LAS CASES, Marie Joseph Emmanuel Auguste Dieudonné, comte de (1766-1842), chambellan et mémorialiste de Napoléon Ier

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Marie-Joseph-Emmanuel-Auguste-Dieudonné de Las Cases est né le 21 juin 1766, au lieu-dit Las Cases, entre Castres et Revel (Tarn).

LAS CASES, Marie Joseph Emmanuel Auguste Dieudonné, comte de (1766-1842), chambellan et mémorialiste de Napoléon Ier
Napoléon dictant au comte Las Cases le récit de ses campagnes, par William Quiller Orchadson
© Lady Lever Museum of Liverpool, Grande-Bretagne (source : Wikipedia)

Il était le dix-septième descendant d’un seigneur espagnol venu en France à la suite de Blanche de Castille au XIIIe siècle, une lignée que le mémorialiste n’évoquait qu’avec fierté, la reliant, sans preuves réelles, à tous les Las Casas d’outre-Pyrénées dont Bartolomeo (1474‑1566), illustre défenseur de la cause des Indiens. La branche française, établie près de Castres, fournissait à chaque génération des officiers qui après une carrière plus ou moins longue revenaient fonder une famille au pays. Le père d’Emmanuel, François-Hyacinthe (1773-1780), n’avait pas brisé cette tradition. Parti à treize ans sur les champs de bataille, il n’avait retrouvé ses terres qu’en 1765, pour épouser une jeune fille de quinze ans, Jeanne Naves de Ranchin. Le couple eut trois enfants [1].

Bien qu’ils portassent le titre de marquis, la fortune de ces Las Cases-là était modeste et la demeure familiale, près de Revel (entre Haute-Garonne et Tarn), ressemblait plus à une gentilhommière qu’à un château. L’enfance d’Emmanuel y fut heureuse, à courir la campagne sans être entravé plus que nécessaire par les études. Il en garda un souvenir ébloui et tendre qu’il restitua à son fils dans un Mémorandum inédit mais cité par ses principaux biographes, rédigé en 1817 [2]. Il acquit les bases scolaires au collège bénédictin de Sorèze (proche de Revel). L’insouciance prit fin en 1777 lorsque Jeanne-Marque de Berny, sœur de son père mariée à un conseiller au parlement de Paris, proposa de placer ce neveu mal dégrossi dans une école militaire. Âgé de huit ans, il prit donc la route en compagnie de son père qu’il ne reverra plus ensuite : atteint d’une maladie nerveuse, François-Hyacinthe se suicidera en 1780.

La marine

Sa tante l’envoya au collège militaire de Vendôme, tenu par les Oratoriens. L’École militaire de Paris, sur le Champ-de-Mars, dans laquelle il aurait dû poursuivre son cursus avait été fermée un an plus tôt pour cause de déficit. Ses élèves avaient été répartis dans des collèges de province.

Chétif et de faible constitution, le jeune marquis souffrait déjà des problèmes de vue qui furent la plaie de son existence. Il n’en supporta pas moins la discipline destinée à préparer les élèves à la vie militaire. Pour le reste, il se montra brillant et, bien que n’ayant pas les quatorze ans requis, il put accéder à l’École militaire de Paris, rouverte en 1780. Ce laissez-passer se répétera quelques années plus tard pour un autre jeune provincial de petite noblesse, Napoléon Bonaparte. Après deux années d’études, trop petit pour entrer dans la cavalerie – il mesurait un mètre cinquante, il disait : « Les classes se déplaçaient en rang de taille. Ma place n’était pas difficile à trouver, j’étais le dernier » –, Emmanuel choisit la marine pour accomplir sa carrière d’officier. En 1782, il opte pour la Marine et suit les cours de l’École d’application navale de Brest, où il s’initie aux techniques de la cartographie. Il fut nommé aspirant et embarqua sur l’Actif à Brest pour participer aux campagnes de la flotte franco-espagnole menée par La Motte-Picquet contre la Royal Navy, dans le cadre de la guerre de l’Indépendance américaine. À seize ans, il connut son baptême du feu au pied du rocher de Gibraltar. Les préliminaires de paix signés (janvier 1783), il bénéficia d’un congé et, après neuf ans d’absence, revit sa région natale et sa famille.

Un an plus tard, il rembarqua pour une mission d’inspection à Saint-Domingue à bord du Téméraire. Son séjour au Cap-Français, deuxième ville de la colonie après Port-au-Prince, fut une expérience stimulante. Invité de fête en fête par les aristocrates planteurs, il affermit son art de la conversation, sa virtuosité à la danse et son habileté aux tables de jeu. Il dut bientôt s’extraire de cette existence agréable pour rentrer en métropole : grâce à l’entregent d’une cousine, proche de la princesse de Lamballe, il avait été retenu pour faire partie de la très convoitée expédition La Pérouse. Un retour trop tardif en France lui fit perdre sa place, mais lui sauva la vie. En attente d’une prochaine mission, il accompagna un de ses amis, le vicomte de Volude [3], dans sa famille bretonne, au château des Kergariou proche de Lannion. Il y croisa pour la première fois une toute jeune fille, Henriette de Kergariou [4], qui deviendra son épouse quelques années plus tard.

En 1787, Las Cases poursuivit sa carrière de marin en effectuant un nouveau voyage transatlantique, cette fois vers la Martinique et Sainte-Lucie, avec relâche à Boston. Signe du destin (c’est ainsi en tout cas qu’il le racontera), il fit en Martinique la connaissance de la vicomtesse de Beauharnais, abandonnée par son mari, qui séjournait alors dans son île natale avec sa fille Hortense. De retour en métropole à l’été 1788 et estimant que sa carrière avançait peu, il prépara et réussit le concours de lieutenant de vaisseau. Son brevet lui fut remis en mai 1789. La Révolution venait de commencer aux états généraux réunis à Versailles.

L’émigration

Rentré en Languedoc au début de l’été, Las Cases découvrit les passions politiques, l’exaltation des propos publics et particuliers, les débats au sein d’une noblesse locale très attentive à ce qui se passait à Paris. Son sentiment d’appartenir à une « race antique », ancré depuis l’enfance, fut renforcé par la vague de peur engendrée par les révoltes et les incendies de châteaux qui éclataient dans tout le pays. Il ne tarda pas à prendre un parti : le choix de l’émigration était pour lui une évidence, rehaussée par l’excitation d’une aventure inédite. Présenté au roi et à la reine courant 1790, il rejoignit peu après l’armée de Condé à Worms puis la cour des frères de Louis XVI à Coblence. Après l’ennui de la vie militaire, il vécut dans la cité rhénane des mois d’insouciance et de fêtes. Il en garda une profonde nostalgie qu’il tentera de faire partager à Napoléon lors de leurs entretiens de Sainte-Hélène. Il rejoignit enfin sa tante Berny et son ami Volude à Aix-la-Chapelle, où ils avaient suivi la princesse de Lamballe qui, elle aussi, avait quitté la France. Là, il poursuivit son cycle de distractions [5]. L’heure de l’action sonna enfin, à l’automne 1791. Intégrée à l’armée prussienne du duc de Brunswick, la troupe de Condé se concentra autour de Coblence pour une reconquête imminente du royaume. Celle-ci commença au printemps suivant. Las Cases franchit la frontière et participa au siège de Thionville, défendue notamment, ironie du sort, par des marins venus de Brest. Le siège de deux mois ne donna aucun résultat et, après Valmy, il fallut se replier, ce qui se fit en désordre. La retraite de l’armée de Condé devint débandade puis dislocation des rangs. Et bientôt, devant l’avancée des révolutionnaires français, les États allemands firent de moins en moins bon accueil aux émigrés. Après avoir traversé la Hollande à pieds, Las Cases finit par échouer à Londres.

Sans le sou et ignorant alors la langue, il loue un petit logement tout près du Museum et tenta de recommencer une nouvelle vie, entre leçons de français données pour quelques shillings et production artisanale de bijoux. Avec son ami Volude, il parvint peu à peu à remonter la pente, sans renoncer à ses projets de restauration de la monarchie en France. Deux années passèrent avant que l’occasion d’y parvenir se présente. En juin 1795, Volude et Las Cases se portèrent volontaires pour le corps expéditionnaire qui devait débarquer à Quiberon. Seul le premier alla finalement s’y faire tuer : on avait diagnostiqué au second une hernie qui nécessitait des soins. Ainsi, comme lorsqu’il avait manqué l’expédition La Pérouse, le futur mémorialiste échappa à une mort certaine. Suivirent pour lui sept années d’exil supplémentaires. Il les considérera plus tard comme sa grande époque (hors Sainte-Hélène, évidemment). Il les consacra, d’une part, à l’enseignement du français au sein de l’establishment londonien, et d’autre part, à la préparation d’un Atlas historique finalement publié sous le Consulat sous le pseudonyme de Le Sage. Dans ces deux activités, il se tailla une petite réputation. La seconde lui rendra même une certaine liberté financière : constitué de grands feuillets indépendants permettant ainsi un achat échelonné et des mises à jour, mêlant cartes géographiques et longs textes, son Atlas, d’abord publié en anglais [6], connut un succès dont il sera toujours très fier.

Pour couronner ce nouveau départ, il rencontra aussi l’amour en la délicate personne de lady Clavering, une Orléanaise née Claire Gallais qui avait épousé quelques années plus tôt un jeune lord anglais. Ils resteront liés pendant toute leur vie, ce dont témoignent les nombreuses références à la dame dans le Mémorial et plus encore dans le manuscrit de la British Library. Comme il ne pouvait être question de mariage entre les deux amants, Las Cases se résolut à convoler lui aussi, mais dans de curieuses conditions. En août 1799, passant clandestinement quelques mois en Bretagne, il retrouva et épousa religieusement devant un prêtre réfractaire Henriette de Kergariou qu’il n’avait pas revue depuis onze ans mais avec laquelle il avait conservé des liens épistolaires. En juin 1800 naquit un premier fils, Emmanuel-Pons Dieudonné, celui qui accompagnera son père à Sainte-Hélène [7].

À ce moment, Las Cases était retourné en Angleterre, laissant sa femme enceinte en Bretagne. Il ne retrouvera sa famille qu’en 1808, alors même qu’il était rentré en France en mai 1802 à la faveur de l’amnistie des émigrés et de la paix d’Amiens avec l’Angleterre… mais en compagnie de lord et lady Clavering !

Une carrière au service de l’Empire

La France avait bien changé et Las Cases se disait « étonné de tout ». Sans fonction et sans véritable désir d’en obtenir une, il se consacra à l’édition française de son Atlas qui lui permit de vivre très correctement (il avouera vingt mille livres de rentes en 1808). Au besoin, il profitait de la belle situation de lady Clavering, toujours aussi peu proche de son époux [8] et qui, preuve de sa richesse, avait même loué pendant quelques mois le Petit Trianon de Versailles. Dans le même temps, il reprenait contact avec les anciennes connaissances de sa famille et commençait à pénétrer la nouvelle société en voie de recomposition.

L’Empire proclamé, Las Cases, comme nombre de ses connaissances, se résolut à se rallier au gouvernement de Napoléon. Il se rappela au bon souvenir de Joséphine qui le reçut en audience, écrivit sa soumission à l’Empereur et se porta volontaire aux armées lors du débarquement anglais à Flessingue (2 septembre 1809). Le ministre de la Guerre, le général Clarke, le nomma capitaine à l’état-major du général d’Hartrel, chef d’état-major de  Bernadotte, désigné pour rejeter l’envahisseur à la mer. On n’eut guère besoin de se battre, les fièvres ayant décimé le corps expéditionnaire britannique, si bien que Las Cases fut rapidement de retour à Paris où il apprit sa nomination de chambellan de la maison de l’Empereur (21 décembre 1809) [9].

Cette fonction de cour ne lui donnait droit qu’à un faible traitement – qui ne couvrait pas ses frais, écrira-t‑il dans le Mémorial –, mais était un honneur qui lui permettait d’apercevoir, sinon de fréquenter, les nouvelles élites (souvent issues des anciennes) et, bien sûr, l’Empereur. Et puisqu’il fallait se ranger, sur les instances de lady Clavering, notre homme avait fait venir sa femme et son fils à Paris l’année précédente, retrouvailles officialisées par un mariage – cette fois civil et officiel – et couronnées par la naissance d’une fille, Emma, en novembre 1809. Las Cases et sa famille demeuraient 9, rue Saint-Florentin, à l’angle de la rue Saint-Honoré (Paris 8e).

Le 27 juin 1810, Las Cases sollicita et obtint les fonctions d’auditeur au Conseil d’État. Sa nomination est datée du 2 juin. Dès le mois suivant, il participa à une mission d’évaluation de la marine hollandaise. Le 1er juillet 1810, lors de l’incendie à l’ambassade d’Autriche à Paris, il fut légèrement blessé en cherchant à dégager son épouse.

Un mois encore et, le 15 août, il fut fait baron de l’Empire. Le 16 décembre 1810, il devint comte. Il partit ensuite pour les Provinces illyriennes où il travailla à la liquidation de la dette publique de ces anciens territoires autrichiens réunis à l’Empire [10]. On lui doit quatre longs rapports sur la situation économique de ces régions. Pour cette mission, il était déjà accompagné de son fils Emmanuel-Pons, alors âgé de onze ans. Après un séjour sur place de six mois, il rentra à Paris et y fit la connaissance de son second fils, Barthélemy, né le 1er août 1811 et qui eut pour marraine l’ex-impératrice Joséphine. À cette époque, il déclina l’offre d’Hortense de Beauharnais de devenir le précepteur de ses deux fils (dont le futur Napoléon III), préférant poursuivre sa carrière au Conseil d’État. Au sein de cette institution, il fut chargé d’inspecter les dépôts de mendicité et de détention. Véritable missus dominicus, il parcourut de mai à août 1812 cinq mille kilomètres et visita soixante-cinq villes. Ses rapports furent une fois de plus goûtés dans les ministères. Mais la campagne de Russie empêcha l’Empereur d’en prendre connaissance.

La fidélité chevillée au corps, Las Cases fut le seul chambellan présent à la première revue passée au retour du souverain, en décembre 1812. Jusqu’à la chute de l’Empire, les événements qui le touchèrent furent principalement d’ordre personnel : une seconde fille, Ofrésie, naquit le 21 septembre 1813, avec cette fois pour marraine l’impératrice Marie-Louise. Il eut ensuite le chagrin de perdre sa première-née, Emma, au début de 1814.

Dès la chute de Napoléon, et avant même le retour des Bourbons, Las Cases se retira de toute vie publique ou administrative, refusant de siéger au Conseil d’État dès le 6 avril 1814. Il partit pour l’Angleterre où il se reposa pendant quelques mois. Il vécut ensuite retiré et en famille, travaillant à une nouvelle édition de son Atlas.

Le mémorialiste de Sainte-Hélène

Dès le lendemain du retour de Napoléon aux Tuileries (20 mars 1815), Las Cases reprit son service de chambellan. Deux jours plus tard, il fut nommé conseiller d’État et siégea dans la Haute Assemblée jusqu’à la seconde abdication. Il fit alors partie de l’imposante suite accompagnant l’Empereur vers Rambouillet, Rochefort puis l’île d’Aix [11]. Las Cases et Montholon étaient les deux seuls chambellans présents. Il sollicita l’honneur de partager les épreuves de l’exil. « Savez-vous où cela peut vous conduire ? » demanda Napoléon étonné. – « Je ne l’ai point calculé », répondit Las Cases. À ce moment-là, d’ailleurs, il n’était question que d’une installation aux États-Unis.

Sa parfaite connaissance de l’anglais permit au premier de se rapprocher insensiblement du cœur de l’entourage impérial, jusqu’à devenir indispensable. C’est ainsi qu’il accompagna Savary et Gourgaud chaque fois qu’il fut question de négocier avec des Britanniques, notamment dans les jours précédant la reddition et l’embarquement sur le Bellerophon. Depuis le 21 juin [12], il avait commencé à tenir un journal qui, par étapes, deviendra Le Mémorial de Sainte-Hélène. Il semble que Las Cases n’hésita pas une seconde à suivre le souverain déchu, réunissant en deux petits jours ses affaires, faisant provision d’encre et de plumes, car possédé par le démon d’écrire depuis le succès de son Atlas. Il fit ses adieux à sa famille et prenant presque au vol son fils aîné alors en pension. Quelles étaient ses réelles motivations ? Intuition de tenir un grand rôle ? « Coup de poker » ? Pari sur l’avenir ? Sentimentalisme ? Goût de l’aventure ? Sens du devoir ? Certainement un subtil dosage de tous ces sentiments et impulsions.

L’exil

Le Bellerophon appareilla et se dirigea sur l’Angleterre ; il toucha Torbay, puis Plymouth (26 juillet). Le 4 août, il alla à la rencontre du Northumberland et le 7 août 1815, Napoléon et sa  suite montèrent à bord du navire. À son bord, faisant route vers Sainte-Hélène, Las Cases notait déjà les premiers souvenirs de Napoléon, remis en ordre, chaque soir, par son fils Emmanuel. L’idée des dictées s’imposa peu à peu et le 9 septembre 1815, en mer, l’Empereur y procéda pour la première fois.

D’une manière générale, les manières affables de Las Cases, son érudition, sa qualité d’écoute étaient appréciées par Napoléon. Lorsqu’il était triste, Las Cases savait le divertir et le faire sourire. Un jour, Napoléon offrit à son chambellan un splendide nécessaire de voyage, en lui disant : « Il y a bien longtemps que je l’ai ; je m’en suis servi le matin de la bataille d’Austerlitz. Il passera au petit Emmanuel. Il le fera voir et dira : “C’est l’Empereur Napoléon qui l’a donné à mon père, à Sainte-Hélène ». L’intimité dont jouissait Las Cases auprès de l’Empereur attirait les critiques et les jalousies des autres membres de la Maison en exil ; ceux-ci le surnommaient Le Jésuite ou L’Extase. Jusqu’en novembre 1816, les dictées continuèrent. À cette époque, Las Cases confia au serviteur James Scott, une lettre clandestine pour lady Clavering, dans laquelle il dénonçait les conditions de détention de l’Empereur. Le serviteur en informa Hudson Lowe qui, le 21 novembre, fit arrêter Las Cases et son fils Emmanuel ; tous deux furent mis au secret et les 925 pages de manuscrits confisquées. Las Cases reçut une lettre de Napoléon, datée de Longwood, le 11 décembre 1816 : « Votre conduite à Sainte-Hélène a été, comme votre vie, honorable et sans reproche, j’aime à vous le dire… Votre société m’était nécessaire ; seul, vous lisez, vous parlez et entendez l’anglais. Combien vous avez passé de nuits pendant mes maladies ! Cependant, je vous engage et, au besoin, je vous ordonne de requérir le commandant de ce pays de vous renvoyer sur le continent… Arrivé en Europe, soit que vous alliez en Angleterre, soit que vous retourniez dans la patrie, oubliez le souvenir des maux qui vous ont fait souffrir ; vantez-vous de la fidélité que vous m’avez montrée et de toute l’affection que je vous porte »

Gravure du vol. 2 du "Recueil des pièces authentiques" : Las Cases et son fils recevant la lettre de Napoléon

Expulsés de Sainte-Hélène le 31 décembre 1816, privés de leurs papiers, Las Cases père et fils quittèrent certes le « lieu maudit », mais le drame qui s’y joua les poursuivit leur vie durant. Le séjour au Cap se révéla être une autre épreuve. Dans l’attente du sort que leur réservaient les autorités britanniques, ils furent d’abord détenus dans une forteresse avant d’obtenir une mesure de clémence de lord Somerset, gouverneur de la province, qui leur accorda un régime de semi-liberté. En dépit des heures passées à rédiger un nouveau journal et à donner des leçons à son fils, Las Cases connut l’angoisse de l’attente et tomba malade. La malveillance d’Hudson Lowe le poursuivait par des lettres demandant pour les Las Cases un dur traitement, tandis qu’étaient retenus par lui les ordres d’adoucissement de leur sort. C’est seulement au bout de six mois qu’ils purent rentrer en Europe. Refusés en Angleterre, en France, aux Pays-Bas et en Autriche, ils errèrent entre Cologne (où Henriette les rejoignit), Francfort, Mannheim, Offenbach, Liège, Bruxelles et Anvers (où il apprit la mort de Napoléon. Par la suite, il apprendra que son nom était mentionné quatre fois dans le testament de Napoléon et ses codicilles). Las Cases écrivait beaucoup : : notes sur la captivité, l’histoire de l’Empire, pétitions aux autorités britanniques, certes, mais aussi une abondante correspondance avec les membres de la famille impériale desquels il reçut quelques subsides.

Las Cases demanda l’autorisation de rentrer en France et celle-ci lui est accordée dans les derniers jours de juillet 1821. Le 15 août, il arriva à Paris et, peu après acheta à Passy une petite maison avec jardin, au n° 7 de la rue de la Pompe, et s’y installa. Enfin, en 1822, il rentra en possession de ses manuscrits et les 8 volumes du Mémorial de Sainte-Hélène ou journal où se trouve consigné jour par jour tout ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois (du 20 juin 1815 au 25 novembre 1816). En 1823, il entama la dernière phase de sa carrière, celle du mémorialiste.

Dernières années

Le Mémorial et l’Atlas (désormais signé « Lesage, comte de Las Cases » [13]) occupèrent dès lors toute la vie d’Emmanuel de Las Cases. Ses forces déclinant et sa vue étant de plus en plus mauvaise, son fils Emmanuel-Pons lui fut d’un soutien essentiel. Après le décès d’Henriette, victime de l’épidémie de choléra de 1832, sa fille Ofrésie veilla sur lui, tint son secrétariat et se chargea de l’édition de 1835 du Mémorial. Bien qu’il appréciât la solitude, il se lança dans la politique après la chute de Charles X : il fut élu député de la Seine en 1831, fut battu aux élections de 1834 et retrouva son siège en 1839 [14]. Malade et presque aveugle, il dut renoncer au voyage du retour des Cendres de 1840, laissant Emmanuel-Pons retourner seul à Sainte-Hélène. Il eut assez de force cependant pour accueillir le cercueil de l’Empereur dans la cour des Invalides, le 15 décembre.

Emmanuel de Las Cases s’éteignit le 14 mai 1842, à l’âge de soixante-quinze ans. Il repose au cimetière de Passy. Emmanuel-Pons, député du Finistère de 1830 à 1848, fut sénateur du Second Empire, de 1852 à sa mort sans postérité, en 1854. Ofrésie, devenue comtesse de Chanaleilles, disparut en 1865, elle aussi sans descendance. Second fils du mémorialiste, Barthélemy fut député du Maine-et-Loire. À sa mort en 1877, le titre de comte passa à son fils et s’éteignit avec lui.

Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon (octobre 2023).

Biographie établie à partir de : Marc Allégret, « Las Cases », Revue du Souvenir Napoléonien, n° 442, août-septembre 2002, p. 57-58 ; « Las Cases. Notice biographique », Le Mémorial de Sainte-Hélène. Le manuscrit retrouvé, Emmanuel de Las Cases, texte établi,  présenté et commenté par Thierry Lentz, Peter Hicks, François Houdecek, Chantal Prévot, Paris, Perrin, 2017, p. 27-34.

[1] Outre Emmanuel, Alexandre-François (1769‑1836), dont descendent les actuels marquis de Las Cases, et Charlotte-Antoinette-Étiennette-Suzanne-Pérette (1770‑1774).
[2] Sur Las Cases, outre les notices fournies du Dictionnaire Napoléon dirigé par Jean Tulard et du Dictionnaire historique de Sainte-Hélène de Jacques Macé, privilégier : E. de las Cases, Las Cases. Le mémorialiste de Napoléon, Paris, Fayard, 1959. Voir aussi : Jean Biget (dir.), « Actes du colloque Las Cases », Revue du Tarn, janvier-mars 1996, no 160, pp. 589‑686 ; Jean-Pierre Gaubert, Las Cases. L’abeille de Napoléon, Portet-sur-Garonne, Loubatières, 2003. Signalons que Las Cases lui-même publia en 1819 sa propre notice biographique sous le titre : Mémoires d’Emmanuel-Auguste-Dieudonné de Las Cases communiqués par lui-même contenant l’histoire de sa vie […], Paris, Chez L’Huillier.
[3] Jean-Henri de Lage, vicomte de Volude (1767‑1795), garde de marine en 1781, lieutenant de vaisseau en 1789, émigré, fusillé à Quiberon après l’échec de la tentative de débarquement d’une armée royaliste.
[4] Henriette de Kergariou-Coëtilliau, 1770‑1832.
[5] La princesse de Lamballe finit par rentrer en France. Elle fut une des victimes des massacres de Septembre.
[6] Publiée en 1796, cette première mouture était cependant simplifiée par rapport à l’édition française.
[7] De son mariage avec Henriette de Kergariou de Coëtilliou (1770-1832), Las Cases avait eu 4 enfants :
1) Emmanuel Pons Dieudonné (Saint-Méen, Finistère, 8 juin 1800, Passy, 8 juillet 1854), celui qui accompagna son père à Sainte-Hélène. Quand Hudson Lowe regagna l’Angleterre, en juillet 1821, il vint le provoquer à Londres, le cravacha publiquement et réussit à échapper à la police. Élu député du Finistère, le 28 octobre 1830, il siégea à la Chambre jusqu’en 1848. Grand maître adjoint du Grand Orient, de 1842 à 1846, sénateur sous le Second Empire, le 31 décembre 1852, il était commandeur de la Légion d’honneur. Sa femme fut Élise Poudret de Sevret (1819-1882).
2) Emma (1809-1814).
3) Charles Joseph Auguste Pons Barthélémy (Paris, 1er août 1811, Passy, 29 novembre 1877). Filleul de l’Impératrice Joséphine, il fit carrière dans la marine et fut aide de camp des amiraux Duperré et Roussin. Il quitta le service avec le grade de lieutenant de vaisseau, pour prendre la direction des mines de Chalonnes-sur-Loire (Maine-et-Loire). Chambellan de Napoléon III, il avait épousé, en 1844, Rosalie Isaure Bigot de La Presle (1815-1903) dont il eut 7 enfants.
4) Ofrésie Marie Louise Napoléone (21 septembre 1813, Paris, 7 mai 1865). Elle a beaucoup œuvré pour la parution des différentes éditions du  Mémorial. Elle épousa, le 18 octobre 1853, Gustave-Adolphe, comte de Chanaleilles
[8] Considéré comme prisonnier de guerre après la rupture de la paix d’Amiens, Thomas Clavering fut assigné à résidence à Verdun puis Orléans. Las Cases obtiendra pour lui l’autorisation de venir vivre à Versailles en 1807.
[9] Les chambellans de la maison de l’Empereur étaient très nombreux (quatre-vingts en 1813) et effectuaient leur service à tour de rôle, par trimestre. Leur rôle était de veiller à l’entretien des appartements de l’Empereur, à faire respecter les règlements sur les entrées et l’étiquette pour les levers et les couchers, à introduire auprès du souverain les personnes admises à le voir. En service, ils portaient un habit écarlate à broderies d’argent, acquis à leurs frais. Ils arboraient sur la poche droite l’insigne de leur fonction : une clé composée d’un anneau ovale formé d’une guirlande de feuilles de chêne et de laurier enrubannée, surmontée d’une couronne et contenant une aigle éployée avec à la base un écusson portant le chiffre ou le monogramme du souverain. Leur fonction était inégalement rétribuée, quelques-uns l’exerçant même bénévolement. Ceux qui percevaient un traitement recevaient entre six mille et douze mille francs par an.
[10] Réunies à l’Empire en 1809, les provinces Illyriennes se composaient de Raguse (aujourd’hui Dubrovnik), Fiume (Rijeka), Trieste, la Croatie, la Carniole (dans l’actuelle Slovénie), une partie de la Carinthie et la Dalmatie. Leur capitale était Laybach (Ljubljana).
[11] Outres les officiers et les chambellans, pas moins de trente-trois domestiques participaient au voyage (C.-E. Vial, Le Dernier voyage de l’Empereur. Paris-île d’Aix, 1815, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 112‑113).
[12] Le Mémorial de Sainte-Hélène indique de manière erronée « mardi 20 ». L’Empereur n’arriva à l’Élysée que le mercredi 21 juin.
[13] Une ultime édition entièrement refondue sera publiée en 1842, chez Garnier Frères.
[14] En 1831, Louis-Philippe régularisa la situation de Las Cases dans la Légion d’honneur. Il n’y avait pas été nommé sous l’Empire. Napoléon lui avait accordé le grade de chevalier avant de montrer sur le Bellerophon, afin que son  uniforme ne soit pas sans décoration. Le roi des Français le nomma officier le 19 octobre 1831.

► Consultez le dossier thématique « Le Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de Las Cases » (2023)

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