LACEPEDE, Etienne comte de, (1756-1825), sénateur, pair de France, naturaliste

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Un jour de l’année 1776, de bon matin, un jeune gentilhomme, débarqué dans la nuit précédente à Paris, venant d’Agen, sa ville natale, qu’il a quittée pour la première fois, se présente au Jardin du Roi, où il est accueilli par Buffon, alors au faîte de sa gloire.

Peu après, il est reçu par le chevalier Glück ; un de ses cousins, Monseigneur de Montazet, archevêque de Lyon, qui séjourne dans la capitale, l'invite à partager son dîner ; il entend, avec lui, un sermon de l'abbé Maury et assiste, dans la loge de Glück, à une représentation d'Armide. Ce petit provincial de vingt ans, qui sait si bien occuper sa première journée parisienne, c'est Bernard-Germain-Etienne de la Ville, comte de Lacépède, futur Grand Chancelier de la Légion d'Honneur.
Appartenant à une famille de la bonne noblesse de Guyenne, qu'il rattache, peut-être un peu abusivement, à celle de la Ville sur Illon qui fut apparentée aux maisons princières de Lorraine et de Bourgogne, il est issu d'un Lieutenant Général de la Sénéchaussée ; très jeune, il apparaît comme un enfant doué ; non seulement il est comme son père féru de musique, mais il compose ; il a quinze ans lorsqu'on exécute dans la cathédrale Saint-Caprais, un motet dont il est l'auteur et qui connaît grand succès ; apprenant qu'il marche sur les brisées de Glück, il met au panier son opéra Armide ; mais c'est à ce sujet qu'il entre en relation épistolaire avec le musicien que s'arrachent les salons parisiens. C'est une trouvaille minéralogique qui est à l'origine de sa correspondance avec Buffon. Le milieu auquel il appartient est favorable à l'éclosion de ses dons ; la vie intellectuelle est très brillante à Agen ; chaque semaine, Jean-Joseph de la Ville réunit dans son salon des personnalités de la noblesse et de la bourgeoisie locales ; c'est là sans doute que Lacépède a rencontré sept de ses contemporains, dont Lacuée de Cessac, le futur ministre de l'Administration de la Guerre, avec lesquels il fonde, le 1er janvier 1776, la Société des Sciences, Belles Lettres et Arts. Les communications qu'il y donne sont interrompues par son escale à Paris, où son père compte qu'il trouvera un emploi. À la fin de juin 1783, il revient à Agen et est élu directeur de la Société, qui, grâce à lui sans doute, adopte ses statuts définitifs.

Naturaliste et franc-maçon

Le 1er janvier 1785, Buffon a obtenu pour celui qu'il considère comme son élève et à qui il demandera bientôt d'être son continuateur, l'emploi modeste de garde et sous-démonstrateur des collections d'histoire naturelle du Jardin du Roi. Lacépède est définitivement fixé à Paris et a trouvé sa véritable vocation : ce n'est ni la musique, bien qu'il eût publié en 1783 un ouvrage sur la Poétique de la Musique et écrit de nouveaux opéras, ni la physique, domaine où ses essais sont justement tombés dans l'oubli, ni l'armée, bien qu'il ait été nommé colonel d'un régiment au service des Cercles du Saint Empire Romain de Nation Germanique, régiment qui ne le verra jamais : ce sont les sciences naturelles. Daubenton, très absorbé par son enseignement au Collège de France, se décharge sur son auxiliaire de ses cours au Museum, si bien que, lorsqu'à la fin de 1794, le Museum est réorganisé, Lacépède devient le premier titulaire de la chaire d'ichtyologie et d'erpétologie, nouvellement formée et qui existe toujours ; il y professera pendant quatre ans.
Le 9 mars 1793, il s'était démis de ses fonctions au Jardin des Plantes et, par prudence, s'était réfugié à Leuville, en Seine-et-Oise, avec ses amis Gauthier qui, comme lui, logeait à l'hôtel de Magny, acquis par Buffon pour le Jardin du Roi ; il n'en était revenu qu'après le 9 thermidor.

Depuis le début de la Révolution, le savant s'était, en effet, doublé d'un homme politique. Est-ce l'intérêt qu'il avait pris aux discussions sur les institutions de la France, auxquelles il avait pu prendre part dans la Société agenaise, et au début de son séjour à Paris, à la fréquentation des salons de Lavoisier et d'Alambert, qui le poussèrent à adhérer à la franc-maçonnerie ? Toujours est-il que, dès 1777, il est reçu à la Loge des Neuf-Soeurs, fondée l'année précédente et dont les frères doivent être doués d'un talent quelconque en fait d'art ou de science et en avoir donné une preuve publique. Il en sera, sinon un des dignitaires, du moins un des membres les plus assidus.
Sur une liste, incomplète, d'environ 200 noms, on compte 21 musiciens, parmi lesquels Dalayrac et Puccini ; on y trouve aussi naturellement des peintres et des sculpteurs : Greuze, Nottée, Houdon, mais aussi des hommes qui ont engagé la lutte contre la royauté absolue : d'Eprémenil, Dupaty, défenseurs des droits du Parlement, tandis que d'autres joueront un rôle important pendant la Révolution ; Cabanis, François de Neufchâteau, que Lacépède retrouve au Sénat, Pastoret, Guinguené, Garat, Mollien, Berquin, Chamfort, Delille, Florian, Parny représentant les Lettres, Laplace, principal fondateur de la Loge et futur sénateur, Yzquierdo, les Sciences.
Mais les noms qui dominent les autres sont ceux de Voltaire qui y fut reçu le 4 avril 1778 et dont l'apothéose fut célébrée le 28 novembre suivant, de Franklin, qui en devint le vénérable en 1779. Il ne paraît pas douteux que l'appartenance de Lacépède à la Loge des Neuf-Soeurs eut, pour sa formation politique et morale, une influence déterminante. Moindre fut certainement sur son esprit l'influence de la Loge des Frères Initiés, à laquelle il adhéra ultérieurement, mais qui était composée presque par moitié de négociants.

Homme politique

Conquis sans doute par la générosité de ses sentiments, la sincérité de ses opinions, sa simplicité, les citoyens de la Section du Jardin du Roi l'élisent à l'Assemblée Electorale de Paris, dont il est le benjamin. En janvier 1791, il est élu administrateur du département de Paris, le 8 juin président du Tribunal Criminel. Enfin, le 2 septembre 1792, il est élu député à l'Assemblée Législative par 487 voix contre 130 données à Brissot. Bien qu'il l'ait présidée, il n'y joua jamais un rôle de premier plan ; c'est surtout au sein des commissions d'instruction publique et de législation qu'il exerça son activité.

Sa carrière politique semble devoir prendre fin avec celle de l'Assemblée Législative. Il revient à ses fonctions de professeur ; cependant, après le retour d'Égypte, il fait partie du petit groupe des membres de la Première Classe de l'Institut : Monge, Chaptal, Berthollet, tous deux adeptes de la Loge des Neuf-Soeurs, Cabanis et Laplace, qui ne voient d'autre salut, pour sortir de l'anarchie où sombrait le Directoire, que de porter au pouvoir leur collègue, le général Bonaparte, et préparent ainsi le 18 Brumaire.
Aussi n'est-il pas surprenant que, dès le 3 nivôse (2 décembre 1799), il figure parmi les 29 premiers sénateurs élus et que, le 20 mai 1804, Napoléon lui confie la sénatorerie de Paris.

Grand Chancelier

Mais il le réserve à une plus haute destinée. Le 22 août 1803 (4 fructidor an XI), le Moniteur Universel a annoncé que, dans sa seconde séance, tenue au Palais du Gouvernement à Saint-Cloud, les citoyens Lacépède et Dejean ont été nommés, respectivement, Grand Chancelier et Grand Trésorier de la Légion d'Honneur. Mise à part l'élection, le mois précédent, des représentants au Grand Conseil d'Administration du Conseil d'État, du Sénat et du Tribunal, c'est, depuis le 29 fructidor de l'an X la première manifestation publique de l'existence de la Légion d'Honneur. On sait que la loi avait laissé au Gouvernement jusqu'au 1er Vendémiaire an XII pour la mettre sur pied et que le Premier Consul en avait confié le soin à la Section de la Guerre du Conseil d'État. La réunion du Grand Conseil d'Administration et ces deux nominations étaient le couronnement de l'édifice.

Celle de Lacépède causa une vive surprise. L'opinion générale était que le général Mathieu Dumas, que la Section de l'Intérieur, peut-être à l'instigation de Bonaparte, avait chargé de l'organisation de la Légion, serait désigné comme Grand Chancelier ; certains citaient aussi le nom du cardinal Cambacérès, frère du Deuxième Consul. Contrairement aux assertions de Mathieu Dumas et de Roederer, reprises par Aulard, Lacépède fut désigné dès la première séance du Grand Conseil, le 26 thermidor (14 août), comme en témoigne une note pour la rédaction du procès-verbal, qui est conservée aux Archives Nationales. Elle a figuré dans l'Exposition  » Napoléon et la Légion d'Honneur « .
Quelles raisons avaient dicté ce choix au Premier Consul ? Il ne manquait pas d'officiers généraux qui pussent briguer ce poste ; outre Mathieu Dumas, c'était le cas de quelques uns des futurs maréchaux : Kellermann, Pérignon surtout, qui n'exercèrent pendant l'Empire que des commandements de peu d'importance, Serrurier, qui n'en eut aucun. Il semble bien qu'en faisant désigner Lacépède, il ait voulu affirmer que la Légion d'Honneur n'était pas une institution militaire, mais aussi civile. Et il lui donnait pour Grand Chancelier un savant de renommée mondiale,  » à la tête des naturalistes de notre temps « , dira, à ses obsèques, Geoffroy-Saint-Hilaire, mais aussi un homme qui avait tenu sa place dans les assemblées politiques, dont la haute valeur morale comme l'intégrité étaient reconnues de tous et dont il avait pu, à l'Institut, apprécier les qualités d'ordre et d'organisation.

A cette époque, Lacépède a presque achevé son oeuvre de naturaliste. Son dernier volume, sur les cétacés, paraîtra en 1804. Il peut donc se consacrer entièrement à ses nouvelles fonctions, ne leur dérobant que le temps qu'il réserve au fils que lui avait laissé sa femme, morte en 1802. N'accordant à la vie mondaine que ce qu'exigeaient un des plus hauts postes de l'Empire, il continua à habiter son appartement du quai Voltaire et à mener une existence d'une stricte austérité. Ayant cessé à dix-sept ans de boire du vin, il ne faisait qu'un repas par jour et ne possédait qu'un habit à la fois ;  » on le taillait dans la même pièce de drap tant qu'elle durait ; il mettait cet habit en se levant et ne faisait jamais deux toilettes par jour « .

Il met au service de la Légion son étonnante puissance de travail. Il ne dormait que deux ou trois heures par nuit, a écrit d'Amalric qui fut, à la Grande Chancellerie, son collaborateur principal de 1803 à 1814,  » retenait fidèlement toutes les phrases, tous les mots, et, vers le matin, il les dictait à son secrétaire « .  » Deux ou trois heures lui suffisaient pour tout décider et en pleine connaissance de cause « . A Napoléon, que son extraordinaire activité étonnait, il répondit :  » c'est que j'emploie la méthode des naturalistes « , et il est bien vraisemblable, en effet, que la pratique de la science lui ait procuré la méthode de résoudre les problèmes d'organisation et d'administration qui se posèrent à lui.
Lorsqu'il prit possession de la Grande Chancellerie, Lacépède ne trouvait pas un terrain vierge ; depuis le 29 floréal, Mathieu Dumas avait accompli un travail considérable ; on lui doit les règlements d'administration pour l'application de la loi organique. Il avait entrepris l'inventaire des biens de la Légion et l'estimation de leurs revenus, recherché les chefs-lieux des cohortes, commencé le matricule. Mais, s'il avait construit les fondations de l'édifice, il restait à élever celui-ci. Ce fut l'oeuvre du Grand Chancelier.

Un rôle difficile

Tout d'abord, il fallait trouver un gîte à la Grande Chancellerie ; il eut la main heureuse en acquérant l'hôtel de Salm, qui l'abrite toujours. C'est lui qui établit à Saint-Pierre-de-Gand, au château de Saverne, dans les anciens évêchés d'Aix-en-Provence et de Béziers, dans l'hôtel du Grand Prieur de Malte à Toulouse, dans l'ancien évêché d'Agen et au Château de Craon, les sièges des IIIe, IVe, Ve, VIIIe, IXe, Xe et XIe Cohortes.
Mais l'essentiel restait la réunion et la prise de possession des biens qui formaient la dotation de la Légion. Ce ne fut pas chose facile ; la Légion d'Honneur arrivait bien tardivement pour avoir part à la distribution des biens nationaux ; les grands domaines, le plus souvent morcelés, étaient déjà vendus ; il fallait se rabattre sur les petites propriétés, de modeste rapport, ce qui morcellait terriblement la dotation ; les émigrés rentraient en grand nombre depuis la loi d'amnistie, réclamant ceux de leurs biens qui n'avaient pas été vendus ; dans une moindre mesure, le clergé faisait valoir les droits qui lui avaient été reconnus. Bien vite, il apparut que la dotation qui avait été attribuée à la Légion était insuffisante ; Lacépède obtint qu'un supplément d'un million et demi y soit ajouté, en biens situés sur la rive gauche du Rhin et au Piémont.

C'est seulement au cours de l'année 1804 que la Légion entre en possession de la plus grande partie de ses domaines. Mais Lacépède ne parvient pas à obtenir, ni du Premier Consul, ni de l'Empereur, que soient constitués les conseils d'administration des cohortes qui devaient les gérer, tout au plus les chanceliers et trésoriers furent-ils nommés ; c'est en fait l'administration des domaines qui assurera la gestion des biens de la Légion d'Honneur.

Il doit aussi faire face à la progression des nominations ; déjà le 8 prairial an XIII (28 mai 1805), l'Empereur a augmenté de 2.000 le nombre des légionnaires ; dès le 10 janvier 1806, le Grand Chancelier lui signale que les places de Chevalier qu'il a accordés récemment produisent un excédent de 348 sur le nombre de 8.608 qui a été fixé. Or la dotation de la Légion d'Honneur a été calculée de manière que chaque cohorte puisse payer le traitement de ses membres ; l'accroissement continu du nombre des légionnaires, devenu vertigineux en 1807 (plus de 6.000 nominations) la rendait tout à fait insuffisante, en dépit des suppléments qui lui avaient été accordés. Le 28 février 1809, Napoléon prend une décision qui porte à l'indépendance financière de la Légion une atteinte irrémédiable : un décret supprime l'administration des cohortes, ordonne la vente de tous ses biens et compense la perte de leur revenu par une inscription de 2.082.000 francs de vente sur la Caisse d'Amortissement. Les procès-verbaux des séances du Grand Conseil ne contiennent pas la relation des débats qui s'y déroulaient et nous ne savons pas quelle fut alors l'attitude du Grand Chancelier ; on peut penser, toutefois, que lorsqu'Amalric écrit qu'il n'hésita jamais à défendre la Légion d'Honneur, il fait allusion à la position qu'il prit à cette époque.

Défenseur de la Légion d'Honneur, il le fut à coup sûr, en cette même année 1809, lorsque Napoléon créa l'éphémère Ordre des Trois Toisons d'Or : il représente à l'Empereur qu'elle est considérée comme disgraciée et n'étant plus qu'un Ordre secondaire ; puis, au début de 1812, après la création de celui de la Réunion, il se fait de nouveau l'interprète des membres de la Légion qui craignent que celle-ci ne perde  » son droit d'aînesse « , et il proteste encore parce que les Grand'Croix du nouvel Ordre ont obtenu la grande entrée à la Cour alors que les Grands Officiers de la Légion d'Honneur  » qui ont été choisis parce qu'ils étaient l'élite de la Nation  » ne jouissent pas de ce privilège.

Cette défense du prestige de la Légion, il l'exerce également à l'égard des légionnaires : un des premiers actes du Grand Chancelier a été la rédaction de l'arrêté du 24 ventôse an XII (15 mars 1804) sur la discipline de la Légion ; il ne cessera de l'appliquer avec vigueur, mais aussi avec ce sens de l'humain qui est un des traits essentiels de son caractère. Napoléon le fait juge des sanctions prononcées ou proposées par les chefs de corps et, parfois, lui prescrit de recevoir les délinquants, afin de redresser leurs erreurs.
Ses relations avec les chefs de corps sont d'ailleurs continuelles ; sous l'ancien régime, ceux-ci avaient le privilège de correspondre directement avec le ministère de la Guerre ; Napoléon tient à ce que, malgré l'existence des grandes unités permanentes, cette coutume subsiste ; mais en fait le ministre de la Guerre n'a aucune part dans les nominations et promotions dans la Légion d'Honneur ; c'est au Grand Chancelier qu'ils s'adressent. Celui-ci veille, naturellement, à ce que soient respectées les règles d'attribution fixées par l'Empereur et, à l'occasion, donne aux commandants des régiments des indications sur les propositions qu'ils sont appelés à faire.

Les maisons d’éducation

La création des Maisons Impériales Napoléon pour l'éducation des filles des légionnaires, celles des Maisons Impériales d'Orphelins de la Légion d'Honneur, ouvre à Lacépède un nouveau champ d'action ; il y a été préparé, aussi bien par son enseignement au Museum, par les affaires qu'il a eu à traiter à l'Assemblée Législative, que par ses propres études à ce sujet. On retrouve dans l'action qu'il exerça dans la direction de ces Maisons cet esprit libéral dont il s'était imprégné pendant les années qui précédèrent la Révolution et quelques-unes des idées qu'il avait émises en 1790 dans ses Vues sur l'Enseignement Public. De concert avec la grande éducatrice que fut Madame Campan, il apporta quelques correctifs aux instructions contenues dans la fameuse lettre écrite à Finkenstein par Napoléon. Ils traduisent son souci de donner à celles qui n'auront pas la chance de tenir un petit ménage, ayant de 15.000 à 18.000 francs de revenus, le moyen de mener une vie indépendante par l'enseignement du piano ou de langues étrangères (que l'Empereur avait proscrites), ou bien en utilisant la connaissance du dessin dans les applications artistiques et industrielles.

Mais il réfrène aussi la tendance de la surintendante d'Ecouen à imprimer à sa maison une marque trop conventuelle. Il assouplit l'emploi du temps qu'elle a conçu en augmentant le temps des récréations ; il obtient de l'Empereur l'achat du bois d'Ecouen afin que les jeunes filles ne soient pas confinées, pendant de longues années, dans les murs du château ; il se préoccupe, enfin, de permettre à celles qui sont élevées dans la religion protestante de la pratiquer. L'administration d'Ecouen lui donne quelques soucis ; il est pris entre Napoléon, qui se montre très soucieux de faire vivre les Maisons Impériales à peu de frais, afin de ne pas obérer le budget de la Légion d'Honneur, et Madame Campan qui, remarquable éducatrice, fait preuve dans l'administration de moindres qualités et se montre volontiers dépensière ; il en résulte quelques heurts entre la surintendante et celui que, dans ses mauvais jours, elle nomme  » mon ministre « .
Il n'éprouve pas les mêmes difficultés à Saint-Denis avec Madame du Bouzet, et il entretient de très confiantes relations avec Madame de Lézeau, Supérieure de la Congrégation de la Mère de Dieu, à qui sont confiées les trois maisons d'orphelines. Lacépède n'a eu à s'occuper ni du choix de la Congrégation, ni de celui des maisons et de leur mise sur pied, mais il s'est intéressé à elles autant qu'aux Maisons Impériales.

Une charge trop pesante

Il fallait une activité aussi prodigieuse que celle de Lacépède pour mener à bien ces tâches multiples. Fut-il surpris de leur ampleur ? On peut se le demander car, dès le 13 mai 1804, il demande à être relevé de ses fonctions ; jusqu'au 26 juin 1813, on ne compte pas moins de 27 lettres par lesquelles il offre sa démission. Les mobiles sont divers : ce sont d'abord les difficultés qu'il rencontre ou qu'il craint de rencontrer dans l'accomplissement de sa tâche ; certaines sont réelles : il arrive qu'il soit tenu dans l'ignorance de nominations faites par l'Empereur pendant les Campagnes ; il entre même en conflit avec le Grand Trésorier de la Légion d'Honneur au sujet des dépenses faites pour les travaux qu'exige la mise en état du château d'Ecouen.

La première est très caractéristique : il a eu connaissance au Sénat du projet de sénatus-consulte organique de l'Empire Français, qui institue les Grands Dignitaires ; il redoute que ceux-ci ne s'interposent entre l'Empereur et le Grand Chancelier, et qu'il ne reste plus à celui-ci qu'à entretenir une correspondance fastidieuse. Sans doute Lacépède laisse-t-il transparaître un trait de son caractère qui l'amènera à de nombreuses et souvent infructueuses démarches. Cet homme, qui mène une existence d'ascète, quasi-monacale, est avide de titres et de marques de préséance. Avant le sacre, se fondant sur les privilèges des Cordons bleus qui, sous l'ancien régime, portaient les offrandes, il demande le même privilège pour les Grands Officiers de la Légion d'Honneur les plus anciens – Dejean et lui-même en particulier. Le 10 janvier 1805, il se plaint de ce que le rang du Grand Chancelier soit mal déterminé et qu'il soit parfois placé d'une façon équivoque dans ses rapports avec les ministres et les Grands Officiers de l'Empire, ce que conteste d'ailleurs Cambacérès, consulté par l'Empereur. C'est seulement en 1806 qu'un décret lui accorde, ainsi qu'au Grand Trésorier, de jouir du rang, de l'honneur et des prérogatives des Grands Officiers de l'Empire. Mais il existe une distinction entre ceux qui sont militaires et les civils ; le 16 février 1813, Lacépède demande à prendre rang parmi les maréchaux, ce qui lui est refusé.

Il n'est pas douteux qu'il se trouve placé dans une situation un peu ambiguë par rapport à Dejean, qui est ministre de l'Administration de la Guerre. Napoléon lui accorde une demi satisfaction en le nommant, en 1809, ministre d'État ; mais il se plaint encore de ne pas avoir, comme ceux qui détiennent un portefeuille, audience à jour fixe auprès de l'Empereur. Sa santé est un autre motif qu'il évoque plus souvent encore pour abandonner ses fonctions ; dès le 2 juillet 1804, il entrevoit jour prochain où il ne pourra plus se livrer à un travail régulier et il paraît vraiment accablé de maux : douleurs nerveuses, maladie de poitrine, hydropisie.
A ces doléances, Napoléon répond toujours – quand il répond – par une fin de non-recevoir :  » il me serait impossible de vous remplacer « , –  » quand vous aurez présidé la première fête dans le temple dont j'ai ordonné la construction (il s'agit de la Madeleine), vous pourrez vous retirer, mais pas avant ce temps-là « . Une seule lettre l'émeut lorsque, le 6 novembre 1809, le Grand Chancelier déclare que, ruiné par les emprunts qu'il a dû contracter pour faire face aux obligations de sa charge, il ne peut plus continuer à l'exercer, car il doit songer à ses enfants ; il a adopté, en effet, le fils que sa femme avait eu de son premier mariage.

Lacépède ne devrait cependant pas être dans le besoin ; si sa fortune personnelle s'est peu à peu effritée, sa sénatorerie lui rapporte 40.000 francs par an. Ce ne sont pas les dépenses de la vie quotidienne qui grèvent son budget, mais il ne se contente pas de recevoir de nombreux légionnaires ; il aide de ses derniers ceux qui, réduits au traitement de 250 francs, malades, infirmes ou chargés de famille, se trouvent en difficulté. Il ne demande rien que sa liberté, car il s'insurge contre l'idée que les fonctions de Grand Chancelier puissent ne pas être gratuites, parce que les fonds de la Légion doivent être employés pour faire vivre de pauvres soldats légionnaires rentrés dans leurs foyers et aussi parce que, rétribué, le Grand Chancelier perdrait une partie de son autorité morale. Napoléon n'en signe pas moins un décret lui attribuant un traitement de 40.000 francs par an à compter du jour de sa nomination. En lui exprimant sa reconnaissance, Lacépède lui demande de lui permettre  » d'en employer une grande partie, sous le nom de fonds de la Légion, à un accroissement de gratifications en faveur des soldats légionnaires et retirés « . Le Grand Chancelier ne pouvait donner un plus bel exemple de la solidarité entre légionnaires.

C'est le 2 novembre 1811 seulement qu'il se décide à venir habiter l'hôtel de Salm où il fait aménager un logement à ses frais. Il semble qu'il soit désormais résigné à  » mourir sous le harnais  » comme le lui a écrit Napoléon, car on ne retrouve plus, depuis cette date, de nouvelle velléité de démission.
De cette correspondance, on retient l'admiration sans bornes qu'il portait à l'Empereur et qui se traduit par les louanges emphatiques qu'on lui a parfois reprochées :  » La postérité, Sire, sera bien étonnée « , écrit-il en accusant réception de la lettre de Finkenstein, lorsqu'elle apprendra qu'au milieu de son camp, à l'extrêmité de l'Europe, et parmi tant de complications sublimes, de hautes pensées, d'affaires compliquées, de mouvements divers et d'ordres multiples, Votre Majesté a dicté sur la Maison d'Ecouen ces admirables quinze pages « . Et après Wagram :  » Votre Majesté vient de fixer les destinées du monde et de dévoiler toute la puissance de son génie « .

La confiance de Napoléon

De son côté, Napoléon ne cesse de donner à son Grand Chancelier des preuves d'estime et de considération ; il accueille sans acrimonie ses doléances, lui épargne les diatribes dont il est volontiers prodigue à l'égard de ses ministres et de ses généraux, et s'il lui arrive de manifester quelque mécontentement, il s'en excuse presque :  » Je suis fâché que la lettre que je vous ai écrite vous ait affligé ; ce n'était certainement pas mon intention « . C'est presque de l'affection qu'il manifeste lorsqu'il apprend que Madame de Lacépède est gravement malade et qu'il demande à Corvisart de se rendre auprès d'elle, en ajoutant, en parlant de son mari :  » C'est un homme bien estimable et que j'aime beaucoup « .
Il lui donne une preuve manifeste de confiance en le nommant, en 1807, président du Sénat et en le confirmant dans ces fonctions, sans interruption, de 1811 à 1814 ; il est ainsi le seul sénateur à avoir présidé quatre fois cette assemblée.

Pourquoi faut-il que celui qui avait été lié à son souverain par des liens aussi étroits ait éprouvé le besoin de se joindre aux sénateurs qui, le 2 avril, ont voté la déchéance ? Ayant reçu l'ordre d'accompagner Marie-Louise lorsqu'elle quitta la capitale, il avait eu la chance de ne pas être présent à cette honteuse séance ; il pouvait éviter ce reniement. Son excuse, c'est sans doute qu'il était convaincu de la fin du régime impérial, qu'il pressentait depuis le milieu de l'année précédente, alors qu'il avait exhorté l'Empereur à faire la paix. Homme d'ordre avant tout, peut-être redoutait-il que la défaite entraînât l'anarchie.
Sans doute est-ce un manque de confiance dans la destinée de Napoléon, en même temps que le souvenir de son attitude de 1814 qui, lors du retour de l'Ile d'Elbe, lui fit montrer peu de hâte à rejoindre l'Empereur. Il se trouvait alors à Hyères, avec ses enfants qui y avaient cherché un climat propice à la santé de la jeune femme, déjà atteinte de la maladie de poitrine qui devait l'enlever en 1822. Le 15 mars, cependant, pendant sa halte à Lyon, Napoléon le nomme de nouveau Grand Chancelier, après qu'il eût, pour la deuxième fois de son existence, refusé le ministère de l'Intérieur. Il le qualifiera même, quelques jours plus tard, de  » Grand Chancelier inamovible « . L'inamovibilité ne devait pas durer plus longtemps que Cent Jours.

Si l'homme politique n'appartient pas à la Légion d'Honneur, on ne saurait cependant passer sous silence son élévation à la Pairie. Decazes, qui se heurtait à une vive opposition de la droite, obtint que soixante pairs nouveaux, par moitié maréchaux, généraux et anciens dignitaires ou hauts fonctionnaires de l'Empire, fussent nommés, le 6 mars 1819. Lacépède fit partie de cette  » fournée  » et à plusieurs reprises il prit la défense de la liberté de la Presse, manifestant ainsi qu'il était demeuré fidèle aux idées qu'il avait défendues à l'aube de la Révolution.
La mort seule pouvait mettre fin à son activité ; mais ce valétudinaire ne succomba à aucun des maux dont, pendant dix ans, il s'était plaint. Il mourut de la petite vérole, contractée sans doute pour avoir serré la main du docteur Duméril qui venait de soigner des malades. Tout ce que Paris comptait de notabilités du monde scientifique assista à ses obsèques, le 8 octobre 1825, autour de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire. Le nouveau Grand Chancelier Macdonald n'avait cru bon, ni de se joindre à eux, ni de se faire représenter. Si le savant fut dignement honoré, la Légion d'Honneur à laquelle il avait consacré une grande partie de sa vie sembla avoir oublié les éminents services qu'il lui avait rendus.

Auteur : Pierre Codechèvre
Revue : Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro : 268
Mois : mars
Année : 1973
Pages : 7-12

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