L’industrialisation de la rive gauche du Rhin

Auteur(s) : DUFRAISSE Roger
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 La domination napoléonienne a joué un rôle important dans l'histoire du développement industriel des pays de la rive gauche du Rhin, alors française. Dans l'immédiat, elle s'est traduite par un accroissement appréciable de la production dans son ensemble ; pour l'avenir, elle a laissé des institutions (chambres de commerce et des manufactures, conseils de prudhommes), des expériences, des leçons qui ont contribué au prodigieux essor industriel du XIXe siècle.
Les trentes années qui avaient précédé la Révolution avaient été une période d'éveil à l'industrie. L'accroissement de la population, la politique économique des princes placée sous le signe du despotisme éclairé, l'apparition de chefs d'entreprises dynamiques en avaient été la cause. Dans la principauté de Nassau-Sarrebrück, par exemple, l'extraction de la houille avait presque doublé entre 1779 et 1791. Grâce à l'industrialisation favorisée par les rois de Prusse, la population de la ville de Crefeld était passée de 1 932 à 5 928 habitants entre 1722 et 1787. En 1788, près de 76 % de la population active était employée dans l'industrie, dont près de 40 % dans le textile, non compris la confection. La soierie y était particulièrement florissante grâce, en particulier, à la famille von der Leyen, qui, en 1768, possédait 724 métiers et occupait 3 026 personnes.

Cet essor industriel ne s'était accompagné d'aucune amélioration technique. Certes, l'extraction de la houille augmentait, mais la première machine à vapeur n'apparaîtra qu'en 1794, dans les mines d'Eschweiler. Le charbon était de plus en plus utilisé comme combustible dans les verreries, les forges, le chauffage domestique, mais les hauts-fourneaux fonctionnaient encore au charbon de bois. La principale force motrice restait le moulin à eau, d'où une dispersion géographique considérable des établissements. C'est pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, il n'y avait pas encore de concentration de l'industrie dans les villes, sauf de très honorables exceptions comme la soierie à Crefeld, la fabrication du tabac à Cologne, celle des aiguilles et des épingles à Aix-la-Chapelle. Les représentants des méthodes économiques étaient encore les gros négociants car les maîtres des corporations de métiers manquaient de moyens financiers. Les capitaux venant du grand commerce s'investissaient souvent dans l'industrie, mais par le système du Verlegertum dans lequel le marchand fournissait la matière première, soit à des artisans, soit à des ouvriers à domicile des villes et, plus encore, des campagnes et assurait le débit des produits fabriqués.
Les guerres de la Révolution avaient brutalement arrêté ce processus d'industrialisation : la majorité des mines avaient été dévastées et abandonnées, les forêts qui fournissaient le bois de chauffage et le charbon de bois mises au pillage ; les métiers à filer et à tisser s'étaient arrêtés par suite de la fermeture des marchés, des difficultés d'approvisionnement en matières premières et de la fuite des capitaux.

Essor de l’industrie

Sous Napoléon, la Rhénanie resta, jusqu'en 1813, à l'écart des grands théâtres d'opérations militaires et, rapidement, cela se fit sentir dans la vie économique. A Aix-la-Chapelle, par exemple, alors qu'il ne restait plus, en 1800, que 9 manufactures de draps, il y en avait déjà 16 en 1804. La Révolution avait aboli, sur la rive gauche du Rhin comme ailleurs, l'un des plus grands obstacles aux progrès de l'industrie : le régime corporatif, mais le facteur le plus décisif pour le développement industriel fut la législation napoléonienne, tant celle qui s'appliquait dans l'ensemble de l'Empire qu'un certain nombre de mesures particulières aux quatre départements de la région. Dans l'immédiat, les conséquences les plus favorables à l'industrialisation furent l'incorporation à la France et les grandes lois sur les douanes, le régime des mines et l'appropriation des forges.

L'annexion à la France ouvrit aux industriels de la rive gauche un immense marché qui ne cessa de s'étendre jusqu'en 1811 et à l'intérieur duquel les marchandises circulaient librement. Les lois douanières, en repoussant les produits fabriqués à l'étranger, eurent, en Rhénanie, la même influence que dans le reste de l'Empire ; elles permirent à l'industrie de jouir des avantages d'un très grand marché protégé contre toute concurrence extérieure, dans lequel les activités pouvaient se développer dans une atmosphère de « serre chaude ». Certes, le commerce des ports rhénans eut beaucoup à souffrir mais à Cologne notamment, un certain nombre d'entreprises qui vivaient du trafic du port orientèrent, désormais, leurs capitaux et leurs activités vers l'industrie. Cette législation eut pour effet de fermer la rive gauche du Rhin aux produits du pays de Berg voisin : cotonnades, soieries, quincailleries, etc. Un certain nombre d'industriels de cette région vinrent alors s'installer sur la rive gauche du Rhin. Entre 1806 et 1812, on en compta de la sorte 40 à Cologne, où ils trouvèrent, à bon compte, les bâtiments de nombreux établissements religieux vendus comme bien nationaux. La plupart d'entre eux retourneront dans le pays de Berg en 1814, mais l'activité débordante qu'ils avaient déployée en Rhénanie ne resta pas sans effet sur son développement futur.

Le droit minier français devait trouver un magnifique champ d'application dans les quatre départements de la rive gauche du Rhin, les mieux pourvus de tout l'Empire en ressources minérales. Le charbon, en effet, y était abondant le long de la Sarre et dans la région d'Aix-la-Chapelle – Eschweiler. Les montagnes du Hunsrück et de l'Eifel recélaient des minerais de toute nature, de faible teneur lorsqu'il s'agissait du fer, plus riches pour les métaux non ferreux : plomb, cuivre, zinc, mercure. Le nouveau droit minier français séparait la propriété du sol et celle du sous-sol et attribuait au seul état le droit de concéder l'exploitation de ce dernier. La loi du 21 avril 1810 donnait à l'acte de concession un caractère de propriété héréditaire et perpétuelle moyennant le paiement d'une modique taxe de 10 francs par kilomètre carré et d'une redevance annuelle égale à une fraction infime du bénéfice net de l'exploitation. En ce qui concerne l'appropriation des hauts-fourneaux et des forges, la loi française transformait les emphytéoses constituées par les anciens souverains, en libre propriété héréditaire, ce qui dispensait les exploitants du paie. ment de tout canon à l'Etat mais, surtout, permettait aux maîtres de forges de s'approvisionner où ils voulaient en minerai et et en combustible et de vendre leur production à qui bon leur semblait. En effet, les actes de concession de l'ancien régime affectaient d'office, à chaque hautfourneau, les gîtes de minerai et les forêts qui devaient l'approvisionner et fixaient la liste des établissements à qui ils devaient livrer leur fonte.
Ces dispositions devaient mettre fin à des modes d'exploitation qui entravaient le développement de la production. C'est ainsi que, dans l'Eifel, disparut l'utilisation collective des hauts-fourneaux et des forges. Autrefois, autour de l'un de ces établissements et de ses annexes, se groupaient plusieurs entreprises se livrant chacune à plusieurs activités (fusion, affinage, laminage, etc.) et utilisant les installations durant un laps de temps proportionnel à l'importance des capitaux qu'elles avaient investis. La législation française n'autorisa la vente des hauts-fourneaux et forges devenus biens nationaux qu'à une seule et même entreprise. Dans les mines, le nombre limité des concessions accordées permit une concentration des exploitations et, de ce fait, favorisa une meilleure utilisation des moyens techniques. C'est ainsi que dans le district charbonnier d'Eschweiler, le problème de l'évacuation des eaux fut résolu plus facilement parce que la presque totalité des gîtes d'exploitation avait été concédée à une seule entreprise, celle de la veuve Englerth. Dans l'industrie du plomb, le droit napoléonien permit de concentrer l'extraction du minerai et la fonderie. En effet, en 1809, l'exploitation des nombreux petits gisements de la région d'Eschweiler fut concédée à une seule firme ; près de Mechernich et de Kommern, il n'y eut que trois concessions, d'ailleurs attribuées au même personnage qui, en 1812, y occupait 2 000 ouvriers.

Rôle bienfaisant de l’administration napoléonienne

Les interventions de l'Etat napoléonien en faveur de l'industrie rhénane ne se limitèrent pas à l'application d'une législation faite pour l'ensemble de l'Empire. A plusieurs reprises, des dispositions particulières furent prises en faveur des entreprises de la rive gauche. Par exemple, alors que la loi du 29 floréal an X prohibait l'entrée des tabacs en feuilles sur l'ensemble du territoire français, elle l'autorisait par les ports de Cologne et de Mayence afin de permettre aux manufactures de Rhénanie de poursuivre leurs activités. A la fin du XVIIIe siècle, l'industrie du tabac était, en effet, une des plus prospères de la région ; à Cologne, par exemple, elle était la seconde par les effectifs de main-d'oeuvre (20 % du total) mais la première par les capitaux investis et la valeur des produits fabriqués. Les exceptions consenties à la législation douanière jouèrent encore plus en faveur de la filature du coton. C'est ainsi que Cologne et Mayence furent, avec Strasbourg, les seuls points par où les cotons en laine, en particulier ceux du Levant pouvaient pénétrer dans l'Empire.
A plusieurs reprises, Napoléon, dans la tradition du despotisme éclairé tint à montrer personnellement aux industriels rhénans l'intérêt qu'il portait à leur effort. En 1804, lors d'une visite officielle, il visita plusieurs entreprises d'Aix-la-Chapelle : la manufacture de draps de Van Houteem, la fabrique d'aiguilles de Gustave Pastor, la fabrique d'épingles de Jecker. Afin de permettre à ce dernier d'étendre son affaire il lui fit obtenir, à bon compte, les bâtiments d'une abbaye supprimée et décida que le capital provenant de cette vente, soit 13 000 francs, aurait converti en fonds dont les intérêts seraient mis à la disposition d'une « Société pour les progrès de l'industrie, en particulier des fabriques et des manufactures du département de la Roër », afin de lui permettre de récompenser les industriels les plus distingués de ce département. C'est ainsi que, tous les trois ans, au cours d'une exposition organisée à Aix-la-Chapelle, devaient être décernées deux médailles d'or et cinq médailles d'argent, ce qui eu lieu en 1807, 1810, 1813.

L'Etat napoléonien se fit aussi industriel. Il avait hérité d'un certain nombre d'entreprises appartenant aux anciens souverains, notamment des mines et des forges. Si ces dernières furent vendues à des particuliers par l'administration des domaines, à l'exception de la Stahlhütte de Dorscheld qui demeura entreprise impériale, l'Etat exploita pour son compte toutes les salines ainsi que les très riches mines de mercure du département du Mont-Tonnerre. Quant aux mines de charbon, elles furent concédées à des particuliers à l'exception de la quasi-totalité de celles du département de la Sarre. Celles qui avaient appartenu aux princes de Nassau-Sarrebrück avaient, en 1797, été affermées à la compagnie Equer de Paris. En 1808, à l'expiration du bail, elles repassèrent sous l'administration du Domaine, si bien que l'Etat finit par exploiter, directement, en 1813, 12 mines domaniales tandis que la production de deux autres était affectée, par lui, aux salines impériales de Lorraine. Une sucrerie impériale fut installée à Sauerschwabenheim clans le département du Mont-Tonnerre ; elle devait servir d'école expérimentale et de modèle aux autres établissements créés sur la rive gauche pour l'extraction du sucre de betterave. Enfin, lorsque le monopole du tabac fut instauré par le décret du 29 décembre 1810, une manufacture impériale fut créée à Cologne. En 1812, elle occupait 517 personnes.

Si la législation économique napoléonienne est le facteur qui a le plus favorisé les progrès de l'industrie, on ne saurait négliger non plus ce qui revient aux innovations techniques et aux améliorations apportées dans les méthodes de travail et dans la structure des entreprises. Les progrès techniques se sont manifestés de façon très inégale. La machine à vapeur ne parvint pas à s'imposer. On n'en peut recenser que trois exemplaires : une déjà installée en 1794 dans les mines d'Eschweiler, une seconde, en 1808 dans une filature de coton de Bonn, une troisième en 1811, à Cologne, également dans une filature de coton (jusqu'en 1834, elle sera la seule de la ville). La métallurgie ne s'implante pas davantage. Depuis 1780, pourtant, l'on fabrique du coke de façon permanente dans les charbonnages de la Sarre, mais il est exporté en totalité : la métallurgie locale n'en veut pas. Ce n'est qu'en 1807 qu'il trouve sa première utilisation dans la métallurgie de la rive gauche, encore est-ce dans la mine de plomb de Bleyberg dans l'Eifel. Les industriels de Rhénanie n'étaient pas tous hostiles aux innovations. Dans les établissements du maître de forges sarrois Coulaux, on introduit le système anglais de soufflerie par cylindres. Les progrès techniques furent importants dans la fabrication des épingles et des aiguilles. On mit au point une machine permettant de polir 300 000 aiguilles à la fois. Une usine de Borcette pouvait ainsi en fournir 5 400 000 en deux jours. Le mécanicien Laurent Jecker invente une machine qui coule 180 têtes d'épingle à la minute. Son entreprise, fondée en 1804, arrive à en fabriquer 3 millions par jour. Il invente également une autre machine qui pique 500 aiguilles à la minute dans le papier destiné à les emballer et à les protéger de la rouille. Avec son frère Henri, il met enfin au point un appareil à fabriquer des broches d'acier pour les peignes de tisserand et les montures de lunettes.
Le machinisme s'étend également dans le textile. Pour l'industrie lainière, en 1807, les frères Cockerill installent à Aix-la-Chapelle et à Borcette, les premières « machines à filer » de type anglais, en 1809, la première machine à tondre, en 1812, la première machine à tisser. En 1813, le nombre de ces dernières utilisées dans les deux villes s'élève à 13 ; il est de 5 à Cologne. C'est surtout dans l'industrie du coton que la mécanisation est la plus rapide. A Cologne, au début de 1812, les 7 filatures de la ville avaient 92 machines à main et 21 mules-jennies mues par des chevaux et, dans une entreprise, par la vapeur. Les quatre filatures de coton qui s'installent à Bonn entre 1806 et 1810 n'emploient que des mules-jennies et, là aussi, dans l'une d'elles, elles sont actionnées par une machine à vapeur.

On constate aussi des progrès dans les méthodes de travail. Certes les hauts-fourneaux et les forges ne sont en activité que 5 à 9 mois dans l'année mais, sous l'Empire, on commence à exploiter les mines de charbon tout au long de l'année. C'est, sans doute, ce qui explique l'augmentation du rendement annuel du mineur de fond. A Geislautern, entre 1795 et 1811, il passe de 105 à 136 tonnes.
Dans les entreprises du textile, le nombre des ouvriers employés dans les usines l'emporte de plus en plus sur celui des travailleurs à domicile. La législation sur les mines, nous l'avons vu, a favorisé la concentration des entreprises. Le même mouvement se manifeste dans la métallurgie, particulièrement celle des métaux non-ferreux, et dans la fabrication des aiguilles. Le nombre des entreprises spécialisées dans une seule branche d'industrie augmente, tandis que recule celui des firmes dont le chef se livre à plusieurs activités : textile, tabac, banque par exemple. Néanmoins, c'est toujours le même personnage qui apporte les capitaux, l'équipement, et qui dirige. Lorsque le fabricant manque d'argent, il s'associe avec un autre personnage, le plus souvent un parent ou un allié, mais on ne remarque pas encore d'appel aux banques. De plus en plus, le moteur de l'industrie est le fabricant et non plus le marchand. Le système du Verlegertum recule. Certes, dans le textile notamment, il y a encore des travailleurs à domicile, mais ils deviennent sous-traitants des grands manufacturiers au lieu de travailler pour le compte des marchands. C'est là, sans doute, le signe la plus tangible de la modernisation de l'industrie.

Les résultats

L'influence de la législation napoléonienne, le progrès dans les techniques et la structure des entreprises se sont traduits par une augmentation globale de la production et la création de nouvelles industries.
L'accroissement global de la production industrielle est un fait certain mais n'en bénéficièrent que les secteurs qui tiraient leurs matières premières de l'intérieur de l'Empire ou qui avaient le droit d'en recevoir par Mayence et Cologne. C'est ainsi que l'industrie du tabac, jadis si florissante, recula d'abord sous l'effet des lois douanières, puis par celui du monopole. Les autres industries virent leur production augmenter de façon souvent considérable. Dans les mines domaniales de charbon de la Sarre, les chiffres d'avant la Révolution sont retrouvés en 1804 : 43 000 tonnes, puis la production croît régulièrement et dépasse 100 000 tonnes en 1811. Le rendement du bassin d'Aix-la-Chapelle ne descend jamais au-dessous de 200 000 tonnes.

Il y eut également accroissement dans la production des métaux. Entre 1801 et 1812, dans le département de la Sarre, la production de fonte augmente de 90 %, celle du fer de 30 %. Dans le département de Rhin-et-Moselle, les quantités de fer produites passent de l'indice 100 en 1789, à l'indice 168 en 1800-1801, à l'indice 186 en 1809. Les données fournies par les archives des entreprises les plus importantes donnent l'image d'une croissance analogue. L'aciérie de Goffontaine, près de Sarrebrück, le seul établissement du genre dans tout l'Empire, fournit 90 tonnes d'acier brut en 1801, 125 tonnes en 1808, 184 tonnes en 1811, 197,5 tonnes en 1813 ; sa production d'acier raffiné passe de 100 tonnes en 1808 à 169,5 tonnes en 1813. On rencontre également une très forte augmentation dans la production des métaux non-ferreux et particulièrement dans celle du plomb et du zinc fournis par le dépar. tement de la Roër. La fabrication des objets en métal progresse, elle aussi, à un rythme rapide. Les fabriques de Stolberg lancent chaque année dans le commerce plus de 10 000 quintaux d'ouvrages en laiton ou en fil de laiton. Les résultats les plus spectaculaires sont toutefois fournis par les fabriques d'épingles et d'aiguilles d'Aix-la-Chapelle dont la production (2 à 3 millions d'unités par jour) finit par atteindre la moitié de la production du continent européen.

L'industrie textile progressa elle aussi, mais de façon générale, selon les secteurs. La production recula légèrement dans la soierie. Il faut en rechercher les causes dans les difficultés d'approvisionnement en soies grèges d'Italie, dans la perte des marchés d'Amérique et, en 1811, de Russie. Entre 1797 et 1813, le nombre des entreprises doubla dans la région de Crefeld, mais la production n'augmenta pas. Beaucoup des nouveaux chefs d'entreprise, manquant de capitaux, durent aller s'embaucher chez les grands « soyeux » de Crefeld ou dans l'industrie du coton. La conjoncture était en outre défavorable à la soierie, industrie de luxe, de plus en plus soumise aux aléas de la mode et qui, de plus, rencontrait désormais un autre rival : le coton. L'industrie lainière, bien protégée contre la concurrence britannique, prospéra malgré la perte des marchés espagnols, et plus tard, turc et russe. En 1811, dans les seuls arrondissement d'Aix-laChapelle et de Crefeld, elle occupe plus de 11 500 ouvriers groupés dans 261 établissements, produisant pour 15 millions et demi de francs, dont plus de 8 étaient exportés. A Aix-la-Chapelle, les 9 fabriques importantes de 1800 sont devenues 16 en 1804 et 93 en 1812. A Cologne, le nombre des métiers à tisser, qui était de 14 en 1789, s'élève à 53 en 1813. Le tissage du coton progresse partout. Avant l'arrivée des Français cette activité n'existait qu'à Rheydt et à Gladbach ; sous l'Empire, elle se répand dans les quatre départements avec, une fois de plus, une prédilection marquée pour celui de la Roër. Dans le seul arrondissement de Crefeld, 56 entreprises avec 4 125 ouvriers ou ouvrières font des étoffes à base de coton, pour une valeur de 8 millions de francs. A Cologne, en 1789, il n'y avait aucun tissage de coton. La première firme s'y installe en 1798, dès 1806, quatre sur les six que possède la ville sont représentées à la grande exposition industrielle de Paris. En 1810, il y a 26 entreprises dont le capital se monte à 3 millions de francs, soit plus du tiers de ce qui est investi dans l'ensemble des industries de la cité. Entre 1800 et 1811 le nombre des ouvriers du tissage y passe de 200 à 500 et la production d'étoffes est multipliée par quatre et demi.

L'époque napoléonienne a vu un accroissement de la production dans les branches traditionnelles ; elle s'est accompagnée, aussi, de l'implantation de nouvelles activités : la filature du coton, l'industrie chimique, l'industrie sucrière. La filature du coton fut l'industrie chérie du régime napoléonien pour les mêmes raisons que dans le reste de l'Empire. On a vu les mesures prises par Napoléon pour favoriser l'importation des cotons en laine par Mayence et Cologne. Alors qu'à l'époque antérieure la Rhénanie ne connaissait que le tissage du coton à Rheydt et à Gladbach, elle va posséder désormais la filature. Celle-ci s'implante et progresse à une allure record. Entre 1800 et 1813, 46 établissements de ce genre ouvrent leurs portes sur la rive gauche : 3 dans le département de la Sarre (Baumholder, Trêves, St-Wendel), 4 dans celui de Rhin-et-Moselle (Bonn), 38 dans celui de la Roër dans 11 localités (7 à Cologne, 6 à Gladbach, 5 à Rheydt et à Wessel, etc.). Sur le plan des techniques, nous l'avons vit. c'est une industrie de pointe, celle où la mécanisation est la plus avancée. La filature du coton a été, pour la Rhénanie, une des créations durables de la période napoléonienne.

Il en fut de même de l'industrie chimique. C'est alors qu'apparurent les premières fabriques de sel ammoniac et de bleu de Prusse, dont les plus importantes se trouvaient à Sulzbach (Sarre). On se mit, également, à fabriquer l'acide sulfurique, d'abord près des mines de cuivre et de charbon à Sulzbach, Duttweiler, Düren. En 1810, l'entreprise Jeannelle et Cie installe à Bonn la première usine fabriquant de l'acide sulfurique à partir du soufre de Sicile. Elle n'utilise pas encore de chambres de plomb mais des cornues et alambics en verre de Stollberg (Roër). Des fabriques d'alun s'ouvrent à Bonn et dans le bassin de la Sarre (Duttweiler, Sulzbach, St-Ingbert) ; la plus importante est créée en 1810 à Breuel par Bleibtreu et Cie : elle obtient l'alun par décomposition du lignite. A Cologne, s'installent cinq fabriques de bleu émaillé fondu et, en 1810, la première fabrique de céruse de toute la Rhénanie. On mettait cela en relation avec l'accroissement de l'activité des vinaigreries, car il fallait beaucoup de vinaigre pour transformer l'oxvde de plomb en céruse.

L'industrie sucrière fut aussi une création napoléonienne, mais non durable. C'est à dessein que nous disons industrie sucrière et non fabrication du sucre de betterave. En effet, à partir de 1802, s'installèrent, d'abord, des raffineries de sucre de canne : une à Cologne, deux à Crefeld, une à Uerdingen. La plus importante était celle de Cologne dirigée par J.-J. Herstatt et qui, de 1802 à 1807, produisit annuellement une moyenne de 500 000 kg de sucre de canne. Tous ces établissements durent cesser leur activité à partir de 1807, victimes du blocus britannique et des douanes napoléoniennes. A partir de 1811, Herstatt transforma ses installations pour fabriquer du sucre de betterave. Dès la première année, il en obtint 600 000 kg. En 1813, 42 établissements de ce genre existaient sur la rive gauche du Rhin, dont 15 dans le département du MontTonnerre où le plus important était la sucrerie impériale de Sauerschwabenheim. C'était trop : la plupart de ces entreprises étaient trop petites et manquaient de capitaux. Aucune ne devait survivre à la domination napoléonienne devant la concurrence renouvelée des sucres exotiques. Cette industrie ne réapparaîtra qu'en 1823 sous la forme de la raffinerie du sucre colonial. Elle n'atteindra sa pleine prospérité qu'à partir des années 1830 avec la constitution du Zollverein, c'est-à-dire à l'abri d'un protectionnisme à l'image de celui qu'elle avait connu sous Napoléon.

L'accroissement de la production industrielle rhénane ne se fit pas au détriment de la qualité des produits fabriqués. Les industriels de la rive gauche du Rhin figurèrent plus qu'honorablement à la grande exposition industrielle de Paris en 1806, notamment ceux des départements de la Roër, de la Sarre, de Rhin-et-Moselle. La Roër dépêcha 100 exposants représentant neuf villes. Une médaille d'or fut attribuée aux draps et aux aiguilles d'Aix-la-Chapelle et de Borcette ; Jecker, d'Aix, obtint une médaille d'argent pour ses épingles. Le département de Rhin-et-Moselle était représenté par 44 exposants venus de dix-huit localités différentes : les frères Finkh de Coblence qui fabriquaient du fer-blanc laqué obtinrent une médaille d'argent.

Conclusion

Sur la rive gauche du Rhin, l'époque napoléonienne vit s'accentuer le processus d'industrialisation commencé à la fin du XVIIIe siècle. Le département de la Roër devint, avant ceux du Nord, de la Seine-Inférieure, de la Lys, le premier département industriel de l'Empire. En 1812, 2 550 grosses entreprises occupaient 65 000 ouvriers, soit le dixième de la population totale (au début du XXe siècle, le rapport sera de un cinquième). La valeur de la production y atteignait 75 millions et demi de francs, dont la moitié pour le textile. La valeur des produits industriels exportés se montait à 20 millions de francs car, on ne le répètera jamais assez, le département de la Roër et, clans une mesure à peine moins importante, celui de la Sarre réussirent à conserver des marchés hors de l'Empire, sur le continent. L'opinion publique de la Roër approuva l'expédition de Russie, dont elle attendait la réouverture de l'immense marché que le célèbre oukase du star venait de fermer aux produits de son industrie textile.
Autre signe de l'industrialisation : l'accroissement de la population fut plus important dans les centres industriels que dans le reste du pays : Borcette, par exemple, passa de 10 000 à 32 000 habitants. La grande industrie s'installa dans les villes oit elle n'existait pas auparavant. Ce fut le cas pour Bonn, autrefois résidence de l'Electeur de Cologne et capitale de ses Etats et qui n'avait qu'un artisanat lié à la présence de la Cour. La ville perdit ses fonctions de cité résidentielle et de capitale, mais entre 1803 et 1813, on y compte au moins 25 installations d'entreprises industrielles importantes. Le textile, en particulier le coton, y domine avec 5 entreprises de plus de 50 ouvriers et 5 plus petites occupant, au total 1 200 personnes. On y trouve également une usine de produits chimiques qui fabrique du vitriol et de l'alun, une fabrique de ferblanc, une sucrerie qui, en 1812, fournit 20 000 kg de sucre de betterave. C'est alors qu'apparaît aussi ce fléau que personne ne songe à dénoncer : le travail des enfants. En 1810, dans la filature de coton de Woerth et Peill de Bonn, les deux-tiers de la main-d'oeuvre sont constitués par des enfants et des adolescents. Dans la fabrique d'épingles de Jecker à Aix-la-Chapelle 90 % des ouvriers, en 1811, sont des enfants de 4 à 12 ans.
Une nouvelle classe dirigeante se constitua. Apparurent au premier rang de la société les noms (le ceux qui domineront la vie économique au XIXe siècle, dans la métallurgie, par exemple, les Stumm, les Böcking, les Röchling. Deux industriels du textile de Crefeld, Rigal et van der Leyen entrèrent, l'un au Sénat, l'autre au Corps Législatif. En 1815, le second traité de Paris, qui enlevait la région industrielle de la Sarre à la France pour la donner à la Prusse, fut en grande partie, l'oeuvre des Böcking et des Röchling, qui voulaient s'intégrer au marché allemand où ils écoulaient la majeure partie de leur production. La métallurgie sarroise pesa alors sur la diplomatie.
Après 1815, tous les grands centres industriels de la rive gauche du Rhin deviendront prussiens. Ils souffrirent alors terriblement de l'invasion du continent par les produits de l'industrie anglaise, consécutive à l'écroulement de la domination française, que certains en vinrent à regretter. En 1818, la loi douanière prussienne allait reconstituer l'atmosphère de « serre chaude » propice à la relance de l'industrie en reprenant pour l'essentiel les principes du protectionnisme napoléonien.

Sources

Archives Nationales (Paris) : AF IV 1025 dos. 3 – F 12 1591 – F 14 1176
Archives d'Etat (Coblence) : Abt. 241 ff 2482 – Abt. 256 11 Nr. 644.
Archives Historiques de la ville de Cologne : Frz. Zeit Nr. 1341, 1346, 6263.
Archives économiques de Rhénanie-Westphalie (Cologne) 1-26/1,2,3,4. 1-16-3.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
257
Numéro de page :
28-33
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1971
Année début :
1789
Année fin :
1815
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