, la flotte de transport devait mouiller, dès le lendemain, dans le Port-Vieux d'Alexandrie. C'était le seul port de la côte, un havre carré de deux mille mètres de côté, bien abrité, ceinturé de récifs dont l'accès était limité à trois passes de cinq à huit mètres de profondeur. Mais sérieux mécompte, les pilotes égyptiens refusaient de rentrer les vaisseaux de 74 canons et encore moins ceux de 80 ou de 120. Deux incidents grippèrent le déroulement jusqu'alors parfait de ce début de campagne. En premier lieu, la frégate Junon avait laissé les djermes (1) s'échapper du Port-Neuf, embarcations qui allaient manquer cruellement pour le transport des troupes sur le Nil ; Bonaparte éprouva colère et déception à l'égard des marins qui décidément n'avaient « aucune puissance d'exécution ». En second lieu, le transport Patriote, avec un tirant d'eau de cinq mètres et demi, s'embrocha sur un rocher dans un passage, pourtant balisé. Une grande partie du matériel scientifique ne put être sauvée. Cet accident laissait mal augurer l'entrée des vaisseaux tirant deux à trois mètres supplémentaires. Tout n'était toutefois pas perdu, les pilotes indigènes prétendant qu'il existait une passe plus profonde.
 
Que faire de la Flotte ? Un plan inapplicable.
La logique voulait qu'une fois le débarquement effectué, l'escadre se mît en sécurité alors que les Anglais étaient censés roder dans les parages. Lorsque Bonaparte défendait, à Paris, son projet devant les Directeurs, il leur avait annoncé son intention de mettre la flotte à l'abri dans le Port-Vieux d'Alexandrie, la solution de rechange étant de l'envoyer à Corfou, sa base fétiche, obtenue par le traité de Campoformio. La rade y était relativement sûre, le détroit protégé par une forteresse, la sortie aisée en hiver soit vers l'ouest, soit vers l'Adriatique, sans compter qu'en plein été le facteur sanitaire était nettement plus favorable que sur le littoral égyptien. Mais Brueys était très hostile à cette solution. Pendant de longues semaines jusqu'en février 1798, il s'était trouvé bloqué dans cette base excentrée, sans approvisionnements ni rechanges navals ni nouvelles du gouvernement. Il ne souhaitait évidemment pas renouveler cette malheureuse expérience. L'option  » Corfou  » laissait de surcroît le corps expéditionnaire sans arrière, au moment où il avançait dans un pays inconnu et sans assurance de n'être pas rejeté à la mer par les Mamlûks. Il était tout à l'honneur de Brueys de refuser d'abandonner l'armée.
Contre l'avis de Bonaparte, Brueys n'entendait pas non plus entrer dans le Port-Vieux par crainte de s'y trouver pris au piège et bloqué par un seul vaisseau ennemi. L'existence de hauts-fonds constituait un prétexte bien commode. Un bras de fer s'était engagé entre les deux hommes, Bonaparte insistant pour le mouillage dans Alexandrie. Le commandant en chef préférait, ce qui est compréhensible, que l'escadre demeurât sur le littoral égyptien tant que la conquête du pays n'était pas assurée ; seul point sur lequel les deux hommes étaient plus ou moins tacitement d'accord. Pour donner le change, Brueys offrit une prime de 10 000 francs au pilote égyptien qui trouverait la passe et fit procéder à des relevés hydrographiques par le capitaine de frégate Barré de Saint-Leu.
En attendant, il préconisa un compromis : le mouillage en baie d'Aboukir, à 20 milles dans le nord-est d'Alexandrie, pour faciliter le débarquement de l'artillerie de siège. Le désastre consommé, Bonaparte se dédouaner en faisant porter toute la responsabilité sur Brueys et l'accuser d'avoir désobéi à ses instructions du 3 juillet lui ordonnant de pénétrer dans le Port-Vieux et, au cas où cela serait impossible, de partir pour Corfou. Ces instructions figurant sous la seule forme de  » copie  » dans les archives de la marine furent sans doute concoctées a posteriori pour étayer l'argumentaire de Bonaparte. Ce dernier, excité par la perspective de conquérir des terres de légende, avait traité avec légèreté la flotte et, s'il avait envisagé l'alternative  » Corfou « , il ne donna aucun ordre formel. À la décharge de Bonaparte, c'est son absence qui lui fit perdre le bras de fer avec Brueys. Il avait quitté Alexandrie pour Le Caire convaincu qu'une passe était sur le point d'être trouvée, opinion que le très optimiste rapport de Barré conforta le 13 juillet. Bonaparte avait pris le pari de s'enfoncer en Égypte au risque de couper ses lignes de communication que seule la conquête pourrait rétablir. Dans ces conditions, il lui était difficile de surveiller Brueys qui, à aucun moment, ne se sentit autorisé à quitter le littoral égyptien.
 
Des préparatifs inadéquats.
La baie d'Aboukir n'était pas en soi un mauvais choix. Même si la rade était foraine, ouverte à tous et à tout vent, elle bénéficiait d'une excellente position à mi-chemin d'Alexandrie, base arrière de l'armée d'Orient, et de Rosette, tête de ligne des transports fluviaux. Elle était peu profonde, protégée par la pointe d'Aboukir, flèche de sable sur laquelle se trouvait un fort. Le choix de la tactique était déterminant. Fallait-il combattre à la voile ou au mouillage ? La question suscita un débat d'autant plus vif que les deux solutions offraient avantages et inconvénients. Blanquet du Chayla, Dupetit-Thouars et une minorité d'officiers, favorables au combat à la voile, s'opposèrent à Ganteaume et Villeneuve, partisans du combat au mouillage. Brueys commença par ne pas trancher. Pour l'embossage à Aboukir, il choisit un dispositif très classique, sur une ligne parallèle au rivage. Brueys commandait l'ensemble et le centre, les contre-amiraux Du Chayla et Villeneuve respectivement l'avant-garde (Franklin) et l'arrière-garde (Guillaume Tell), tandis que frégates et bombardes étaient disposées entre la ligne et le littoral. La crédibilité de cet embossage dépendait de son exécution. Or, première faute, la tête de ligne aurait dû s'appuyer sur le fort d'Aboukir où deux mortiers et quatre canons de 6 furent installés. Mais elle en était si éloignée que l'artillerie terrestre avait une portée trop courte et sa protection fut un leurre. Deuxième faute, les caractéristiques hydrographiques de la baie ne furent pas convenablement exploitées et les bâtiments embossés trop loin des hauts fonds, laissant un espace suffisant à l'ennemi pour tourner la ligne, par crainte d'être drossés à la côte en cas de mauvais temps. Troisième faute, les bâtiments furent embossés à plus de 130 mètres les uns des autres, leur interdisant de coopérer à plusieurs contre un même ennemi, de se soutenir mutuellement et d'empêcher la rupture de la ligne.
Cet embossage au rebours des règles militaires fut contesté au sein des états-majors et le lieutenant de vaisseau Lachadenède, membre de l'état-major de Brueys, préconisa un autre dispositif au fond de la baie, selon un tracé concave, plus près des hauts fonds, la tête et la queue de la ligne protégées par des bâtiments du convoi coulés et des bombardes. L'ennemi ne pourrait plus s'approcher du rivage et serait soumis à des feux croisés. Brueys refusa, convaincu de la supériorité de son plan. Selon lui, les Anglais éviteraient les récifs d'Aboukir et, poussés par les vents de nord-ouest dominants, seraient jetés dans le fond de la baie où il avait placé ses meilleurs vaisseaux, les mieux commandés. Il s'attendait donc à une attaque prononcée par des vaisseaux courant ligne parallèle et le canonnant de la mer et s'en revenant, aussi opposait-il la même tactique qui avait si bien réussi à l'amiral anglais Hood en janvier 1782 lors de la bataille de Saint-Christophe contre l'escadre de Grasse à bord de laquelle il se trouvait, jeune lieutenant de vaisseau de vingt-trois ans. Mais Brueys avait mal assimilé les leçons de Hood et son dispositif était un simulacre de défense. Il croyait sa position inexpugnable, elle était exécrable.
 
Une flotte qui perd toute valeur militaire.
Les vaincus d'Aboukir tels Villeneuve ou Decrès et l'historiographie ont insisté sur les défauts de l'escadre pour justifier le désastre. Ils mirent en cause le matériel, la vétusté et le délabrement des vaisseaux armés à Toulon. Sur les treize vaisseaux de l'escadre, trois étaient incontestablement des non-valeurs militaires, armés pour accroître les capacités de transport de troupes. C'étaient les vétérans des guerres de Louis XV : le Guerrier et le Peuple Souverain, lancés en 1753 et 1757, étaient en si mauvais état qu‘ils étaient désarmés depuis deux ans ; mais surtout le Conquérant, vieux de cinquante-deux ans, transformé en poudrière depuis 1793, était doté d'une artillerie de frégate par crainte qu'il ne fût disloqué par l'ébranlement de sa propre artillerie ! Lors de la bataille, crocs et pitons des bragues et des palans des canons s'arrachèrent aux premiers coups tirés tant les membrures étaient pourries. L'armement des bâtiments s'étant fait dans la hâte, leur équipement laissait souvent à désirer. Les poudres étaient de qualité douteuse obérant l'efficacité de l'artillerie pendant la bataille. Mais si l'escadre était effectivement handicapée par trois non-valeurs militaires, ce désavantage était compensé par la puissance et la qualité des autres bâtiments. Le vaisseau-amiral français, l'Orient était un 120 canons, fleuron de la marine française. Les trois vaisseaux de 80 canons (Guillaume Tell, Tonnant, Franklin) étaient considérés comme les plus belles unités du monde. Les vaisseaux de 74 canons étaient des modèles d'équilibre entre puissanc e militaire et qualités nautiques, et surclassaient leurs homologues britanniques, plus petits et moins bien conçus en dépit des progrès des constructions navales anglaises. Les frégates étaient d'excellente qualité, leur nombre était limité à quatre par manque de matelots et non par défaut de construction. De plus l'artillerie navale française était plus puissante que l'anglaise. Elle opposait des canons de 36 livres à des 32 pour les Anglais, des 24 livres à des 18, des 12 livres à des 9.
 
La situation contrastée du matériel se retrouvait pour les hommes. Les états-majors de l'escadre étaient très hétérogènes. Les deux tiers des commandants avaient été recrutés en 1793, conséquence du phénomène de l'émigration qui avait réduit le corps des officiers de marine comme peau de chagrin. Leur sélection s'était faite selon des choix politiques et fonction de leur appartenance à la marine marchande ou à la Compagnie des Indes. Ils étaient réputés être de bons navigateurs, mais il leur était reproché de ne s'intéresser qu'aux aspects techniques de leur métier à l'exclusion du militaire, et, faute de formation, d'être incapables de manoeuvrer en escadre, Brueys s'en méfiait et manifestait à leur égard de la condescendance, au détriment de la cohésion du commandement :  » Il se rapprochait si peu de ses capitaines, qu'on aurait cru par le défaut de liaison qu'il résultait entre eux de cet éloignement que les vaisseaux étaient commandés par treize nationaux différents  » se plaignait Léonce Trullet, commandant du Timoléon. Pourtant, les quatre officiers généraux (Brueys, Villeneuve, Blanquet du Chayla, Decrès) étaient de purs produits de l'ancien Grand Corps, hérités de la marine de Louis XVI. Entrés dans la marine par la porte d'honneur comme gardes, ils avaient été formés à la rude école de la guerre d'Amérique, ce qui était aussi le cas pour les chefs de division Casabianca, Dupetit-Thouars, Émeriau de Beauverger et Ganteaume. Dans sa majorité, l'état-major général appartenait au même univers social et professionnel. Il était plus homogèn e que sa réputation. Les commandants des vaisseaux avaient été manifestement choisis avec soin et étaient censés appartenir à une élite comme le démontre la présence de trois officiers apparentés à des ministres de la marine. Ces éléments de cohésion étaient toutefois insuffisants, comme c'est souvent le cas dans les escadres françaises, pour éviter le développement d'un état d'esprit détestable, le manque de confiance, les dissensions aux limites de l'insubordination et de l'indiscipline.
 
Le dysfonctionnement des états-majors était aggravé par les carences quantitatives et qualitatives des équipages. Le recrutement de l'armée de mer était plus que jamais un casse-tête. Concurrencé par l'essor de la guerre de course, il était surtout affaibli par les vicissitudes politiques, la contre-révolution touchant les habituels foyers recruteurs de l'Ouest et du Sud-Est.  » Fuyards et déserteurs  » échappaient à la levée de l'Inscription maritime. À titre préventif, pour éviter les désertions, l'escadre de Brueys de retour de Corfou avait été mise en quarantaine à Toulon. Il est facile d'imaginer l'état d'esprit de ces hommes qui n'avaient pas reçu leur solde depuis neuf mois ni débarqué sur les côtes françaises depuis le double de temps ! Pour armer les vaisseaux de Toulon, toutes les recettes avaient été employées : enrôlement d'office,  » presse « , emploi de soldats pour la mousqueterie et l'artillerie. Cela donnait des équipages de bric et de broc, issus de la pêche, du cabotage, voire de la batellerie. Certains n'avaient jamais vu la mer. La vigueur physique de la plupart laissait à désirer ;  » nous n'avions presque que des enfants  » constatait Lachadenède.
En dépit de tous les expédients, l'escadre appareilla avec un déficit d'un cinquième des effectifs réglementaires. Pour des raisons de service et de santé, le déficit initial s'aggrava en Égypte pour atteindre environ le tiers. Quelque 600 des meilleurs matelots furent en effet prélevés pour armer la flottille du Nil sous les ordres du chef de division Perrée et remplacés par des soldats valétudinaires et indisciplinés, la lie de l'armée. Mais ces faits sont à pondérer. Les officiers mariniers et les matelots n'étaient pas différents de ceux de Suffren. La mauvaise image des recrues toulonnaises s'était étendue injustement à tous, alors que la plupart étaient parfaitement amarinées et expérimentées. Fait nouveau, la guerre navale avait pris un caractère national et passionnel. Pendant la bataille, si des défaillances furent à regretter, par contre la plupart des marins, quels que fussent leurs grades, se battirent  » comme des lions  » et les prisonniers étaient accablés, à la stupéfaction des Anglais, par la perte de leur vaisseau comme s'il leur appartenait.

L'atterrissage au mois de juillet, aux plus fortes chaleurs, ne pouvait que compromettre l'état sanitaire de l'escadre. La dysenterie et autres maladies contractées par la consommation d'eau saumâtre décimèrent les équipages. Brueys était lui-même gravement atteint et victime d'une asthénie invalidante. La situation était d'autant plus précaire que l'escadre se débattait dans d'inextricables problèmes de logistique. Elle était au bord de la famine et de la soif. Sur ordre de Bonaparte, elle avait fourni à l'armée d'Orient 40 000 rations de campagne qui lui manquaient cruellement au bout de plusieurs semaines de mouillage à Aboukir, alors qu'elle ne recevait aucun approvisionnement. Faute de bois, elle ne pouvait même pas faire du pain ou du biscuit alors que la farine abondait. Brueys ne fit pas appel aux marins de la flotte des transports mouillés à Alexandrie pour compléter ses équipages pour la bonne raison qu'il était dans l'incapacité de les nourrir. Sous-alimentés, affaiblis par la chaleur et les maladies, les matelots étaient employés aux seules corvées d'eau qui les obligeaient à guerroyer avec les Bédouins, non sans pertes humaines. Aucun relevé hydrographique de la baie ne fut effectué. Les matelots, qui avaient besoin d'être repris en main après le transport des troupes, ne firent ni exercice ni branle-bas alors que durant la traversée Bonaparte leur avait imposé quatre heures d'entraînement quotidien. Pis, aucune force d'éclairage ne fut mise en vedette devant la baie d'Aboukir. La frégate Justice n'avait pu exécuter cette mission faute de vivres et d'eau. L'escadre avait perdu tout ressort militaire.

L'attente prolongée avait anesthésié la peur du retour inopiné des Anglais, qui étaient signalés faisant voile vers la Sicile :  » La manoeuvre des Anglais paraît assez extraordinaire, je ne peux l'attribuer qu'au défaut de vivres, qui les a forcés de retourner sans combattre une escadre que sans doute ils avaient ordre de chercher  » (Brueys). Même la reconnaissance de deux frégates anglaises à la fin du mois de juillet n'eut pas raison de la léthargie ambiante. Brueys n'était pas à la hauteur de sa tâche. Dans le choix des hommes, Bonaparte privilégia souvent la soumission au talent, ce qui dans le cas de Brueys fut calamiteux. Celui-ci s'avéra un subordonné timoré, incapable d'anticiper les ordres du chef ou de s'y soustraire. Il était très représentatif d'une marine qui avait perdu confiance en elle-même. Contrairement à l'armée qui s'était couverte de gloire sur tous les théâtres européens, la marine avait depuis le début de la guerre accumulé les revers au point d'adopter sur ordre du Directoire une stratégie défensive, selon le précepte du ministre de la marine, Piéville Le Pelley :  » éviter toute rencontre « . Son esprit combatif s'était amenuisé et ne se révélait que lors de combats individuels. Elle souffrait d'un incontestable complexe d'infériorité à l'égard de la Royal Navy parée de toutes les vertus guerrières. Les escadres anglaises étaient perçues comme de redoutables instruments de combat, homogènes, manoeuvriers, ravitaillés en vivres, dotés d'équipages d'élite, à effectifs complets, disciplinés et surentraînés par de longs séjours à la mer. Et enco re, avant la bataille d'Aboukir, les Français ne connaissaient pas Nelson et ignoraient combien il était un chef remarquable, sachant animer ses états-majors comme une  » bande de frères « , saisissant contraste avec Brueys. Ainsi, presque un mois après l'arrivée du corps expéditionnaire français, la flotte s'était délitée sur les plans moral et physique. Ce ne fut que la veille de l'arrivée de Nelson qu'elle commença à sortir de sa léthargie à l'annonce de la victoire des Pyramides (21 juillet) et à l'arrivée de djermes chargées de vivres frais et de riz. Bonaparte avait envoyé son aide de camp Jullien porteur de l'ordre que la flotte devait entrer dans le Port-Vieux ou appareiller pour Corfou. Mais Jullien fut égorgé dans une embuscade et de toute façon il n'aurait pu atteindre Aboukir que le lendemain de la bataille. Le destin de l'escadre était joué.


2. Une bataille de destruction

Après une traque de soixante-dix jours en Méditerranée, le 1er août 1798, vers 14 heures, Nelson surgit au large de la baie d'Aboukir surprenant l'escadre de Brueys qui était censée l'attendre de pied ferme depuis près d'un mois. Alors que Brueys craignait une rencontre avec une escadre anglaise supérieure, la balance des forces en présence était à parité avec même un avantage pour les Français, puisque Nelson alignait treize vaisseaux de 74 canons et un de 50 (Leander), armés de 938 canons (compte tenu de la mise hors jeu du Culloden) contre 1 182 aux Français.
Dès l'apparition des Anglais, les vaisseaux français rappelèrent chaloupes et canots occupés à toutes sortes de servitude. Les équipages des frégates vinrent compléter ceux des vaisseaux, tel le Tonnant qui reçut 150hommes de la Sérieuse. Un conseil de guerre impromptu fut particulièrement houleux sur la tactique à adopter. À contrecoeur Brueys trancha en faveur du combat à l'ancre en raison des carences structurelles de l'escadre qui ne lui permettaient pas de disposer d'hommes en nombre suffisant pour manoeuvrer en même temps les voiles et l'artillerie. Argument imparable, même si les probabilités d'un échec de cette tactique étaient élevées, eu égard aux leçons tirées de l'histoire navale. Mais Brueys croyait rééditer la bataille de Saint-Christophe. Il fit hisser les perroquets à tout hasard, dans l'espoir que les Anglais renonçassent aux aléas d'un combat de nuit, et donna l'ordre du branle-bas de combat. Tous les vaisseaux français se réunirent les uns aux autres avec de gros câbles pour interdire la rupture de la ligne. Brueys envoya le brick l'Alerte pour attirer l'escadre anglaise sur les récifs d'Aboukir.

Mais rien ne se passa comme Brueys l'avait prévu. Avec une rare audace, Nelson assuma les risques d'un combat nocturne alors qu'il devait livrer bataille dans des eaux inconnues, sans carte, en l'absence de quatre de ses vaisseaux : deux en reconnaissance à Alexandrie (Alexander, Swiftsure) ; le Culloden échoué sur les récifs ; le Leander immobilisé au secours du précédent. Bénéficiant d'une brise du nord-ouest, Nelson n'hésita pas une seconde à passer à l'attaque avec dix vaisseaux. Sa tactique était induite par sa supériorité en caronades (2) (2 de 32 et 6 de 18 sur les vaisseaux de 74). Ces bouches de feu, de courte volée, de gros calibres, lançant des obus ou de la mitraille, n'étaient efficaces qu'à courte portée. C'est la raison pour laquelle Nelson s'attacha durant toute sa carrière à livrer combat le plus près possible des bâtiments ennemis pour optimiser l'efficacité des caronades et obtenir une victoire décisive, une bataille de destruction. Ayant pris la mesure du dispositif ennemi, il ordonna l'attaque de la ligne française par « détail » en commençant par l'avant-garde et se garda bien de la longer comme Brueys l'avait prévu à l'exemple de la bataille de Saint-Christophe. Une erreur funeste de prévision.
Foley, commandant le bâtiment de tête, le Goliath, prit l'initiative audacieuse et déterminante de passer entre la ligne d'embossage française et la terre. Un pari jouable dans la mesure où les vaisseaux anglais étaient de plus petit tonnage que leurs homologues français et bénéficiaient donc d'un tirant d'eau plus faible. Foley fut suivi par quatre vaisseaux (Zealous, Orion, Theseus, Audacious) tandis que Nelson, à bord du Vanguard, et les quatre vaisseaux (Minotaur, Defence, Bellerophon, Majestic) attaquaient du large. Reliés les uns aux autres par des câbles et des filins, les vaisseaux français ne purent que subir la manoeuvre anglaise. Ceux de l'avant-garde, les plus mauvais vaisseaux français, furent pris en tenaille et écrasés par des forces supérieures. L'attaque anglaise  » en tenaille  » accrut la faiblesse des Français, contraints de combattre des deux bords alors que le manque d'hommes leur permettait d'armer difficilement toutes les pièces d'un seul bord. Le Guerrier et le Conquérant furent même surpris avec leurs batteries bâbord encombrées. Ainsi contrairement à ce que Brueys avait prévu, son dispositif facilita la tâche de ses adversaires.
 
A posteriori, Villeneuve justifia son comportement répréhensible durant la bataille en affirmant que la défaite était inéluctable dès le  » doublement  » de la ligne française, à 18 heures. En fait, l'affaire est plus complexe et l'issue n'était pas fatale. Les Français marquèrent des points. Le Bellerophon, ayant manqué son mouillage, se trouva opposé à l'Orient, presque deux fois plus puissant. Moins d'une heure plus tard, il quittait la ligne rasé comme un ponton et aurait même amené son pavillon d'après les témoignages des Français, qui dans la furie des combats manquèrent son amarinage. Seconde occasion manquée : le Majestic. Sérieusement avarié, son commandant tué, il aurait pu être pris si les matelots de l'Heureux n'avaient pas refusé de monter sur le pont en dépit des exhortations des officiers, sabre au clair. Mais le Majestic parvint à se dégager. L'avant-garde française était sérieusement malmenée, lorsqu'à la tombée de la nuit survinrent l'Alexander et le Swiftsure, suivis plus tard par le Leander, constituant pour Nelson une réserve providentielle. Mais celle-ci aurait très bien pu être annihilée par l'arrière-garde française si Villeneuve avait profité des vents, qui avaient contrarié l'arrivée des deux vaisseaux anglais en provenance d'Alexandrie, pour remonter la baie et prendre à son tour en tenaille la ligne anglaise.

À ce stade de la bataille, rien n'était encore perdu. Le dénouement aurait pu tourner au  » match nul  » pour reprendre une expression sportive. Le Tomoléon avait hissé ses huniers pour inviter son amiral à se porter au secours de leurs compagnons en mauvaise posture, mais Villeneuve demeura impassible. Les renforts anglais concentrèrent alors leurs tirs contre le centre de la ligne française. À 22 heures, l'Orient explosa, entraînant une suspension d'armes d'un quart d'heure, tant la stupéfaction était grande, et désorganisant l'arrière-garde. Un à un les bâtiments français amenèrent leur pavillon. Le lendemain matin le désastre français était consommé. Seuls deux vaisseaux (Généreux, Guillaume Tell) et deux frégates (Diane, Justice) quittèrent indemnes le champ de bataille avec Villeneuve, le commandant de l'arrière-garde, qui avait assisté aux combats en  » spectateur oisif  » et qui  » prit le large en faisant la manoeuvre qu'il avait jugée impraticable la veille pendant le combat  » (Troude).
Quelle que soit la crédibilité des explications fournies par Villeneuve, il est certain que dans la même situation un amiral anglais se serait porté au coeur de la bataille. En tout cas, Villeneuve ne fit rien pour redresser l'erreur intellectuelle de Brueys. Nelson, blessé au visage, avait cru sa fin venue. Il enragea d'avoir laissé échapper un cinquième de la puissance de feu de l'escadre française ce que lui reprocha Saumarez, commandant l'Orion. Mais les vaisseaux anglais étaient trop avariés pour poursuivre la division de Villeneuve. Lejoille, commandant le Généreux, faussa compagnie à cette dernière et s'offrit même le luxe de s'emparer du Leander, porteur des dépêches de Nelson. Les matelots français se conduisirent de façon peu honorable en se livrant au pillage. Mais qu'importe la manière, la marine française tenait une petite revanche sur le désastre d'Aboukir.

3. Les implications stratégiques de la bataille d’Aboukir

Le bilan était sévère pour les Français. Leur escadre était anéantie : l'Orient avait sauté ; la frégate Artémise et le Timoléon avaient été incendiés par leurs équipages ; dix vaisseaux avaient amené leur pavillon. La frégate Sérieuse avait coulé ; trois vaisseaux de 74 canons (Guerrier, Heureux, Mercure) furent brûlés par les Anglais ; trois autres de 74 (Conquérant, Aquilon, Peuple Souverain) furent transformés en ponton à Gibraltar ; deux vaisseaux de 80 canons, le Franklin (rebaptisé Canopus) et le Tonnant ainsi qu'un 74 (Spartiate) furent intégrés dans la Royal Navy. Les pertes françaises sont approximatives. Elles s'élèveraient à quelque 1 700 hommes tués dont Brueys et trois commandants de vaisseau, 1 500 blessés et plus de 3 000 prisonniers (relâchés par Nelson incapable de les nourrir). En comparaison les Anglais n'avaient que 218 hommes tués, 678 blessés et deux vaisseaux sérieusement avariés.
Le désastre d'Aboukir eut d'incalculables répercussions psychologiques sur la marine française et accrut sensiblement son complexe d'infériorité. Nelson était devenu son cauchemar. Il avait vaincu Bonaparte et une armée de 30 000 hommes. Nelson et Bonaparte avaient de nombreux points communs, l'un et l'autre  » révolutionnant  » leur arme. Mais si Nelson l'avait vaincu, c'était par ce qui les différenciait. Bonaparte était  » absent  » à Aboukir parce qu'il était parti conquérir l'Égypte, qu'il était habité par des rêves de grands horizons, de modernisation de l'Orient et de civilisation. Le contraste était saisissant avec Nelson qui lors des trois derniers mois précédant la bataille n'avait été qu'obsédé par la recherche et la destruction de l'escadre française.

À la nouvelle du désastre, Bonaparte ne laissa rien paraître de sa déception pour ne pas désespérer l'armée d'Orient. Conscient d'être  » prisonnier  » de sa conquête égyptienne, il camoufla ses sentiments par une activité débridée. Il ordonna de procéder au renforcement des défenses du port d'Alexandrie, de Rosette et de Damiette pour interdire l'accès du Nil aux chaloupes anglaises. Il nia l'importance du désastre en élaborant des plans pour reconstituer rapidement l'escadre de Méditerranée. Tous ses espoirs reposaient sur le  » miraculé  » d'Aboukir, Ganteaume, à qui il confia le commandement des débris de la marine en Égypte : 2 vaisseaux de 64 canons (Dubois, Causse), 4 frégates (Alceste, Junon, Carrère, Muiron) et quelques bricks et avisos. Bonaparte afficha un optimisme inébranlable et, le 21 août, ordonna à Villeneuve, réfugié à Malte, de réunir ses forces aux deux vaisseaux et à la frégate qui devaient escorter le deuxième échelon de l'expédition qu'il avait organisé avant son départ de Toulon. Villeneuve était chargé d'une double mission : contenir l'escadre turque et favoriser le passage des convois.
Ces ordres avaient un caractère surréaliste dans la mesure où ils ne faisaient aucune allusion aux forces de blocus anglaises. Bonaparte donnait l'impression de ne pas comprendre les implications d'Aboukir. La marine était sous le choc, incapable de disputer la maîtrise de la Méditerranée, ou même de risquer quelques forces. Le deuxième échelon de l'expédition d'Égypte ne quitta jamais Toulon, les autorités maritimes ne surent pas profiter de l'absence de Nelson dans le bassin occidental de la Méditerranée et perdirent même ainsi l'opportunité de renforcer la défense de Malte. Certes dans les mois qui suivirent Aboukir, les communications entre la France et l'Égypte ne furent pas totalement coupées, un blocus n'étant jamais étanche. Les dépêches de Bonaparte transitaient par les navires des neutres dans des délais dépassant deux mois.

Le Directoire, conscient de la situation critique de l'armée d'Orient, tenta le 4 octobre de mettre en oeuvre une escadre de secours, confiée au vice-amiral Pléville Le Pelley, ex-ministre de la marine, et composée de trois vaisseaux ex-vénitiens. Mais les vaisseaux s'avérèrent en très mauvais état, faisant de l'eau de toutes parts et desservis par des équipages sans entraînement. Après un mois de croisière stérile, l'escadre rallia Ancône pour n'en plus sortir. Ignorant ces dispositions, Bonaparte avait insisté auprès du Directoire, le 7 octobre, pour qu'il concentre toutes les forces navales françaises en Méditerranée. En attendant, il avait continué la pacification et la modernisation de l'Égypte comme si rien ne s'était passé à Aboukir, s'en tirant par une pirouette :  » Il faut mourir ici, ou en sortir grands comme les anciens « .
À l'issue de la bataille d'Aboukir, les craintes françaises d'un nouveau coup de force anglais se révélèrent infondées. Tout au plus les Anglais occupèrent-ils l'îlot d'Aboukir. Nelson ne se soucia que de réparer les avaries de son escadre. Il était de surcroît très handicapé par sa blessure au front qui devait lui causer de très violents maux de tête durant de longues semaines. Une mission plus urgente l'attendait : protéger le royaume de Naples dans la perspective d'une deuxième coalition anti-française. Nelson divisa son escadre en trois : le gros de l'escadre sous les ordres de Saumarez appareilla avec six prises françaises à destination de Gibraltar ; Hood assura le blocus du littoral égyptien avec 3 vaisseaux (Zoulous, Goliath, Swiftsure) et 3 frégates ; Nelson fit voile avec 3 vaisseaux (Vanguard, Culloden, Alexander) et une frégate sur Naples où, le 22 septembre, il fut accueilli en triomphateur. L'Angleterre et l'Europe anti-française avaient un héros.

L'élimination de l'escadre française de Méditerranée engendra une onde de choc en Europe et jusqu'aux Indes où la nouvelle de la victoire de Nelson parvint à la fin d'octobre. Elle n'effaça pas  » l'effet très défavorable  » produit par l'expédition française en Égypte. L'allié de la France, Tippo Sahib, dont l'ambassade avait été reçue avec magnificence par Louis XVI en 1788, devenait l'homme à abattre. Le gouverneur général Richard Colley Wellesley, décidé à éliminer le perturbateur du sous-continent indien, concentra une armée sur les frontières du sultanat de Mysore. Les jours de Tippo Sahib étaient comptés.
Les Anglais exploitèrent leur victoire et selon le principe du  » domino qui tombe  » s'adjugèrent un à un tous les points clés de la Méditerranée. Le 28 octobre ils s'emparèrent de l'île de Gozo, située à quelques encablures de Malte, dont les habitants, exaspérés par l'application sans discernement des lois de la République dans le mépris des traditions maltaises, s'étaient révoltés. Les forces anglaises de blocus furent renforcées par une petite escadre portugaise. L'agitation gagna Malte et la garnison française fut contrainte de se replier sur La Valette. Le 16 novembre, les Anglais prirent aux Espagnols Minorque avec Mahón, la grande forteresse de la Méditerranée occidentale. Le désastre d'Aboukir élargit le nombre des ennemis de la France. L'empire Ottoman, son allié séculaire, était indigné. Talleyrand s'était gardé de se rendre à Constantinople pour convaincre la Sublime Porte que l'expédition d'Égypte n'était qu'une opération de police destinée à rétablir l'ordre en son nom. La Russie, déjà exaspérée par l'annexion des îles Ioniennes lors du traité de Campoformio, ressentit comme une offense directe au tsar la prise de Malte et les visées françaises sur l'Égypte comme une atteinte à son périmètre de sécurité. Le 9 septembre, les deux ennemis héréditaires s'unirent pour déclarer la guerre au Directoire. Leurs escadres combinées fondirent sur les îles Ioniennes. Cerigo capitulait le 12 octobre, Zante le 25. Seule l'île de Corfou résistait sous les ordres du général Chabot. L'Adriatique, une des voies pour venir au secours de Bonaparte était sur le point d'être coupée.

En s'adjugeant la maîtrise de la Méditerranée, c'est-à-dire le moyen de faire pression sur le Continent, le premier ministre anglais Pitt était en mesure d'encourager tous les États européens, qui souffraient du joug français, à abandonner leur neutralité et à rejoindre la deuxième coalition anti-française, à laquelle il oeuvrait depuis de longs mois. Nelson, qui décidément n'était pas un fin politique, poussa le roi de Naples, Ferdinand IV, à anticiper la formation de cette coalition et à attaquer la République romaine. Funeste erreur, les troupes napolitaines furent écrasées le 5 décembre par le général Championnet. La famille royale et le gouvernement napolitain accompagnés de lady Hamilton n'eurent que le temps d'être évacués par Nelson à Palerme. Un sérieux mécompte dans un contexte international favorable à l'Angleterre, mais qui n'empêcha pas la conclusion en 1799 de la deuxième coalition avec Naples, le Portugal, la Russie, l'empire Ottoman et l'Autriche.

Le désastre d'Aboukir consommait l'échec de la stratégie de Bonaparte. Si la France ne reprenait pas la maîtrise de la Méditerranée, Bonaparte devait abandonner son ambition de dominer les deux rives de la Méditerranée et de relancer la lutte pour conquérir les Indes. Profitant de l'affaiblissement de la position anglaise en Méditerranée, il avait tenté de dominer le Levant, l'empire Ottoman et la route des Indes après avoir phagocyté Venise et s'être approprié son arsenal, sa flotte et les îles Ioniennes. Pour sortir de l'impasse stratégique dans laquelle s'étaient enlisées la France et l'Angleterre, Bonaparte avait joué de la stratégie périphérique, de la  » carte maritime  » contre l'archétype de la puissance maritime. Seul moyen audacieux d'amener l'Autre à résipiscence en utilisant les armes de celui-ci.
Des historiens britanniques à l'instar de Paul Kennedy reconnaissent que la tentative de Bonaparte optimisée par l'intervention française en Irlande aurait pu, si elle avait réussi, porter un coup sévère au Royaume-Uni. Les décideurs anglais, tout comme Nelson, prirent cette menace très au sérieux, d'où la bataille de destruction livrée à une escadre française offerte en holocauste par un Brueys, intellectuellement dépassé, qui n'avait pas compris que la guerre navale était entrée dans une ère nouvelle. Mais à la fin de l'année 1798 Bonaparte avait encore des raisons d'espérer. La carte maritime n'était pas encore perdue. Le 13 décembre, le Directoire avait reçu la dépêche de Bonaparte du 7 octobre sur la nécessité de concentrer en Méditerranée toutes les forces navales disponibles. Taraudé par la mauvaise conscience de n'avoir rien entrepris de sérieux pour secourir les meilleurs généraux et soldats de l'armée,  » emprisonnés  » en Égypte, le Directoire harcelé par Barras, ordonna, le 19 décembre, d'armer l'armée navale de l'Océan, forte de 25 vaisseaux de ligne. La République jouait ses dernières  » cartouches  » navales et son champion était un officier exceptionnel, le ministre de la marine, le vice-amiral Eustache Bruix. En 1799, tout était encore possible d'autant que durant cette période Nelson était plus  » l'amant de lady Hamilton  » qu'officier général de la Royal Navy.

Notes

(1) Mémoires d'outre-tombe, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1997, t. II, p. 2999, Préface testamentaire.
(2) Ibid., livre XIV, chapitre 5, t. 1, p. 837.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
421
Numéro de page :
10-21
Mois de publication :
déc.-janv.
Année de publication :
1998-1999
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