LENORMAND (Mlle) Anne-Marie Adélaïde, (1772-1843), la devineresse la plus célèbre de l’époque

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Fille d’un marchand drapier, elle naît à Alençon (Orne), le 27 mai 1772

Elle est élevée au couvent des Bénédictines jusqu'en 1780, puis à celui de la Visitation, où elle apprend les langues mortes et vivantes, le dessin, la peinture et la musique. Elle racontera plus tard qu'elle prédisait déjà l'avenir à ses jeunes compagnes.

Devenue orpheline, sans ressources, elle est apprentie chez une couturière d'Alençon, puis caissière dans une boutique de lingerie. Attirée par Paris, elle vient dans la capitale à la veille de la Révolution. Après avoir travaillé chez un marchand de tissus, elle devient lectrice chez le comte d'Amerval de la Saussotte. En 1789, elle prédit des « changements dans la constitution du clergé et la fermeture des couvents », ce qui, compte tenu des circonstances politiques, n'avait rien de vraiment prémonitoire.

En 1790, Mlle Lenormand se rend à Londres, pour consulter le célèbre docteur Gall (1758-1828, l'inventeur de la phrénologie). Celui-ci, après lui avoir palpé longuement le crâne, se serait écrié : « La bosse ! Vous possédez la bosse de la divination. Vous serez la plus grande sibylle d'Europe ! ».

Revenue à Paris, elle rencontre deux personnes qui vont orienter son avenir :

la citoyenne Louise Françoise Gilbert, tireuse de cartes (elle lui apprend le métier) et un nommé Flammermont, garçon boulanger.

Dès lors, elle renonce à son emploi de lectrice, s'associe avec eux et s'installe rue de Tournon (Paris, 6e), au n° 5, pour un loyer de 900 francs par an, où elle ouvre, au rez-de-chaussée, un « Bureau d'écrivain public », avec sur une plaque l'indication « Cabinet de correspondance ». Flammermont s'occupait des provisions de ces dames et distribuait les prospectus vantant les talents de Mlle Lenormand, transformée en « jeune Américaine qui avait traversé l'océan pour faire bénéficier les Français de ses talents exceptionnels ».

Dans cette même rue de Tournon, au n° 9, vivait Jacques René Hébert (1757-1794), l'imprimeur du Père Duchesne, également né à Alençon. Mlle Lenormand le rencontrait à l'occasion et pensait qu'il pourrait éventuellement l'aider en cas de difficultés avec les Jacobins.

Le cabinet de la devineresse prospère très rapidement. Principalement, elle lisait l'avenir dans les tarots et le marc de café. Elle occupait le rez-de-chaussée de son immeuble, au fond de la cour. Les consultants attendaient dans le salon, anxieux et patients. La porte s'ouvrait, la sibylle apparaissait : de taille moyenne, mince, la tête enfoncée dans les épaules, l'oeil scrutateur fixé sur ses interlocuteurs, avec une perruque blonde qui lui tombait sur les épaules. Flammermont, transformé en huissier, tout habillé de noir, introduisait le premier client dans la chambre sanctuaire de la devineresse. Celle-ci lui disait : « Voulez-vous une consultation à 10, 40 ou 80 francs ? ». Après que le client eut choisi le tarif, elle battait les cartes, les faisait couper par le consultant ; puis, elle examinait longuement la paume de sa main gauche. Ensuite, elle posait quelques questions : « initiale de votre prénom, lieu, date et heure de votre naissance, fleur, animal et couleur que vous préférez, la première lettre de la ville où vous habitez ». Enfin, après un long moment de recueillement, elle formulait l'analyse psychologique et la prédiction.
Ses dons de voyance (ou de pénétration psychologique) la rendent célèbre. Hébert, Camille Desmoulin, Danton, Barère, Marat, Saint-Just et Robespierre viennent la consulter.

Cependant, en 1793, Robespierre la fait arrêter pour avoir annoncé une contre-révolution et jeté le trouble parmi les citoyens. Emprisonnée à la Petite Force, elle soutient les femmes nobles emprisonnées en leur prédisant une délivrance prochaine. Un matin, elle reçoit un billet provenant de la prison du Luxembourg, c'était une demande d'horoscope émanant d'une jeune prisonnière qui se nommait Marie-Rose de Beauharnais. La prédiction soulevait certaines difficultés en raison de l'absence de contact physique entre les deux femmes et de toute conversation préalable (la sibylle, avant de se prononcer, s'efforçait toujours de faire parler ses consultants). Superstitieuse, comme le sont souvent les femmes créoles, Joséphine (car il s'agissait d'elle) voulait connaître son avenir. Finalement, Mlle Lenormand rend son oracle : « Le général de Beauharnais sera victime de la Révolution. Vous survivrez à votre époux. Un second mariage est annoncé avec un jeune officier, que son étoile appelle à des hautes destinées ». La devineresse venait de s'attacher la cliente idéale ! et l'Impératrice Joséphine lui restera fidèle (1).

Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) libère les deux femmes. Sous le Directoire, Mlle Lenormand reçoit de nouveaux consultants : Barras, Tallien, Talma, David, le chanteur Garat, Juliette Récamier, les premiers émigrés revenus en France, les acquéreurs de biens nationaux…

En 1795, Bonaparte, qui songeait à entrer au service du sultan, l'aurait consultée. Elle lui aurait dit : « Vous n'obtiendrez point de passeport ; vous êtes appelé à jouer un grand rôle en France. Une dame veuve fera votre bonheur et vous parviendrez à un rang très élevé par son influence, mais gardez-vous d'être ingrat envers elle, il y va de votre bonheur ».

Sous le Consulat et l’Empire

Ensuite, sous le Consulat et l'Empire, la « sibylle du faubourg Saint-Germain » reçoit beaucoup de monde, de tous les milieux : femmes de la haute société (Mme de Staël), militaires, magistrats, acteurs, chanteurs. Il fallait s'inscrire des semaines à l'avance pour un rendez-vous et attendre son tour deux heures dans l'antichambre.
Outre les tarots et le marc de café, elle avait éventuellement recours à d'autres méthodes : eau réfléchie dans un miroir, plomb fondu, blancs d'oeufs, mèche de chandelle, feu, fumée, eau, laurier et sel… À elle seule, elle était une usine à voyance. En cas de difficultés dans l'élaboration de la synthèse et si le consultant était de qualité, les honoraires pouvaient atteindre la somme  de 500 francs. Elle menait une certaine vie mondaine : elle allait au théâtre, où des loges lui étaient réservées par ses consultants.

Le 2 mai 1801, elle est invitée à La Malmaison et annonce à Joséphine des grandeurs nouvelles, « Vous serez plus que reine… ». Cette visite déplaît au Premier consul, car il craignait les informations et les confidences de Joséphine à la devineresse.

C'est précisément ce qui se produit peu après. En effet, en 1803, à la suite d'une indiscrétion de Joséphine, Mlle Lenormand prédit à la générale Moreau l'arrestation imminente de son mari. Ensuite, à propos du camp de Boulogne, elle prophétise l'échec d'une tentative de débarquement en Angleterre. Le Premier consul est furieux. La pythonisse est arrêtée et emprisonnée, le 16 décembre 1803, aux Madelonnettes. Elle est libérée le 1er janvier 1804, peut-être grâce à une intervention de Joséphine.

Mais elle est désormais surveillée par les services de Fouché. En octobre 1804, un rapport de police rappelle ses activités.

« Une demoiselle Lenormand, se disant cousine de Charlotte Corday (!), habitant rue de Tournon, fait métier de tireuse de cartes. Les imbéciles de première classe vont la consulter en voiture. Les femmes surtout y affluent. J'ai entendu faire contre cette intrigante des plaintes en escroquerie qui prouvent son adresse ; on assure que la femme d'un capitaine de la gendarmerie d'élite nommé Bloum y a été faite de plus de quatre mille francs depuis dix-huit mois ; cette femme s'était tellement endettée à l'insu de son mari qu'elle en est morte de chagrin en quatre jours ».
Les policiers sont toujours là, à l'écoute.

Mlle Lenormand reçoit plusieurs fois l'ambassadeur de Perse, qui vient avec toute sa suite ! Il veut savoir ce qui se passe dans son harem resté à Ispahan…

Le 5 mars 1808, un rapport de police précise :
« Il y a foule chez la Lenormand… M. de Metternich y a été vendredi, à trois heures. On lui a dit des choses assez relatives à sa situation, à son caractère et à ses affaires pour le surprendre. Mme Junot, qui se trouvait présente, a appliqué les dires de la tireuse de cartes à quelques paroles que S.M. l'Impératrice a adressées, sous le masque, à M. de Metternich, au bal donné par S.A.I. la princesse Caroline. Mme Junot a entendu aussi sa bonne aventure. Elle y avait été déjà la semaine dernière avec Mme Lallemand, Grandseigne et M. Caillé ; tous quatre étaient revenus très étonnés des particularités que leur avait dites la sorcière… ».

En octobre 1808, après le congrès d'Erfurt, Joséphine répète à l'Empereur les propos de Mlle Lenormand, qui déconseille la politique impériale vis-à-vis de Rome et du Saint-Père. Napoléon est mécontent mais, en homme pragmatique, il mesure l'utilité politique de la sibylle et se borne à demander à Fouché et à Talleyrand de recueillir toutes les informations possibles.

Sur les relations de Joséphine et de Mlle Lenormand, le baron de Méneval, secrétaire intime de l'Empereur, écrit : « Napoléon n'approuvait pas cette faiblesse de Joséphine et il l'a même souvent ridiculisée. J'ai été le témoin de la défense qu'il lui intima d'aller consulter Mlle Lenormand. Il fit même arrêter cette célèbre jongleuse. Joséphine enveloppait du plus profond mystère ses rapports avec elle, et jamais l'intendant de ses dépenses n'a connu les sommes dont l'Impératrice payait les prédictions de la cartomancienne ».

À la fin de l'année 1809, la question du divorce impérial soulève encore des difficultés. Le 9 décembre, Mlle Lenormand est convoquée à l'hôtel de la reine Hortense, rue Cerutti (aujourd'hui rue Pillet Will, à Paris 9e), où Joséphine et la sibylle ont une conversation intime de plus de deux heures sur le divorce et ses perspectives.

Pour contrer cette agitation, le pouvoir impérial réagit. Le 11 décembre, dans la matinée, Mlle Lenormand est arrêtée chez elle et conduite à la Préfecture de Police. Selon le rapport de police : « On a arrêté la femme Lenormand qui faisait le métier de devineresse. Presque toute la cour la consultait sur les circonstances actuelles (le divorce). Elle tirait l'horoscope des plus hauts personnages et gagnait à ce métier plus de 20 000 francs par an ».

À la Préfecture, elle asphyxie les policiers par son langage ésotérique, le récit de ses prophéties et sa mégalomanie. Elle comparaît devant Fouché qui lui dit :
« – Je suppose que vos tarots vous avaient avisée de ma convocation.
– Pas mes tarots, mon horoscope.
– Trève de raillerie, Mademoiselle. La prison vous rendra sans doute moins agressive. Et, grâce à moi, vous pourrez y rester longtemps.
– Non, pas très longtemps, car j'ai tiré au grand jeu l'as de trèfle.
– Et que représente l'as de trèfle ?
– Votre imminent successeur, Excellence : le duc de Rovigo ».
Fouché fit la grimace.

Après avoir refusé une collaboration avec la police, Mlle Lenormand est libérée douze jours plus tard, le 23 décembre 1809.

Vers 1810, elle reçoit la visite d'une jeune femme, Dorothée, fille de la princesse de Courlande (future duchesse de Dino), qui venait d'épouser le comte Edmond de Talleyrand-Périgord, neveu de Talleyrand. Nous avons son témoignage, consigné en 1831, à Londres, dans ses souvenirs. À l'époque, la cartomancienne lui avait prédit sa séparation d'avec son mari et, ensuite, une vie mondaine éclatante auprès d'un homme d'État particulièrement en vue (c'était Talleyrand).

En 1814, le tsar Alexandre Ier vient la consulter. Elle lui prédit l'avenir dans son miroir (2).

Sous la Restauration (1815), son salon d'attente ne désemplit pas. Le régime politique change, la sibylle reste. Elle obtient même la protection de la princesse Bagration.

En 1818, lors du congrès des puissances européennes, elle se rend à Aix-la-Chapelle ; elle considérait que les diplomates avaient besoin de ses prédictions.
Au printemps de 1821, elle se déplace à nouveau, elle va à Bruxelles où elle veut exercer ses activités. Mais le 13 avril, le procureur du roi la poursuit pour escroquerie ; elle est arrêtée le 18, comme une vulgaire bohémienne et condamnée par le tribunal de Louvain à un an de prison. Elle fait appel, la cour de Bruxelles écarte l'escroquerie et la condamne seulement à 15 francs d'amende, pour exercice du métier de devin. Soulagée, elle revient à Paris, rue de Tournon (août 1821).
Son physique a changé, l'âge avait rougi son teint et sa sédentarité avait rendu ses formes plus opulentes.

Ses ressources lui avaient permis d'acheter des immeubles à Alençon (où elle se rendait plusieurs fois par an pour revoir sa famille), à Paris (rue de la Santé), des terres labourables et des vignes à l'ouest de la commune de Poissy (Yvelines), enfin, une maison de campagne en 1811 (le château de la Coudraie ?) près de Paris.

Par ailleurs, elle s'était lancée dans l'édition, faisant successivement publier : Souvenirs prophétiques d'une sibylle sur les causes secrètes de son arrestation, le 11 décembre 1809 (Paris, 1814) ; La sibylle au tombeau de Louis XVI (1816) ; Oracles sibyllins (1817) ; La sibylle au congrès d'Aix-la-Chapelle (1819) ; Mémoires historiques et secrets de l'Impératrice Joséphine (1820).

Dans ce dernier ouvrage, Mlle Lenormand prétend que le fantôme de Joséphine lui avait demandé de rédiger ses mémoires. Le livre, écrit dans une forme emphatique et diffuse, soulève un véritable tollé ! Eugène de Beauharnais écrit au tsar Alexandre Ier pour protester contre la dédicace qu'il avait accordée en tête de l'ouvrage. La reine Hortense proteste également : « Une prétendue sorcière a fabriqué sur ma mère les mémoires les plus absurdes » (Reine Hortense, Mémoires, 15e éd., t. 3, p. 153). Mlle Avrillon s'étrangle d'indignation : elle souligne que Joséphine n'a jamais été l'amie de Mlle Lenormand, mais elle reconnaît qu'elle même était venue la consulter rue de Tournon (3). À Sainte-Hélène, Napoléon porte aussi un jugement sévère et réprobateur sur ces prétendues mémoires de Joséphine (Journal de O'Meara, Fondation Napoléon, 1993, tome 1, p. 464, note 399).

En politique, Mlle Lenormand n'approuve pas la Monarchie de Juillet, elle reste carliste. En 1840, elle quitte la rue de Tournon et s'installe rue de la Santé (Paris, 13e).

Elle meurt là, le 25 juin 1843, à 71 ans, à la suite d'une crise cardiaque (sa prédiction de mourir à 115 ans ne s'était pas réalisée).

Ses obsèques sont célébrées le 27 juin 1843. Une foule immense se pressait aux portes de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. L'église était tendue de blanc. De nombreuses pleureuses tenaient, chacune, un cierge à la main. Après le service religieux, le corbillard, traîné par quatre chevaux et suivi d'un long cortège où il y avait beaucoup de femmes mais aussi des personnalités (dont un habitué de la voyante : Guizot, alors ministre des Affaires étrangères, en redingote noire) prend lentement le chemin du cimetière du Père-Lachaise. La sibylle est inhumée dans la 3e division, allée principale, 4e ligne (Répertoire mondial des souvenirs napoléoniens, p. 293). Jusqu'à nos jours, sa tombe a toujours été fleurie.

La fortune de Mlle Lenormand était assez rondelette. Elle avait doté une de ses nièces de 300 000 francs et laissait à son neveu, officier de l'armée d'Afrique, 500 000 francs en propriétés immobilières.

Que conclure sur l'intéressée ? S'agissant d'une devineresse, les avis sont partagés ; les uns croient à la divination, les autres n'y croient pas ou ils doutent.
À Sainte-Hélène, le 19 mars 1817, Napoléon a dit, à propos du merveilleux, qu'il valait mieux le rechercher dans la religion plutôt que « chez Cagliostro, Mlle Lenormand, les diseuses de bonne aventure ou les fripons » (Journal de O'Meara, t. 1, p. 351).

Et pourtant ?
Avant de mourir, Mlle Lenormand avait prédit pour le prince Louis Napoléon, encore emprisonné au fort de Ham :
« Descendant du grand aigle, prends patience. Tes fers tomberont. Le royaume deviendra une seconde fois un empire. Mais l'épée sera trop lourde dans ta main ».
Dans ce cas, la prédiction était valable… (4) (5).
 
 
Marc Allégret
Revue du souvenir Napoéonien n°449
Novembre-décembre 2003

Notes :

(1) Mlle Lenormand se servira de Joséphine, auprès de sa clientèle, comme argument publicitaire, pendant plus de vingt ans.
(2) Voir Alexandre Arkhanguelski, Alexandre Ier feu follet, traduction Wladimir Berelowitch, Fayard, 2000, p. 546, note 42.
(3) Mlle Avrillon, Mémoires, tome 2, pp. 55 et suiv. ; réédition Mercure de France, Le temps retrouvé, pp. 255 et suiv. et p. 485.
(4) De tout temps, les dirigeants politiques ont voulu connaître leur destinée et l'avenir de leurs projets (voir Historia n° 649, janvier 2001 : « de Nostradamus à Élizabeth Teissier, le pouvoir sous influence »).
(5) Sources : Michaud, Biographie universelle, tome 24, p. 137 ; Dictionnaire Napoléon, p. 1067, notice Lenormand, par J. Tulard ; p. 1848 (supplément) rubrique « Superstitions », par E. Mozzani ; Historia hors série n° 34, 1974, p. 60, « Mlle Lenormand », par André Versannes ; Historia n° 466, octobre 1985, p. 90, « Marie Lenormand », par Jean Mabire ; Historia n° 649, janvier 2001, p. 64, « Mlle Lenormand, dans les petits papiers de Joséphine », par Éloïse Mozzani ; L'Histoire pour tous, « Mlle Lenormand », par Denis Dalbian ; J.-P. Tarin, Les notabilités du Ier Empire, leurs résidences en Ile-de-France, C. Terana éditeur, 2002, p. 607.

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