Napoléon, une image d’Épinal

Auteur(s) : CHANTERANNE David
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 Synthétisant la réalité pour n’en retenir que l’essentiel, simplifiant à l’extrême l’événement historique par désir de clarté et de lisibilité, l’image d’Épinal en a souvent été réduite à ce qu’elle est devenue dans le langage courant : une représentation économique et stéréotypée d’une vérité infiniment plus complexe. Et pourtant, que d’informations véhiculées, que d’opinions et de convictions transmises, de légendes diffusées en aussi peu de surface et pour tant de lecteurs à la fois. Populaires, ces planches aux couleurs vives ne le sont que par le public qu’elles ont touché. Elles sont désormais entrées dans notre Panthéon national pour leur idéalisation, leur grande force de persuasion et leur mouvement allusif des plus efficaces.

Napoléon, une image d’Épinal
Napoléon au pont d'Arcole © RMN-Grand Palais (MuCEM) - Thierry Le Mage

Deux siècles d’histoire

Héritière d’une tradition artisanale fortement marquée à Épinal depuis la fin du XVIIe siècle (Claude Cardinet, Jean-Nicolas Vatot et Jean-Charles Didier), le travail entrepris par la famille Pellerin ne trouve sa pleine expression qu’avec le dernier fils de Nicolas, un fabricant de papiers peints, Jean-Charles, qui est né en 1756. Celui-ci ne se contente plus en effet de son seul rôle de cartier, de dominotier, de marchand de vin, de graveur et d’horloger, tous métiers liés à la production de papier mais peu rentables. Car sous la Révolution, ses cadrans d’horloge, émaillés et ornés de motifs religieux destinés à la Bretagne, ne se vendent plus. Il a alors l’idée de les remplacer par des cadrans de papiers imprimés et coloriés aux pochoirs.

 

Saint Nicolas © RMN-Grand Palais (MuCEM) - Thierry Le Mage
Saint Nicolas © RMN-Grand Palais (MuCEM) – Thierry Le Mage

Établi à son compte six ans après la mort de son père survenue en 1773, il crée en 1796 ce qui devient l’Imagerie Pellerin et pour laquelle il définit de nouvelles attributions graphiques : il cherche à dépasser sa condition. Il bénéficie pour cela du concours du graveur nancéien Canivet, au trait sûr, et n’hésite pas à remployer, dans ce qui apparaît déjà comme une vaste popularisation de l’image, les différents bois du graveur Mathurin Verneuil. Après l’iconographie des campagnes, les feuilles de préservation, les fameux « feux d’saints » produits par les Chamagnons (des colporteurs originaires de Chamagne), les sujets profanes se développent. Ainsi apparaît la série Crédit est mort, Les Quatre Vérités du Siècle d’aujourd’hui, Le grand Diable d’Argent liée à une actualité à laquelle il s’intéresse pleinement.
En excellent homme d’affaires (à l’instar de son oncle Gabriel qui s’était installé à Épinal en 1735), Jean-Charles Pellerin va alors faire tout son possible pour obtenir son brevet d’imprimeur qui, seul, peut lui assurer l’indépendance politique, donc financière. Le précieux sésame est obtenu en 1800, et surtout, dès l’année suivante, il bénéficie de protections importantes. Son adhésion à la loge maçonnique de la Parfaite Union explique-t-elle ce soudain intérêt du pouvoir consulaire pour les productions d’Épinal ? En réalité, c’est sans doute sa grande diffusion qui est à l’origine de son succès : l’entreprise devient florissante et surpasse par sa diffusion les estampes de Chartres, Beauvais, Lille, Nancy et Metz (fabrique Dambourg).

La Série napoléonienne

Autre hasard favorable : ce développement quasi industriel de l’image d’Épinal coïncide avec le mariage de Napoléon et de Marie-Louise. Les premières planches, qui finissent d’asseoir le savoir-faire des artisans vosgiens et surtout leur reconnaissance dans les campagnes françaises, présentent donc le triomphe du couple impérial et la naissance de l’héritier dynastique. Aussi en 1811 est-il permis à Pellerin de transmettre son brevet à ses successeurs. Il forme donc à son art les graveurs Antoine Réveillé et surtout François Georgin, un fervent admirateur de l’Empire avec lequel il produit plus de soixante bois « impériaux » de grand format, environ 35 cm x 56 cm (parmi ces œuvres princeps, signalons un Napoléon le Grand de grande qualité et plusieurs scènes désormais célèbres).

Veille d'Austerlitz, François Georgin, 1835 © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais - Pascal Segrette
Veille d’Austerlitz, François Georgin, 1835 © Paris – Musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais – Pascal Segrette

Mais avec la Restauration, l’entreprise subit les foudres de l’administration royale. Dénonciations, censures, saisies se succèdent. C’est le temps de se conformer au goût du jour et de laisser ses convictions politiques de côté. Des saints en médaillons reparaissent donc à la fin du premier quart du siècle : citons, par exemple, saint Blaise (protecteur des chevaux), dont de nombreuses représentations ornent les écuries.

Mais très vite, ayant recouvert ses pleins droits en 1828, l’imagerie Pellerin présente ses premières planches napoléoniennes post-impériales : la Retraite de Moscow (sic), la Bataille de Waterloo (avec le général Cambronne au centre de la composition) et la Défense de Paris. Suivent Napoléon, puis la Bataille d’Essling en 1829 et la Bataille des Pyramides en 1830. Trait commun et particulier à toutes ces oeuvres, les textes de légende sont tout aussi essentiels que l’image elle-même, afin d’imposer dans les consciences les grands événements fondateurs du régime déchu.

 

Retraite de Moscow - Imagerie Pellerin © RMN-Grand Palais (MuCEM) - Jean-Gilles Berizzi
Retraite de Moscow
– Imagerie Pellerin © RMN-Grand Palais (MuCEM) – Jean-Gilles Berizzi

Le culte est ravivé. Pellerin accompagne la volonté de réconciliation nationale affichée par la monarchie de Juillet. Et bientôt toute l’Europe est envahie par la production spinalienne à partir de 1832, puis l’Afrique et le monde entier dès 1846. Ayant donc subtilement favorisé dans les consciences l’avènement de Louis-Napoléon Bonaparte, le Second Empire coïncidera avec l’apogée de l’entreprise Pellerin. Plus de sept millions d’images sont ainsi produites, obéissant à un désir croissant des colporteurs qui ne cessent de fournir une population avide de héros romantiques et valeureux. À la chute du régime de Napoléon III, c’est ainsi soixante-dix-neuf grandes images (format 40 cm x 60 cm), s’inspirant d’images parisiennes anciennes ou de tableaux officiels, qui sont répertoriées et parmi celles-ci, soixante scènes de batailles. En outre de nombreuses gravures sur bois de plus petite taille, comme Napoléon au camp de Boulogne, ainsi que tous les grands épisodes du règne.

Gloire Nationale. Maréchal Masséna, estampe de F. Georgin © BnF
Gloire nationale. Maréchal Masséna, estampe de F. Georgin, 1835 © BnF

Années prospères, années de crise et renouveau

Dans les années suivantes, les artistes les plus célèbres du temps sont engagés. Caran d’Ache participe ainsi à la Série Supérieure aux armes d’Épinal, et contribue avec Benjamin Rabier, Job, Robida, O’Galop ou Galco à perpétuer une tradition instaurée voilà quelques années par Auguste Raffet. Les images perdent en naïveté ce qu’elle gagnent en expression et surtout en efficacité. Progressivement, le tableau unique laisse place aux compositions complexes d’histoires, de dessins, de chansons.

Intérieur de l'église des Invalides © RMN-Grand Palais (MuCEM) - Thierry Le Mage.jpg
Intérieur de l’église des Invalides, 1840 © RMN-Grand Palais (MuCEM) – Thierry Le Mage.jpg

Une nouvelle orientation est également prise en 1880 avec l’éditeur parisien Gaston Lucq (le fameux Glucq), qui diversifie la production, notamment à destination de la publicité (le supplément du Figaro reproduit les quatre programmes politiques des partis alors en présence), de la recherche scientifique et des images pour les enfants. Ce sont ces derniers qui vont contribuer à perpétuer la popularité de l’image d’Épinal : leur intérêt pour les devinettes, les constructions (théâtres de papier, châteaux-forts, habitats ruraux), les abécédaires, les leçons de chose, les planches d’histoire et de sciences naturelles, les albums en tous genres, mais aussi les puzzles, découpages et autres contes de fées renforcent le caractère pédagogique d’une production parfaitement adaptée à un public des plus exigeants.

 

 

Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées. Groupe IV. Feuille N° 31, Les secrets d'un pot de goudron, 1883 © BnF
Série encyclopédique Glucq des leçons de choses illustrées. Groupe IV. Feuille N° 31, Les secrets d’un pot de goudron, 1883 © BnF

 

Les premières séries de planches de soldats, que l’on devait au préalable coller sur des cartons puis découper, avaient déjà débuté au cours de la guerre franco-prussienne. Elles connurent un succès plus évident encore. Le civisme des plus jeunes, leur morale, en un mot leur éducation était éprouvée. Pas besoin de lire pour s’instruire : la saynète contenait en un seul coup d’œil tous les arguments nécessaires. Jusqu’en 1914, l’Imagerie vend ainsi entre 10 et 15 millions d’images par an, dont certaines en langues étrangères.

C’est justement parce qu’elle perd de son pouvoir attractif sur les enfants, supplantée qu’elle est par l’arrivée de la photographie dans les manuels scolaires et surtout de la bande-dessinée, que l’entreprise Pellerin connaîtra une crise majeure au tournant du XXe siècle. Le choc de la guerre, le recul de l’analphabétisme et l’apparition des médias modernes lui sont fatals. Les difficultés économiques sont d’ailleurs telles (malgré une tentative en direction des dessins animés) qu’en 1981 l’Imagerie est obligée de cesser son activité. Reprise en 1984, c’est à la municipalité d’Épinal qu’elle doit de voir rachetés ses bâtiments cinq ans plus tard. La production ne redémarre qu’en 1990, mais cette fois avec la pleine et entière exploitation de son catalogue d’images anciennes (au moyen de nombreuses réimpressions) et surtout à travers le dynamisme d’artistes aux styles résolument contemporains.
Une nouvelle fois, c’est un portrait au profil de Napoléon, s’étalant sur un fond écarlate, qui préside à la refondation de l’Imagerie. Cette création d’Antonio Gacia, un artiste d’origine espagnole devenu lui-même actionnaire, cherche ainsi à « évoquer [le] génie d’homme d’État, créateur de très nombreuses institutions qui existent toujours aujourd’hui ». Gacia renouvelle son action en 1989, à l’occasion de la chute du mur de Berlin où il fait éditer une image-souvenir de la réunion des deux Allemagne qui paraît… deux jours seulement après l’événement.
Imprimées à leur tour en grand format (50 cm x 65 cm), ces compositions originales, déclinées par une équipe de huit artistes, ont depuis célébré le bicentenaire de la Révolution française, la libération de Nelson Mandela et perpétué la tradition régionale de la société à travers des vues des Vosges et de la Lorraine. Produites en série limitée, numérotées, les plus rares sont tirées sur papier Vélin d’Arches filigrané (les couleurs sont toujours effectuées au pochoir à la main), tandis que les images classiques se contentent du traditionnel papier Sensation.

Techniques d’impression

Une visite dans les ateliers situés quai de Dogneville (depuis 1897 et toujours en service à Épinal car classés aux monuments historiques en 1986) permet de retrouver les techniques les plus anciennes de l’imagerie pluriséculaire. Comme pour 200 000 visiteurs chaque année, l’Écomusée permet de (re)découvrir les gestes qui présidèrent aux destinées des premières images Pellerin – les œuvres modernes sont depuis maintenant près de vingt ans commandées par les principales entreprises ou institutions françaises (Michelin, Renault, Club Med, École Polytechnique…).

À l’origine, comme on le sait, l’impression se faisait en taille d’épargne (on épargne les parties destinées à être imprimées, dans du bois d’arbre fruitier), à l’aide d’une presse à bras, communément appelée « de Gutenberg ». Puis intervenaient le coloriste et ses fameux pochoirs, bientôt suivis du relieur et du typographe.

Mais à la xylographie succéda bientôt la stéréotypie ou clichage, puis à partir de 1850 la lithographie, plus précise car l’impression se faisait sur la pierre par frottement et bénéficiait du principe de répulsion des corps gras par l’eau (aujourd’hui encore, deux presses sont en activité). Puis les stéréotypes et les matrices furent fabriqués en plomb et remplacèrent définitivement le bois qui avait tendance à s’abîmer sous la presse. La lithophanie apparut enfin (l’art de dessiner sur une matière rendue translucide par des inégalités d’épaisseur ce qui permet d’obtenir des abat-jour de lampes sur lesquels apparaissent des personnages), avant que l’offset ne vienne détrôner toutes ces techniques évolutives mais particulièrement fragiles.

Les contours des images étaient à l’origine imprimés au noir et les couleurs reportées au moyen de pochoirs. Ces derniers étaient découpés dans une feuille de métal au moyen d’une pédalette, sorte de machine à coudre sur laquelle l’aiguille se trouvait remplacée par une fine lame de scie. Bien sûr, à chaque couleur correspondait un pochoir, le coloriste appliquant couleur par couleur la peinture à l’eau sur les images gravées au moyen d’une grosse brosse ronde appelée pochon. Mais les nuances étaient peu nombreuses : seuls le magenta (rouge), le cyan (bleu) et l’ocre pouvaient être obtenus, les superpositions permettant alors d’étayer la diversité de l’offre. Il fallut attendre 1902, avec l’aquatype, pour que soit révolutionnée la cadence de colorisation des images : la machine était dès lors capable de colorier 500 images à l’heure et d’apposer jusqu’à neuf couleurs en un seul passage.

Création du musée de l’Image

Épinal, cité enchâssée au cœur d’un vaste domaine forestier – les Vosges demeurent le deuxième département boisé de France –, sut de tout temps faire profiter de sa célébrité les entreprises environnantes et bénéficia à son tour du savoir-faire des papetiers de la région. Ainsi les images sont-elles toujours fabriquées sur des feuilles de vergé pur chiffon, la plupart provenant comme on l’a dit d’Arches (distante de quelques kilomètres seulement). Les productions de vélin se poursuivent, et certaines d’entre elles, destinées à l’Imagerie, portent désormais le filigrane symbolique du Chat Botté, l’emblème de la ville et l’une des images les plus diffusées à travers le monde… hormis Napoléon.

Aussi étonnant que cela puisse paraître – Épinal n’est-elle pas mondialement connue pour son imagerie ? – c’est seulement en 1903 que les premières collections d’images d’Épinal furent réunies au sein du musée départemental (1) . Et il fallut patienter jusqu’au 23 juin 1951 pour que plusieurs salles spécifiques (une vaste galerie sur deux étages) soient inaugurées sous l’appellation de Musée de l’Imagerie Populaire Française. Il y avait bien eu de nombreuses expositions itinérantes, notamment en 1948 et en 1949 à New York, Lausanne, en Suède, au Canada et en Belgique mais, nul n’étant prophète en son pays, jamais l’image n’avait été reconnue à sa juste valeur.

Une vente aux enchères, le dimanche 23 avril 1972 en l’hôtel des ventes, proposant vues d’optique et bois, stéréotypes et pierres lithographiques ainsi qu’une importante collection d’images provenant des réserves de l’imagerie Pellerin, confirme combien la production était encore mésestimée par les autorités locales voilà trente ans. Malgré la présence du dessinateur et graveur André Jacquemin, conservateur du musée, les choses ne changèrent que peu. Il fallait d’ailleurs toute sa persévérance pour inciter à une redéfinition de l’utilité de ce patrimoine incommensurable : « Cette imagerie, reflet d’une morale très éloignée de la nôtre, nous fait peut-être sourire […] en tout cas, elle nous renseigne sur les moeurs, les costumes, les traditions du peuple et de la bourgeoisie française […]. Les images ont enchanté nos jeunes années et nous serions injustes de les renier […] et cela ne doit pas être oublié ».

À partir des années 1990, le musée se trouva à la tête de plus de 18 000 images. Contacté par la Ville d’Épinal qui cherchait enfin à mettre en valeur l’image « sous toutes ses formes » (chaîne locale par câble, animations imagées…), le département accepta de placer en dépôt sa collection par une convention, finalement signée en 1996. Joyau valorisant une vaste culture historique départementale (cité antique de Gand, maison natale de Jeanne d’Arc à Domrémy, demeure de Claude Gellée dit le Lorrain, à Chamagne, théâtre du Peuple à Bussang), un projet de musée de l’Image fut donc inscrit aux XIe et XIIe contrats de plan de l’État avec un financement à hauteur de 1,7 million d’euros.

Le samedi 3 mai 2003, à 11 h, qu’a été inauguré sur les bords de la Moselle, en présence du ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon et sous la présidence de Christian Poncelet, président du Sénat et président du Conseil général des Vosges, un nouveau bâtiment aux façades vitrées, où deux structures de métal géométriques, reliées par un auvent, accueillent une grande salle permanente de 400 m2 et deux salles de 200 m2 destinées aux expositions temporaires. La façade est ornée d’une image constituée de centaines de petites réductions différentes, proposant une double lecture selon la distance à laquelle se trouve le visiteur. La conception générale en a été signée par le cabinet Repérages et Associés, pour un budget global de 8,2 millions d’euros financé par l’État, la région lorraine, le Fonds européen, le département et la ville.

Accueillis par Michel Heinrich, député-maire d’Épinal et successeur de Philippe Séguin qui fut à l’origine du projet, les premiers visiteurs ont découvert l’ensemble pédagogique proposé par l’équipe technique du musée : thématiques autour des origines de l’image, codes de lecture, fonctions et diffusions, le tout servi par un centre de documentation équipé de bornes interactives qui permettent à tous d’approfondir leurs connaissances. Des salles d’animation pour les scolaires et des ateliers ont également été prévus.

Une collection de 23 000 images anciennes et de 1 500 bois gravés et pierres lithographiques, auparavant dispersée à la bibliothèque municipale, aux archives départementales et donc au musée départemental d’art ancien et contemporain, est ainsi réunie en un seul espace dont la principale particularité est aussi d’être situé à proximité des bâtiments de l’Imagerie, toujours en activité. Aujourd’hui, avec une École de l’Image, une bibliothèque, un centre pour étudiants préparant au DESS d’images numériques et interactives, se trouve constituée une véritable cité de l’Image.

Toutes les œuvres conservées sont désormais numérisées. Parmi les plus importantes collections, on peut signaler le fonds Géry (2 500 pièces acquises en 1957), la collection Sadoul (environ 7 000 images conservées depuis 1960), auxquels se sont joints l’achat effectué auprès des antiquaires Watterwald  (250 pièces) et Prouté (150 oeuvres). Mais si le nouveau musée de l’Image (2) mérite l’attention des spécialistes et des amateurs, des touristes et des curieux, il le doit en grande partie à la collection Henri George (3) , réunie par la passion de l’ancien président de l’institut de l’Imagerie à Épinal, l’une des plus sensationnelles au monde avec ses 30 000 tirages. Et parmi ces images, certaines des plus rares – Naissance de Napoléon II, Baptême du roi de Rome, Tombeau de Napoléon – ainsi que de nombreux portraits de la famille impériale.

Voir le site web du musée de l’Image

Napoléon à l’honneur

Voir le catalogue en ligne des images liées à Napoléon du musée de l’Image d’Épinal
Comment dès lors s’étonner que la première exposition temporaire soit consacrée à l’Empereur et à ses multiples avatars imprimés. Napoléon image de légende a donc été proposé au cours des deux journées d’avril 2003 de la fête des Images d’Épinal (quinzième édition animée par les reconstitueurs du 27e de ligne et par les enfants grimés en personnages de l’Imagerie d’Épinal comme Bécassine, Arlequin, Cadet Rousselle (4), le bouffon, le Chat Botté, la princesse et le pantin) puis du 3 mai au 14 septembre 2003.

Présentée en partenariat avec la Fondation Napoléon et avec le soutien de Bragard SA et du Champagne Napoléon Prieur, l’exposition s’est consacrée aux principales images produites entre 1829 et 1845, donc la fameuse Série napoléonienne (certains prêts complémentaires provenaient du château de Malmaison et du musée lorrain de Nancy).

À la vision de ces images, Napoléon est bien le héros moderne que la mémoire populaire a bien voulu conserver. On le remarque ainsi touchant les pestiférés de Jaffa, au pied de la croix entre la Vierge et Saint-Michel terrassant le malin, s’éveillant à l’immortalité (comme chez Rude) ou se transformant en saint Martin, lorsqu’il tend son manteau au soldat blessé et lui promettant la Légion d’honneur, avec la réponse du grognard : « Sire, ce linceul vaut bien la croix ». Cela bouleverse très fortement le visiteur. Une gravure ne montre-t-elle pas un inénarrable vendeur d’effigies de Napoléon en plâtre qui proclame à qui veut l’entendre : « Mon saint à moi, mon bon dieu, le v’la, c’est le petit caporal » ?

Un catalogue de qualité (5) autorise aussi à une réflexion d’ensemble sur les différentes représentations du mythe à travers l’imagerie d’Épinal. Où l’on apprend notamment que la recréation du fameux saint Napoléon et de ses représentations, avec la palme des martyrs, dans un uniforme romain puis moyenâgeux, ne provient pas que de la seule imagination d’artistes flatteurs mais évidemment d’une culture toute patrimoniale et constructive (Henri George).

Comme on s’en rend compte à travers l’exposition, les modèles qui inspirèrent les images napoléoniennes produites à Épinal furent nombreuses et variées : littéraires avec Émile Debraux pour La Colonne, iconographiques avec Steuben et Horace Vernet (Adieux de Fontainebleau) mais aussi Debret (Honneur au courage malheureux) ou Thévenin (Passage du Grand Saint-Bernard). La plus célèbre d’entre toutes les toiles fut celle de Gérard, la fameuse Bataille d’Austerlitz. Mais certaines oeuvres furent également adaptées, transformées, comme Roehn et son Bivouac de Napoléon sur le champ de bataille de Wagram qui devint pour l’estampe une… Veille d’Austerlitz. D’autres furent tout spécialement créées pour l’imagerie d’Épinal, et leur originalité provoqua leur succès : comment ne pas citer la Bataille de Montereau où Napoléon prend le canon et dont la scène a fini de se confondre avec la vérité historique elle-même (Jérémie Benoit) ?

Pour Essling, la propagande se définit évidemment à travers la mort de Lannes (Martine Sadion). Les oeuvres originales de Bourgeois et Guérin sont adaptées, mais à la différence près qu’ici l’image populaire paraît presque « rétablir la vérité ». Le premier opus de la Série napoléonienne, déposé le 25 mai 1829 (soit vingt ans après les événements eux-mêmes), propose moins l’éternelle figure de l’Empereur conquérant que son attitude de Pietà moderne qui touche le lecteur, provoque l’empathie. D’ailleurs, preuve de son influence sur les consciences, l’image servira à son tour cinq ans plus tard de modèle pour représenter la mort de Duroc.

Suivent, enfin, les « grandes images ». Celles qui ont définitivement envahi notre imaginaire collectif. Le passage du pont d’Arcole fait bien sûr appel à Gros donc laisse de côté Augereau, comme l’ont fait auparavant les imageries d’Orléans et à la suite l’imagerie de Metz… jusqu’à Feuchères dans son bas-relief de l’Arc de triomphe de l’Étoile (Christian Amalvi). Et pour la bataille des Pyramides, Lejeune voit sa vaste composition se réduire à sa plus simple expression : les carrés français sont réunis autour de Bonaparte et font face aux troupes des mamelouks ; seules quelques pyramides et palmiers ainsi que des maisons turques permettent de replacer le contexte, la perspective étant réduite à son strict nécessaire. Ici, la technique de représentation des personnages paraît encore proche de celle du Moyen-Âge : les plus grands sont les plus valeureux (Martine Sadion).

Napoléon abandonné de tous, à Sainte-Hélène, paraît à son tour très grand mais la tête est baissée. Le visage regarde le sol. Il jette un regard furtif vers les navires qui croisent au large. Les trophées militaires jonchent le parterre, l’ancre marine est abandonnée (Jean-Paul Kauffmann).

Lui succède la théâtralisation extrême du Tombeau de Napoléon, accentuée non pas tant par les personnages présents autour du monument (la famille Bertrand et deux grognards éplorés) que par les symboles employés : l’aigle impériale, la couronne de lauriers, l’épée, le drapeau… L’allégorie de la Renommée ne fait alors que rappeler le caractère héroïque de la mise en scène funèbre (Anne Cablé). Et le personnage à droite, non identifié avec certitude, la Fidélité… puisqu’il pourrait s’agir de Las Cases ou de Marchand.

Dans ce même catalogue, Isabelle Saint-Martin rappelle que, bien avant le Retour des Cendres, avait été éditée en 1934 une Apothéose de Napoléon où, à grands renforts de tambours – ici les aigles, foudres et nuées –, l’Empereur recueillait les lauriers remis par ses compagnons morts (Kléber, Desaix, Hoche). Attendu par les grands chefs de guerre des temps anciens (Sésostris, Alexandre, César, Turenne et Frédéric II), il était considéré comme leur égal. La comparaison avec Les mânes de héros français morts par Girodet ne manque pas de surprendre, tout comme le trône de Salomon et l’étoile à cinq branches figurant la présence maçonnique.

Thierry Lentz, après avoir rappelé les sept retours de Napoléon et avoir comparé son destin à celui du général de Gaulle (davantage l’homme des départs), explique que quatre planches ont représenté l’ultime voyage de 1840 : le Retour de Cherbourg à Paris, le Char funèbre, la Translation des cendres aux Invalides et une vue de l’Intérieur de l’église.

Plus étonnante encore est l’utilisation que fit en revanche un siècle plus tard la France de Pétain, qui profita des recettes éprouvées et adapta le pont d’Arcole avec un jeune enfant conduisant ses camarades d’école dans Je me dirige tout seul, mais aussi avec les poilus dans les casemates à l’exemple du grognard offrant son eau-de-vie. Et comment ne pas s’étonner de l’élève-officier Pétain représenté avec la statue tutélaire de Napoléon et le plan de la bataille d’Iéna à la main (Martine Sadion) ?

Malgré ces quelques comparaisons avec les personnages historiques contemporains, l’image d’Épinal fut bien l’une des premières publicités modernes au service de Napoléon. Les « trucs » et les astuces sont évidemment les mêmes : les raccourcis, les simplifications, les évidences, le trait forcé… afin de transmettre un message complexe. Comme le précise Henriette Touillier-Feyrabend, l’efficacité de l’héritage transmis par l’image d’Épinal se vérifie chaque jour. On en trouve encore la confirmation à travers le beau répertoire général des images produites sous la monarchie de Juillet établi par Anne Cablé (passionnante comparaison des productions spinaliennes avec celles de Nancy-Metz et Montbéliard-Belfort), avec une grande précision des éditions grâce au dépôt légal).

On comprendra donc mieux les réflexions d’Anatole France, qui rappelait : « Les papetiers qui étalent à la devanture de leurs boutiques des Images d’Épinal furent d’abord mes préférées. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j’ai lu d’un bout à l’autre la légende de ces petits drames figurés. J’en connus beaucoup en peu de temps, il y en avait de fantastiques qui faisaient travailler mon imagination et développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouve rien, même en matière d’expérience et dans le domaine des sciences exactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous une forme naïve et saisissante, me firent regarder pour la première fois la chose la plus terrible ou pour mieux dire la seule chose terrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux images d’Épinal ».

Notes

Notes :
(1) Le musée départemental d'Art ancien et contemporain est situé place Lagarde.
(2) Musée de l'Image 42, quai de Dogneville 88000 Épinal Tél. : 03 29 81 48 30 Fax 03 29 81 48 31 Tous les jours de 9 h 30 à 12 h et de 14 h à 18 h ; vendredi de 9 h 30 à 18 h ; le dimanche de 10 h à 12 h et de 14 h à 18 h. musee.image@wanadoo.fr et www.epinal.fr
(3) Henri George, La belle histoire des images d'Épinal, préface de Philippe Séguin, Paris, Le Cherche-Midi, 130 p.
(4) Voir « Cadet Roussel, le personnage et la chanson », par Jacques Louvière, RSN 447, pp. 56-59.
(5) Catalogue de l'exposition Napoléon, images de légende, par Christian Amalvi, Jérémie Benoit, Anne Cablé, Henri George, Jean-Paul Kauffmann, Thierry Lentz, Martine Sadion, Isabelle Saint-Martin, Henriette Touillier-Feyrabend, préface de Jean Tulard, Épinal, Musée de l'Image, 2003, 104 p.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
448
Numéro de page :
51-57
Mois de publication :
août-septembre-octobre
Année de publication :
2003
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