L’état religieux de la France à la veille de la signature du Concordat

Auteur(s) : BOUDON Jacques-Olivier
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L’état religieux de la France à la veille de la signature du Concordat
Triomphe de Bonaparte (allégorie au Concordat et à la paix d'Amiens), Claude-Louis Desrais
© RMN-GP, musée Carnavalet (site https://art.rmngp.fr)

À peine arrivé au pouvoir, Bonaparte a compris qu’il ne pourrait parvenir à instaurer la paix civile, garante du retour à l’ordre, que s’il parvenait aussi à imposer la paix religieuse, c’est-à-dire à mettre fin à dix années de lutte contre l’Église catholique. Nourri de la philosophie des Lumières, admirateur de Rousseau, il pense qu’une société ne peut vivre sans religion, fût-elle une religion naturelle. Fin connaisseur de l’histoire récente de l’Europe, il sait aussi que l’intérêt des princes est d’épouser la religion dominante de leur peuple plutôt que de vouloir leur imposer la leur. Ainsi, si Bonaparte n’a pas personnellement un goût immodéré pour les choses de la religion, il perçoit que la France ne pourra être bien gouvernée que lorsque les Français auront recouvré la liberté d’exercer leur culte traditionnel, ce qui ne signifie pas nécessairement le rétablissement de l’Église d’Ancien Régime, mais plutôt la restauration d’un cadre facilitant l’expression du sentiment religieux. Bonaparte pense aussi que le clergé pourra servir sa politique.
C’est en juin 1800, à l’occasion de la seconde campagne d’Italie, que Bonaparte engage les négociations avec le Saint-Siège qui devaient conduire en juillet 1801 à la signature du Concordat, devenu loi de l’État le 18 germinal an X (8 avril 1802). Le Premier Consul peut dès lors se présenter comme le restaurateur des cultes. Le clergé concordataire vante avec force cette dimension du personnage, tandis que la propagande officielle, y compris par la peinture, développe l’image d’un Bonaparte rétablissant les autels et instaurant la paix religieuse dans le pays. Comme souvent en pareille matière, l’image recouvre une part de réalité, mais elle gomme aussi certaines tendances plus profondes. Si les structures de l’Église catholique avaient été profondément ébranlées à l’époque de la Révolution, il est également certain que le retour à la pratique religieuse n’a pas attendu le Consulat pour s’exprimer, ce que l’abbé Grégoire traduit en ces termes : « Trois ans avant l’époque du Concordat, plus de trente-quatre mille églises étaient ouvertes, ainsi qu’il est constaté par un relevé qu’on fit alors à l’administration des domaines nationaux. Voilà le fruit de nos efforts. D’après cela, voyez combien il est absurde de dire que le Concordat a rétabli la religion, au lieu de dire que le concordat en assure la publicité » (1). En d’autres termes, Bonaparte hérite d’une situation religieuse qu’il sait parfaitement exploiter afin de donner l’impression d’être le principal artisan du retour des Français vers les églises.

Une Église divisée

     À la veille de la signature du Concordat, deux Églises catholiques coexistent en France. La première est l’Église constitutionnelle, composée des prêtres et des évêques qui ont accepté en 1791 la constitution civile du clergé et ont donc pu conserver leur paroisse ou se faire élire à un siège épiscopal ou à une cure lorsque ceux-ci avaient été abandonnés par un prêtre réfractaire. Bénéficiant de la protection de l’État durant les premières années de la Révolution, l’Église constitutionnelle fut également victime de la Terreur à partir de 1793 et vit nombre de ses membres abandonner le sacerdoce, voire subir les effets de la répression anticléricale. En 1795, la Convention achève ce processus de détachement entre l’État et l’Église, en cessant de la reconnaître. Mais l’Église constitutionnelle survit, avec d’abord une trentaine d’évêques sortis indemnes de la Terreur, qui se rassemblent autour de la figure de l’abbé Grégoire et forment ce que l’on appelle l’Église des Réunis. Celle-ci avait tenu un premier concile en 1797. Elle se rassemble à nouveau en 1801, à Paris, manifestant une certaine crainte face au projet de concordat de Bonaparte.
Certes, l’Église constitutionnelle n’a pas le vent en poupe en 1801. Elle reste marquée par ses choix initiaux en faveur d’une Révolution qui ne s’est guère montrée clémente à son égard. Par certains côtés, elle peine à faire prévaloir son projet de fusion entre l’attachement aux traditions du catholicisme et l’adhésion aux idéaux de 1789. Elle survit cependant, en particulier dans les villes, et notamment les cités épiscopales dans lesquelles un évêque constitutionnel est présent. Elle tient quelques-unes des grosses paroisses urbaines un peu partout en France, y compris dans l’ouest, où les villes républicaines sont restées fidèles aux constitutionnels. A Caen par exemple, les cinq églises paroissiales sont entre leurs mains à la veille du Concordat (2). En revanche, la faiblesse persistante de ses effectifs l’empêche de s’implanter profondément dans les campagnes, sauf dans les paroisses où un curé a réussi à se maintenir depuis 1790, après avoir prêté le serment constitutionnel. Mais beaucoup de prêtres assermentés sont alors sans emploi ou se sont reconvertis dans l’enseignement ou dans quelque autre fonction, sans nécessairement abandonner leur état. Ils sont encore plusieurs milliers qui formeront, à partir de 1802, l’une des bases de la nouvelle Église concordataire.
Les membres de l’Église constitutionnelle ont d’abord espéré être le socle de la nouvelle organisation ecclésiale. Leur chef de file, Grégoire, s’était en effet rallié à Bonaparte qui le consulta sur le rétablissement des cultes : « La nécessité de faire intervenir la religion ne pouvait échapper à l’empereur, alors premier consul, qui m’en avait parlé. Sur son invitation, plusieurs fois, je m’étais rendu à la Malmaison ; et dans nos conversations prolongées, au milieu de ses bosquets, nous avions amplement discuté les moyens de pacifier l’Église de France » (3). Un autre évêque constitutionnel, Le Coz, s’adressait également en ce sens à Bonaparte, dès février 1800, et avait défendu la nécessité de combattre l’irréligion (4). Mais l’inquiétude des constitutionnels est grande, surtout depuis l’assassinat de l’un d’entre eux, Audrein, évêque du Finistère, en novembre 1800. La réconciliation avec Rome signifie en effet le désaveu de leur choix de 1791. Beaucoup, sans attendre, offrent la rétractation de leur serment au pape. D’autres refusent de l’abjurer et formeront un noyau militant prompt à défendre leurs droits, souvent en vain, car, dans bien des diocèses, les assermentés deviennent les boucs émissaires de la reconstruction concordataire.

L’importante Église réfractaire

     Face à l’Église constitutionnelle, l’Église réfractaire n’a cessé de se renforcer depuis les lendemains de la Terreur. Composée des prêtres qui avaient refusé le serment en 1791, elle a vécu des heures difficiles entre 1792 et 1794 lorsque ses membres furent contraints à l’exil, déportés, puis dans certains cas emprisonnés ou exécutés. Mais, après la chute de Robespierre, les frontières se sont rouvertes et nombre de prêtres exilés sont rentrés en France, faisant vivre un culte non officiel et non reconnu, donc clandestin, mais rendu possible par une certaine tolérance des autorités, du moins jusqu’à ce que le coup d’État antiroyaliste de fructidor an V (octobre 1797) ne provoque une nouvelle flambée anticléricale, de nouveaux départs en exil et de nouvelles déportations. Au moment du coup d’État de brumaire, une partie du clergé réfractaire est encore en prison ou croupit sur les pontons de Rochefort, en attendant un hypothétique départ vers Cayenne. Mais le coup d’État de fructidor n’a pas complètement enrayé le mouvement de reprise amorcé au début du Directoire. En outre, l’arrivée de Bonaparte au pouvoir a, de nouveau, permis le retour des prêtres exilés et l’ouverture de lieux de culte. L’Église réfractaire a donc reconstitué ses structures anciennes. Si la plupart des évêques sont encore en exil – quelques-uns sont cependant restés en France pendant la Révolution, d’autres y son rentrés en France dès 1797 à l’image de Mgr d’Aviau du Bois de Sanzay, archevêque de Vienne – ils sont restés en relations avec leurs diocèse, déléguant leurs pouvoirs à des vicaires généraux qui, sur place, dirigent le clergé resté fidèle à l’évêque d’ancien régime (5). Ce clergé peut se prévaloir d’une double légitimité, fondée sur l’attachement à l’évêque traditionnel et au pape. En outre, ce clergé se renforce, non seulement par le retour des prêtres en exil, mais aussi par l’apport de sang neuf. Les ordinations reprennent en effet sous le Directoire. À Paris par exemple, 191 ordinations sont effectuées entre 1795 et 1797, notamment par l’ancien évêque de Saint-Papoul, Mgr de Maillé de La Tour Landry. Certes, ces ordinations sont loin de compenser les décès survenus dans la décennie révolutionnaire, mais ils manifestent une certaine vitalité annonciatrice de la reprise religieuse des années du Consulat. En 1801, le clergé réfractaire forme incontestablement le groupe le plus important, sur lequel va s’appuyer la nouvelle Église concordataire.

La cohabitation des deux Églises est cependant loin d’être pacifique. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Bonaparte entend mettre fin au schisme. L’Église réfractaire est sans conteste la plus offensive. Elle cherche à reprendre les positions perdues la Révolution et à réinvestir les lieux de culte tenus par les constitutionnels. Elle cherche surtout à reconquérir les pratiquants restés fidèles aux constitutionnels. Elle agit en ce domaine en remettant en cause la validité des actes et des sacrements délivrés par les prêtres constitutionnels, ce qui est évidemment le meilleur moyen de faire perdre son crédit à ce clergé. Cette pugnacité des réfractaires est bien résumée par ce rapport sur l’état d’esprit public dans le département du Tarn : « Les anciens prêtres réfractaires sont toujours turbulents. Ils chassent les prêtres constitutionnels. Ils rebaptisent, remarient ceux qui ont été baptisés ou mariés. Ils refusent l’absolution aux acquéreurs de domaines nationaux » (6). Cet exemple montre du reste, s’il en était besoin, que la population n’a pas toujours clairement conscience de l’appartenance d’un prêtre à telle ou telle Église. Sauf en certaines régions, comme l’Ouest, où les débats ont été très vifs, les Français de 1801 se tournent vers le prêtre qui dessert l’église la plus proche de leur domicile. Ils retrouvent ainsi un cadre paroissial qui a été certes chamboulé pendant la Révolution, mais demeure un élément de référence. Reste à savoir – combien de Français éprouvent ainsi en 1801 le désir de revenir vers les autels ?

La reprise du culte

     La reprise du culte est attestée partout en France dès les années du Directoire, mais elle s’amplifie au début du Consulat. Tandis que les constitutionnels continuent de desservir les églises qu’ils détiennent, les réfractaires sont sortis de la clandestinité où ils étaient encore maintenus et ont repris leurs activités au grand jour, réoccupant des édifices religieux délaissés pendant la Révolution, vendus comme biens nationaux ou simplement restés sans acquéreur. En 1801, une partie des Français a donc redécouvert le chemin des églises, le dimanche. Dans l’Isère, l’ancien curé de Roybon, Boucherand, raconte ainsi comment il est pressé par les fidèles de reprendre en mains l’église abandonnée : « On ouvrit, il y a environ un moins, je ne sais comment, une porte de l’église […] Alors le peuple s’y est porté en foule et a voulu m’y conduire, ce que j’ai refusé jusqu’à deux fois » (7) – ce prêtre n’a en effet pas accepté de prêter le serment de fidélité à la constitution de l’an VIII, ce qui lui interdit d’exercer le culte publiquement. Des cérémonies de première communion, qui suppose l’apprentissage préalable du catéchisme, sont de nouveau organisées à partir de 1801, par exemple à Saint-Germain l’Auxerrois à Paris, le 10 juin (8). La confirmation est également donnée par des évêques restés ou rentrés en France, tel l’évêque de Saint-Papoul qui confirme quatre cent-vingt enfants, à Saint-Nicolas-du-Charbonnet, le 9 juin, après avoir officié à Saint-Roch le 1er juin (9).
Mais c’est aussi à l’occasion de quelques grandes cérémonies que les Français retrouvent le chemin des églises, en particulier, en février 1801, lors des Te Deum chantés pour célébrer la paix de Lunéville. « Les églises sont dans ce moment plus fréquentées que jamais, et certains prêtres profitent à merveille de la circonstance », note ainsi un rapport de police (10), tandis qu’un autre précise : « Les différentes églises de Paris ont été très fréquentées hier à cause des Te Deum qui y ont été chantés à l’occasion de la paix. Le meilleur ordre et la plus parfaite tranquillité ont régné partout » (11). Incontestablement une certains curiosité prévaut chez les participants à ces cérémonies qui sont autant patriotiques que religieuses, mais elles sont significatives d’un désir de renouer avec le sacre, de se réapproprier un lieu longtemps délaissé par le clergé. L’assistance au Te Deum peut préluder à une redécouverte de l’église dont la fréquence reste tout de même difficile à mesurer.
Combien de Français se rendent en effet à la messe vers 1801 ? La réponse est impossible à donner en chiffres bruts. Elle dépend des régions et de la situation des intéressés. L’exemple de Paris, que l’on pourrait étendre à certaines autres grandes villes du pays, n’est en effet pas révélateur de l’ensemble français. L’opinion y est sans doute plus frondeuse à l’égard de la religion, plus voltairienne en un mot, ce qui rend encore plus intéressantes les notations sur le retour vers les églises. Mais Paris connaît déjà depuis le XVIIIe siècle un détachement religieux que la Révolution n’a fait qu’accentuer. La pratique religieuse y est de plus en plus le fait des femmes, constatation qui vaut aussi pour nombre de villes, par exemple Rouen où le préfet Beugnot note en 1805, que le « quart des femmes et un homme sur cinquante tout au plus s’approchent des sacrements » (12) ou encore Caen visité par Roederer qui note sous l’Empire : « Je n’ai pas passé devant une église sans y entrer et je n’y ai vu que des femmes. Il passe pour constant que les hommes y vont peu » (13). En revanche, dans les régions de l’Ouest breton, dans le Morbihan ou le Finistère, la reprise est beaucoup plus rapide et massive (14). La région de Grenoble offre un cas médian entre Vannes et Paris. La reprise religieuse y est également attestée, mais elle conserve un caractère limité, dû notamment à la faiblesse du clergé. Toutefois des initiatives sont prises ; elles surprennent parfois les autorités, comme ce commandant de gendarmerie, qui semble avoir oublié son catéchisme lorsqu’il écrit au préfet que deux prêtres « ont organisé une fête connue sous le nom de fête d’adieu [il faut comprendre Fête-Dieu], ont fait une grande procession comme dans l’ancien règne, fait battre la caisse, rassembler plusieurs fanatiques armés de fusils, fait battre la cloche » (15).

Partout en France également, il faut distinguer entre espace urbain et espace rural. À la campagne, le retour d’un prêtre à l’église signifie pour les paysans une ré appropriation d’un temps ancestral. L’une des premières manifestations de ce réinvestissement religieux est la sonnerie des cloches. Leur son avait cessé de se faire entendre à l’époque de la Terreur, moment où l’on fond les cloches pour fabriquer des canons. Dès le Directoire, elles s’ébranlent de nouveau, car toutes les cloches n’avaient pas été fondues, certaines étant dissimulées par les habitants du village puis réinstallées la paix revenue. L’ébranlement campanaire est tel, à la campagne, mais aussi en ville, qu’il faudra en réglementer l’usage au début du Concordat – c’est l’objet de l’un des articles organiques (16). Cette réglementation plusieurs fois rappelée par les évêques à leur clergé montre que l’on sonne à tout va dans la France de 1801. Avant même l’abandon officiel du calendrier républicain, le temps est redevenu un temps chrétien, centré autour du dimanche et scandé par les grandes fêtes religieuses qui marquent également l’année du paysan. Celui-ci vit donc à nouveau au rythme de ces cloches dont la vibration émut tant Napoléon Bonaparte. « Le son des cloches produisait sur Bonaparte un effet singulier que je n’ai jamais pu m’expliquer ; il l’entendait avec délices », rapporte Bourrienne dans ses Mémoires (17). A Sainte-Hélène encore, Napoléon se remémorait le son des cloches.
Mais le retour aux pratiques anciennes se traduit aussi par la renaissance rapide des pèlerinages aux principaux sanctuaires, dont certains n’avaient du reste jamais été totalement abandonnés pendant la Révolution, à l’image du sanctuaire de Notre-Dame de la Délivrande en Calvados. Dans le Morbihan, la ferveur du pèlerinage à Notre-Dame d’Auray est également attestée très tôt sous le Consulat. Dans la Seine, on ressort les reliques de Saint-Denis, enlevées par un prêtre au moment du pillage de l’abbatiale en 1793, et confiées ensuite à l’église paroissiale. Les catholiques reprennent donc le chemin des sanctuaires et réinvestissent la rue, à l’occasion de la Fête-Dieu notamment, au point que les articles organiques de 1802 devront préciser les modalités de cette occupation, en interdisant les processions dans les villes à forte communauté protestante. C’est aussi en 1801 que les Français redécouvrent les grandes prédications de carême et peuvent entendre de nouveaux des orateurs sacrés prêcher en chaire, au grand dam du ministre de la Police qui goûte fort peu ces émules de Bossuet. Fouché fait du reste arrêter en février 1801 l’abbé Guillon, qui finira sa carrière évêque in partibus du Maroc, en mars l’abbé Linsolas, vicaire général et administrateur du diocèse de Lyon, puis en mai l’abbé Fournier, futur évêque de Montpellier, qui s’était particulièrement distingué par des prêches dialogués avec le public. La liberté des cultes n’empêche pas la police de veiller au grain, surtout au moment où l’Église reconstitue ses structures.

L’essor des initiatives ecclésiales

     Car la fréquentation des églises s’accompagne aussi d’initiatives nombreuses manifestant la vitalité religieuse du pays. Le premier signe en est l’ouverture des premiers séminaires, destinés à fournir les cadres de la future Église. Avant la conclusion du Concordat, Emery, l’ancien supérieur de la Compagnie de Saint-Sulpice, qui détenait une vingtaine de séminaires à travers la France sous l’Ancien Régime, ouvre à Paris un établissement destiné à accueillir les aspirants au sacerdoce. Installé en décembre 1800 dans la rue du Pot-au-Fer, ce séminaire déménage bientôt à Saint-Sulpice. Dès la première année, neuf élèves le fréquentent.
Les premières congrégations religieuses renaissent également. Elles avaient été interdites par la Révolution et leurs membres avaient dû s’exiler, les plus intrépides gagnant la Russie, derrière l’abbé de Lestrange, les Trappistes réintégrant le monastère de la Valsainte, en Suisse, en 1801 (18). Le 18 brumaire a en effet favorisé le retour de certaines congrégations ou la création de nouvelles. Le 22 décembre 1800, Chaptal, alors ministre de l’Intérieur, autorise « la citoyenne Dulau, ci-devant supérieure des Filles de la Charité à former des élèves pour les hôpitaux », autrement dit à ouvrir un noviciat (19). Les Filles de la Charité obtiennent ainsi l’autorisation de s’installer à Paris. Cette congrégation, fondée au XVIIe siècle, spécialisée dans l’assistance hospitalière, est la plus importante congrégation féminine du XIXe siècle. D’autres arrêtés d’autorisation sont pris dans les mois suivants, en faveur notamment des Soeurs de Saint-Charles à Nancy ou des Soeurs de Nevers (20), ce qui vient rappeler que les congrégations féminines se sont fortement développées en premier lieu en province et ce, dès les débuts du Directoire.
Si le gouvernement encourage les congrégations pouvant aider à soulager les misères du peuple, il se méfie en revanche des congrégations dans lesquelles il voit un danger pour la sûreté de l’État. Il observe notamment avec une particulière attention l’association des Pères de la Foi, constituée en 1799, derrière lesquels il soupçonne d’anciens jésuites. Les Pères Varin et Roger, membres de cette société, se sont installés à Paris en juin 1800. Avec plusieurs confrères, ils prennent en mains l’aumônerie de l’hôpital de la Salpêtrière, des oratoires particuliers, puis ouvrent des écoles. Paradoxe de ces temps pré concordataires, la liberté du culte accordée par Bonaparte entraîne la multiplication des initiatives les plus diverses et rend mal aisé le contrôle de ceux qui y répondent. Fouché s’emploie à limiter leur influence. De même le Père de Clorivière, fondateur en 1791 de la congrégation du Coeur de Jésus, approuvée par le pape en janvier 1801, est l’objet d’une particulière attention au lendemain de l’attentat de la rue Saint-Nicaise, auquel a pris part son neveu, Joseph de Limoélan (21). Adélaïde Champion de Cicé, fondatrice des Filles de Marie et soeur de l’archevêque de Bordeaux, est également inquiétée pour avoir abrité Limoélan. Les craintes soulevées par la renaissance des ordres religieux voisinent avec le soulagement de les voir prendre en charge une partie de l’enseignement ou de l’assistance charitable. Ce même contraste se retrouve dans la politique concordataire. Alors que pas un mot ne figure dans le Concordat sur les congrégations religieuses qui restent donc théoriquement interdites, le gouvernement commence à en autoriser quelques-unes. Évidemment en 1801, les congrégations sont très loin d’avoir retrouvé leur niveau de 1789, mais les congréganistes qui sont restés fidèles à leur ordre ou été tentés par l’aventure d’une fondation sont particulièrement motivés pour relancer la vie religieuse dans le pays.

Le comportement des fidèles

     Les laïcs ne sont pas en reste dans ce nouvel élan religieux. C’est encore en 1801 en effet qu’est fondée la fameuse Congrégation, groupe de piété, organisé sur le modèle des associations mariales de l’époque moderne par un ancien jésuite, le Père Delpuits, resté à Paris pendant la Révolution et qui décide de réunir, chez lui, quelques jeunes gens pour des exercices de dévotion. Le succès est rapide, puisque, au cours de ses deux premières années d’existence, la Congrégation a affilié cent neuf membres, pour beaucoup étudiants, et surtout étudiants en médecine. La Congrégation est donc d’abord une association estudiantine, chargée, à l’heure de la réorganisation concordataire, de former dans les habitudes du christianisme les futurs cadres de la société. Son recrutement est diversifié, comme le public étudiant de Paris. L’Ouest catholique domine cependant avec plus d’un quart des premiers membres (22). Le goût pour l’association religieuse renaît donc. Bientôt les confréries, si puissantes dans le sud de la France d’Ancien Régime, où elles encadraient notamment leurs membres à l’heure de la mort, renaissent, après avoir été fort malmenées sous la Révolution. En Normandie, ce sont les charités, dont le rôle est comparable, qui retrouvent un second souffle. Chez certains catholiques, la nécessité de se réunir pour entourer ses morts se fait d’autant plus sentir que bien des défunts n’ont pas reçu une sépulture chrétienne à l’époque de la Révolution. Or le cimetière est aussi l’un des lieux réinvestis rapidement par les catholiques.
Les signes de reprise de la pratique sont donc manifestes avant même la signature du Concordat. Ils dénotent une certaine vitalité chez une fraction des catholiques, brimés par la politique de déchristianisation. Le Consulat ouvre une période de rattrapage durant laquelle les prêtres sont sollicités pour baptiser et marier religieusement les fidèles qui n’avaient pu l’être sous la Révolution. Cette vitalité religieuse finit par inquiéter les pouvoirs publics. Fouché, attentif à ne pas laisser trop de place aux catholiques, prend du reste plusieurs mesures qui visent à limiter leur influence. Il rappelle l’interdiction de sonner les cloches (13 mai 1801), ordonne aux préfets de contrôler les églises et de fermer les édifices dangereux (28 mai), leur donnant ainsi le moyen de revenir sur la liberté octroyée ; il leur enjoint également d’interdire l’exercice du culte aux prêtres qui auraient refusé la promesse de fidélité à la constitution de l’an VIII (28 juillet 1801) (23). Mais ces mesures, prises alors que le processus conduisant à la signature du Concordat s’accélère, sont insuffisantes pour enrayer un mouvement profond de retour des Français vers les autels. Néanmoins celui-ci n’est pas complet.
Dans le même temps en effet, nombreux sont ceux qui se sont habitués à vivre loin de la tutelle du prêtre. Pendant dix ans, la formation religieuse dispensée par le catéchisme a été interrompue, les sacrements n’ont été administrés qu’avec parcimonie, certaines paroisses ne voyant aucun prêtre pendant ces années-là. Une partie de la population s’habitue fort bien à cet état de fait et, à l’image de Jules Michelet, né en 1798, vit sans recevoir le baptême et sans fréquenter l’église. Au moment où s’affirme le principe de la liberté religieuse, l’acte de prière devient un geste individuel. Certes des pressions existent, dans telle ou telle région, dans tel ou tel village, mais au sortir de la Révolution, affirmer son appartenance au catholicisme relève d’un acte librement consenti. Autrement dit, si le catholicisme n’est plus la religion unanimement professée par les Français, comme le reconnaît finalement le texte même du Concordat en évoquant la « religion de la grande majorité des Français », il n’en reste pas moins que la Révolution a opéré une sorte de passage au crible des catholiques, en faisant émerger les plus fervents d’entre eux. La reprise laisse encore beaucoup d’indifférents, particulièrement actifs dans l’armée, qui n’entendent pas retomber sous la coupe de l’Église.

Depuis 1789, l’association « Catholique et Français » n’a plus de sens, puisque la liberté religieuse a été introduite en France. Le Consulat ne revient pas sur cette disposition. Mais cela signifie aussi que des Français peuvent professer une autre religion que le catholicisme. Or la France abrite une minorité protestante qui, en 1801, commence elle aussi à sortir de la période de déchristianisation dont elle a également été victime. La reprise du culte est cependant lente, faute de pasteurs. Ils sont moins nombreux en 1800 qu’en 1793 (24). Mais à la différence des catholiques, les réformés français sont habitués de longue date au culte clandestin. Le Consulat leur permet de ressortir au grand jour, d’autant mieux que Bonaparte leur a promis dès 1800 de leur accorder un statut. La négociation avec Rome les inquiète. Le Premier Consul les rassure en faisant négocier, dès l’automne 1801, ce statut particulier qui prendra place dans les articles organiques. La situation est différente en Alsace et dans les départements rhénans où les luthériens ont été moins touchés par la politique de déchristianisation ou se sont réorganisés plus rapidement. Enfin la communauté juive, elle aussi victime de la politique antireligieuse de la Terreur, retrouve peu à peu le chemin des synagogues, mais les rabbins sont encore peu nombreux. Les Juifs devront attendre 1808 pour obtenir une reconnaissance de l’État et une organisation propre.
À la veille de la signature du Concordat, les regards se portent cependant de façon privilégiée vers le catholicisme, déchiré par dix années de lutte. Chateaubriand, rentré d’exil, prépare l’édition de son Génie du christianisme qui deviendra en 1802 le symbole du renouveau religieux de la France. Auparavant, les négociations avec le Saint-Siège ont abouti, dans la nuit du 15 au 16 juillet, mais le public ne connaît pas encore la teneur du texte.

Notes

(1) Mémoires de l'abbé Grégoire, Paris, Éd. de la Santé, 1989, 346 p., p. 157.
(2) Thierry Blot, Reconstruire l'Église après la Révolution. Le diocèse de Bayeux, Paris, Éditions du Cerf, 1997, p. 63-67.
(3) Mémoires de l'abbé Grégoire, op. cit., p. 155.
(4) P. Roussel, Correspondance de Le Coz, évêque constitutionnel d'Ille-et-Vilaine, publiée pour la Société d'Histoire contemporaine, Paris, Picard, 1900, T. 1, 430 p,. p. 339-352.
(5) Jacques-Olivier Boudon, L'épiscopat français à l'époque concordataire (1802-1905), Paris, Éditions du Cerf, 1996, 589 p.
(6) "L'esprit public en l'an IX", cité dans Alphonse Aulard, l'État de la France en l'an VIII et en l'an IX, Paris, Société de l'Histoire de la Révolution française, 1897, 159 p., p. 131.
(7) Cité par Jean Godel, La reconstruction concordataire dans le diocèse de Grenoble après la Révolution (1802-1809), Grenoble, 1968, p. 40.
(8) Alphonse Aulard (éd.), Paris sous le Consulat, Recueil de documents pour l'histoire de l'esprit public à Paris, 4 tomes, Paris, Léopold Cerf-Noblet, Quantin, 1903, t. 2, p. 348 et 335.
(9) Ibid., p. 347.
(10) Ibid., p. 222.
(11) Ibid., p. 223.
(12) AN F 1 CIII/8, Rapport du préfet de Seine-Inférieure, an XIII.
(13) Cité par Thierry Blot, p.325.
(14) Voir Claude Langlois, Le diocèse de Vannes 1800-1830, Paris, Klincksieck, 1974 et Yves Le Gallo, Clergé, religion et société en Basse-Bretagne de la fin de l'Ancien Régime à 1840, Paris, les Éditions Ouvrières, 1991, 2 tomes, 1152 p.
(15) Rapport au préfet de l'Isère, 3 juillet 1802, cité par Jean Godel, op. cit., p.39.
(16) Voir Alain Corbin, Les cloches de la terre, Paris, Albin Michel, 1994, 359 p., p. 44 et suiv.
(17) Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d'État, sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l'Empire et la Restauration, Paris, Ladvocat, 1829, 10 tomes, t. 3, p. 222.
(18) Hervé Laffay, Dom Augustin de Lestrange et l'avenir du monachisme (1754-1827), Paris, Éd. du Cerf, 1977, 659 p.
(19) Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations féminines à supérieure générale au XIXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1984, p. 112.
(20) Ibid., p. 113.
(21) Voir Pierre Le Bastard de Villeneuve, Le vrai Limolean, Paris, Beauchesne, 1984.
(22) Voir Geoffroy de Grandmaison, La Congrégation (1801-1830), Paris, Plon, 1889, 409 p. et Louis Chatellier, "Naissance ou renaissance ? La Congrégation de Paris, en 1801", in Bernard Plongeron (dir.), Pratiques religieuses dans l'Europe révolutionnaire (1770-1820), Paris, Brepols, 1988, p.525-533.
(23) Simon Delacroix, La réorganisation de l'Église de France après la Révolution 1801-1809, t. 1, Les nominations d'évêques et la liquidation du passé, Paris, Éd. du Vitrail, 1962, 487 p., p.37.
(24) Daniel Robert, Les Églises réformées en France, 1800-1830, Paris-Genève, Droz-Minard, 1961, 632 p., p. 33 et suiv.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
432
Numéro de page :
3-11
Mois de publication :
janv.
Année de publication :
2001
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