La médecine et les médecins

Auteur(s) : GANIÈRE Paul
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 C'est un lieu commun de prétendre que la médecine est le reflet d'une certaine forme de civilisation, ce qui revient à dire que chaque société engendre en quelque sorte la médecine qu'elle mérite. Cette affirmation, au cours des quatre années du Consulat, période de transition et de rénovation entre l'Ancien Régime emporté dans la tourmente révolutionnaire et l'ordre nouveau dont l'avènement de l'Empire sera la consécration, se verra une nouvelle fois confirmée.
La médecine et les médecins

La médecine avant la Révolution

Pour comprendre la psychologie et le comportement des médecins dans la période qui précéda la Révolution, il n'existe sans doute pas de meilleur moyen que de se reporter à l'enseignement qui leur était prodigué. En France, et en particulier à Paris où la vieille Faculté s'efforçait de s'arroger une suprématie tout à fait arbitraire sur ses rivales de province, cet enseignement était régi par un règlement vieux de plusieurs siècles, modifié en 1751, à vrai dire davantage dans la forme que dans le fond, et approuvé par les principales autorités du royaume. Aux termes de ce document rédigé avec un luxe de détails dénotant un souci évident de ne laisser aucune place à l'improvisation, le régime des études médicales était fixé une fois pour toutes, subordonné à des rites immuables, figé dans un conformisme intransigeant comme si rien, dans les temps à venir, ne pouvait en infléchir le cours.

Les innombrables contraintes auxquelles devaient se soumettre maîtres et élèves, les devoirs des premiers, les épreuves imposées aux seconds, répondaient de toute évidence à des impératifs propres à décourager toute velléité d'indépendance. Leur stricte application avait pour objectif une double préoccupation: donner à tout étudiant les connaissances jugées indispensables à l'exercice de son art, mais surtout lui faire acquérir une tournure d'esprit que l'on voulait indélébile. Ainsi s'explique la multiplicité des cours, la complexité des examens, la soutenance de plusieurs thèses, toutes pratiques qui d'étape en étape, faisaient d'un apprenti médecin successivement un bachelier, un bachelier émérite, un licenciendaire, un licencié et, enfin, pour quelques privilégiés seulement, un docteur-régent. Par contre, et c'est là une constatation importante, il n'existait pour eux aucune obligation de fréquenter régulièrement un service hospitalier et leur seul contact avec des malades consistait, pour la plupart d'entre eux, à assister chaque samedi aux consultations gratuites traditionnellement dispensées dans chaque Faculté par six professeurs de différentes disciplines.

Que valait un diplôme acquis dans de telles conditions? A vrai dire par pas grand'chose, tant il paraît difficile de supposer que l'on pouvait faire un praticien, au sens le plus noble de ce mot, en modelant ainsi un jeune cerveau et en le détournant volontairement de tout sens de l'observation et de la critique. Comment s'étonner, dans ces conditions, de la désaffection affichée, dès leur sortie de la Faculté, par un nombre de plus en plus important de médecins pour cet enseignement irrémédiablement frappé d'immobilisme et leur attirance pour certaines institutions plus réalistes (Jardin du Roi, Collège de France, Jardin des Apothicaires) ou pour des sociétés savantes ouvertes à la libre discussion (Société royale de Médecine, Académie royale de Chirurgie, Société philomathique…)

La médecine sous la Révolution

De ces faiblesses et de ces contradictions, la Révolution allait faire table rase, mais seulement après avoir vainement tenté de réformer les vieilles méthodes et de les adapter au goût du jour. L'homme qui fut chargé de présenter un rapport sur la nécessité de réorganiser l'enseignement de la médecine en France s'appelait Félix Vicq d'Azyr, Membre de l'Académie française et de l'Académie des Sciences, professeur d'anatomie comparée à la Faculté de Paris.

Le texte de Vicq d'Azyr fut déposé sur le bureau du président de l'Assemblée Constituante le 15 novembre 1790. Il témoignait d'une rare lucidité et constituait un véritable réquisitoire. Son auteur ne cachait pas que l'enseignement médical en France était << partout vicieux et nul>>, que les maîtres étaient mal choisis et que les étudiants n'avaient aucune conscience du rôle qu'ils seraient amenés à tenir dans la société.

Avec le même courage, Vicq d'Azyr proposait des remèdes. Les Facultés existantes seraient remplacées par des Collèges de Médecine dont les professeurs devraient être nommés par concours. De nouvelles chaires seraient créées, telles celles d'hygiène, de médecine judiciaire, d'histoire de la médecine et de la chirurgie, et surtout de médecine et de chirurgie cliniques. Pour ces dernières il conviendrait d'organiser des services hospitaliers confiés à des praticiens distingués disposant d'un nombre suffisant de malades.

Pour parfaire cette réforme et lui donner tout son sens, Vicq d'Azyr prévoyait enfin la disparition de tout autre enseignement que celui dispensé dans les Collèges de Médecine, l'uniformisation des diplômes de médecin et de chirurgien, la création d'un grand << Institut Encyclopédique>> au sein duquel seraient réunis << sous une seule direction et comme en un foyer des lumières>> tous ceux qui seraient préoccupés de l'avancement des lettres, des sciences et des arts. De la sorte, la médecine pourrait enfin accéder à la place qui lui revenait et les médecins prendre rang parmi les meilleurs serviteurs de la Nation.

Malheureusement, le projet de Vicq d'Azyr ne fut pas retenu. Il inspira pourtant celui que le célèbre Guillotin devait présenter peu après au nom du Comité de salubrité, celui que Talleyrand élabora dans les derniers mois du règne de l'Assemblée Constituante, celui que Condorcet rédigea à la demande de ses collègues du Comité d'Instruction publique de l'Assemblée Législative. Aucun d'eux n'aboutit.

Devant cette inertie, les événements allaient se précipiter. Le 8 août 1793, la Convention nationale votait << la suppression de toutes les académies et sociétés littéraires ou savantes patentées ou dotées par la Nation>>. Moins d'un mois plus tard, elle décrétait << la dissolution et la fermeture des Facultés et organisations enseignantes>>. Le vieil édifice universitaire s'effondrait. La médecine, comme les autres professions, échappait ainsi à tout contrôle et pouvait être exercée désormais sans diplôme. Une telle situation ne pouvait qu'engendrer l'anarchie.

Les responsables de la santé publique le comprirent. Leur porte-parole devant la Convention, Antoine Fourcroy, s'employa à résoudre le problème. Reprenant à son compte les grandes lignes du programme de Vicq d'Azyr, il présenta le 7 frimaire An III (27 novembre 1794) un projet de réforme qui, après discussion, fut adopté le 14 frimaire (4 décembre). La nouvelle loi portait création sur le territoire de la République de trois Écoles de Santé, l'une à Paris, la seconde à Montpellier, la troisième à Strasbourg destinées à former, par priorité, des Élèves de la Patrie, autrement dit des médecins et chirurgiens militaires. Les études médicales prenaient ainsi une orientation nouvelle, car le programme de Fourcroy donnait une place fort importante à l'enseignement clinique. Cette innovation que tous les intéressés attendaient et espéraient fut unanimement accueillie comme un immense progrès.

Le 9 thermidor An V (27 juillet 1797) une nouvelle loi faisait entrer les Écoles de Santé dans le cadre de la nouvelle Université. En même temps, le statut des professeurs était modifié, l'importance des chaires de clinique renforcée, les modalités des examens précisées.

L’avènement de Corvisart

Les choses en étaient là lors de la chute du Directoire et l'avènement du Consulat. Le général Bonaparte, devenu chef de l'État était beaucoup trop soucieux du bien public pour se désintéresser des problèmes de la santé. Malheureusement, il ne disposait dans son entourage d'aucun conseiller qualifié.

Les événements allaient bientôt lui venir en aide en lui donnant l'occasion d'apprécier les mérites d'un des hommes les plus remarquables en la matière.
Au début du mois de juillet 1801, le Premier Consul, qui depuis son ascension au pouvoir s'était déjà livré à un travail considérable de << remise en ordre du pays>>, se plaignait de plus en plus souvent de troubles divers, à prédominance digestive, pour lesquels il avait fait appel en vain à plusieurs médecins. Sur les instances de ses proches, il se décida à consulter le titulaire de la chaire de clinique interne de la Faculté de Paris: Jean-Nicolas Corvisart.

A l'issue de cette première rencontre, le général déclara:

<< Je vis qu'il avait compris ma nature et qu'il était le médecin qui me convenait>>.

En réalité, il voyait beaucoup plus loin. Quelques jours plus tard, en effet, le 21 messidor An IX (10 juillet 1801), Corvisart était nommé Médecin du gouvernement et chargé à ce titre d'assister les Pouvoirs publics dans leur lutte contre les épidémies et toutes les maladies contagieuses. Il devenait ainsi l'équivalent d'un véritable ministre de la Santé.

Le choix était particulièrement judicieux. Corvisart, âgé de 46 ans, était en pleine possession de ses moyens. Docteur-régent de l'Ancienne Faculté, considéré au temps de ses études comme une sorte de rebelle en raison de son non-conformisme et de sa liberté de paroles, clinicien habile et praticien estimé, Corvisart représentait parfaitement ces médecins admirateurs de la raison pure qui voulaient que leur art renonçât aux théories préconçues, aux systèmes arbitraires, aux hypothèses philosophiques, aux stériles querelles d'école pour s'orienter enfin vers une pratique plus rationnelle, basée sur l'exploration objective du malade et l'analyse méthodique des symptômes.
 
Sa carrière avait été particulièrement brillante et plaidait en sa faveur. Après avoir renoncé, à sa sortie de la Faculté, à un poste de médecin de l'Hôpital des Paroisses (actuel hôpital Necker, récemment fondé par la fille du Ministre des Finances de Louis XVI) sous prétexte qu'il refusait de porter perruque, il avait pendant quelque temps exercé les fonctions de médecin des pauvres de la paroisse Saint-Sulpice aux appointements annuels de 100 écus (300 francs). En même temps, il fréquentait assidûment le service de Dumangin à l'hôpital de la Charité et se liait d'amitié avec le médecin en second Desbois de Rochefort. Aux côtés de cet homme exceptionnel, grand admirateur de Boerhaave, pourfendeur acharné des méthodes de la vieille Faculté, il avait commencé à se plier aux disciplines exaltantes de la médecine anatomoclinique dans laquelle il voyait la voie de l'avenir.

A la mort de Desbois de Rochefort, survenue en 1786, Corvisart avait recueilli son héritage spirituel et relevé le flambeau. Il était ainsi devenu le représentant officieux de l'école nouvelle et bien qu'occupant toujours un poste subalterne dans le service de Dumangin, faisait déjà figure de maître.

Pendant la période révolutionnaire, Corvisart s'était prudemment abstenu de prendre une position politique compromettante et en dépit des difficultés de toutes sortes, n'en avait pas moins poursuivi son action. Dans le vénérable hôpital de la Charité, devenu par décision des membres de la Commune de Paris l'hôpital de l'Unité, alors qu'un peu partout les vieilles institutions s'écroulaient et que s'installait un état de fait proche de l'anarchie, il s'employait à entretenir autour de lui un climat de confiance et d'espoir.

La restauration de l'enseignement médical et son accession à la chaire de médecine clinique lui apportèrent la consécration. Désormais il ne parlait plus en son nom personnel, mais au nom d'une institution officielle. Le nombre de ses disciples ne cessant de s'accroître il contribua ainsi dans une large mesure à former toute une génération de médecins avides de nouveauté et d'efficacité. Beaucoup d'entre eux devaient devenir célèbres si bien que quarante ans plus tard, l'un des membres de l'Académie royale de Médecine fondée en 1820 par Louis XVIII pourra fort justement déclarer que la plupart des membres de la savante compagnie avaient été ses élèves. Aucun chef d'école autre que lui ne peut jamais, en effet, s'honorer d'avoir dirigé les premiers pas d'un Laënnec, l'inventeur du stéthoscope et l'immortel auteur du Traité de l'auscultation médiate, d'un Bichat, l'un des plus grands anatomistes et physiologistes de tous les temps, d'un Dupuytren, chirurgien prestigieux et clinicien habile, d'un Broussais, l'ardent défenseur de la théorie de la << médecine physiologique>>, d'un Bayle, qui devait lui succéder un jour dans sa chaire de clinique interne et reprendre ses études sur les maladies du coeur, d'un Bouillaud, qui allait donner son nom à la maladie rhumatismale, et de tant d'autres. Mais à côté de ceux-là, combien de praticiens plus modestes de province et même de l'étranger, imprégnés de ses principes au cours de leurs années d'École, eurent l'occasion de se demander, devant un cas difficile ce que, en de semblables circonstances, leur vieux maître de la Charité aurait pensé et fait.

Corvisart ne se borna pas à cette action purement pédagogique. Afin de propager ses idées et de leur donner plus de force, il fut l'un des animateurs de la << Société médicale d'Émulation>>, créée le 6 messidor An VI (24 juin 1796) par un groupe de jeunes médecins pour discuter de tous les problèmes touchant l'exercice de leur art, et prit en 1801 la direction du << Journal de médecine, chirurgie et pharmacie>> dont les colonnes étaient ouvertes aux représentants les plus qualifiés du monde universitaire et hospitalier.

En nommant Corvisart, Médecin du Gouvernement, le Premier Consul donnait ainsi son approbation à une conception nouvelle de la médecine, et un encouragement à la mise en oeuvre d'une politique novatrice dans le domaine de la santé. L'intéressé ne s'y trompa pas et se mit aussitôt à l'ouvrage.

Sous son impulsion, ou avec son approbation, un certain nombre de réformes importantes purent être réalisées: loi du 19 ventôse An XII (10 mars 1803) mettant fin à la liberté d'exercer la médecine sans diplôme, décret sur la police de la médecine et de la pharmacie, loi réglementant la préparation et la vente des médicaments, décision de créer un concours d'élèves-internes des hôpitaux chargés de surveiller les malades en l'absence du << patron>>, toutes dispositions, il faut en convenir, encore en vigueur aujourd'hui.

Mais plus encore que ces mesures, aussi spectaculaires furent-elles, c'est l'esprit qui présida à leur élaboration qui mérite toute notre attention, cet esprit positif, précis, empreint d'un désir ardent de rompre définitivement avec le passé et de regarder délibérément vers l'avenir, cet esprit qui fut celui des hommes du Consulat et qui, dans le domaine médical, ouvrit la voie aux grandes découvertes du XIXe siècle.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
256
Numéro de page :
14-16
Mois de publication :
oct.
Année de publication :
1970
Année début :
1799
Année fin :
1804
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