Avant-propos du livre Napoléon et ses hommes, Fayard, 2011

Auteur(s) : BRANDA Pierre
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Napoléon et ses hommes.

Le jeune général Bonaparte n'était guère entouré avant que sa destinée ne prenne son envol. Seuls trois aides de camp étaient à son service personnel à Paris en 1795 (précisons d'emblée que ce livre ne s'intéresse qu'à ses serviteurs). Ils se nommaient Muiron, Junot et Marmont. Leurs destins furent pour le moins contrastés. Le premier succomba au pont d'Arcole en protégeant son chef, le second mourut dément à cause d'une mauvaise blessure jamais guérie (il reçut une balle en plein visage en 1809) et le troisième, futur duc de Raguse, fut considéré comme un traître après avoir capitulé devant l'ennemi en 1814 (d'où le vieux verbe raguser signifiant trahir). Ces valeureux jeunes gens s'étaient liés avec Bonaparte lors du siège de Toulon deux ans plus tôt. Leur zèle, leur bravoure, leur entrain pendant les combats furent remarquables. Bonaparte les prit ainsi très rapidement sous son aile. Très rapidement, les trois hommes tombèrent en admiration devant leur nouveau chef : Junot lui voua un véritable culte, Marmont le qualifia d'homme « extraordinaire » et Muiron était prêt à se sacrifier pour lui, ce qu'il fit d'ailleurs. Il y avait de quoi être impressionné. La prise de Toulon grâce au génie militaire de Bonaparte fut une merveille tactique.

Malgré ce coup d'éclat, Bonaparte était en 1795 un général sans affectation. Ses aides de camp ne l'avaient cependant pas quitté. Ils avaient bien raison. Quand Bonaparte réprima l'insurrection royaliste en septembre, les choses changèrent du tout au tout. Celui qui fut appelé le général vendémiaire avait sauvé le régime. Le pouvoir politique, le directeur Barras en particulier, ne fut pas ingrat. Bonaparte fut récompensé au-delà de ses espérances. Tout s'enchaîna très vite. Le jeune corse fut nommé général en chef de l'armée d'Italie en mars 1796. Pour prix de leur fidélité, il n'oublia pas ses hommes. Les trois militaires restèrent à ses côtés comme aides de camp. La campagne fut, on le sait, éblouissante. Les armées autrichiennes et sardes furent mises en déroute et les victoires se succédèrent. Les aides de camp de Bonaparte furent investis de missions sensibles : reconnaissance, inspection des divisions, suivi des opérations des autres généraux et commandement provisoire d'unités. De telles missions nécessitaient des hommes de confiance. Bonaparte nomma comme premier aide de camp un autre fidèle, Joachim Murat. Le flamboyant cavalier était à ses côtés depuis vendémiaire.

La victoire de Lodi fut un tournant dans la carrière de Bonaparte. Cette bataille lui ouvrait les portes de Milan. « Après Lodi, dira-t-il à Sainte-Hélène, je me regardai, non pas comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d'un peuple ». Le soir de la bataille, le bruit courut dans l'armée que le général en chef s'était trouvé à un moment sous une pluie de balles. Cette bravoure supposée (aucune preuve de cette attitude courageuse n'existe) valut à Bonaparte le surnom de « Petit caporal ». Une légende était née, celle d'un chef victorieux et proche de ses soldats.

Mais à y regarder de plus près, le « Petit caporal » n'avait aucune intention d'être un ascète vivant et marchant à côté de la troupe. Il commença par étoffer son entourage direct. Il s'attacha les services d'autres aides de camp dont Duroc, Sulkowski, Le Marois, Lavalette et son jeune frère Louis. Etre désigné pour servir Bonaparte était un grand honneur. Porter au bras gauche l'écharpe de soie blanche et rouge qui les distinguait des autres aides de camp se méritait. Le nouveau César voulait des hommes dévoués, capables de comprendre les opérations militaires et sûrs. Il s'assurait de leurs qualités en les questionnant sans relâche et avec une grande autorité la première fois qu'il les voyait. « Son air était affable, mais son regard si ferme et si fixe, que je me sentis pâlir quand il m'adressa la parole » écrit Lavalette dans ses mémoires [1]. Quand ils n'étaient pas en mission, les aides de camp vivaient aux côtés du général en chef. Ils avaient la chance de manger à sa table et de loger dans la même résidence. Et le « Petit caporal » avait plutôt l'habitude de résider à son aise.
 
A Milan, descendu d'abord à l'archevêché, il répugna à habiter le palais archiducal qu'il trouvait dénué d'élégance. Aussi, il accepta l'invitation du duc Galeazo Serbelloni qui mit à sa disposition son superbe palais. Cuisines, écuries, salons pour les aides de camp, promenoir, vestibule aux belles dimensions et vastes chambres, rien ne manquait pour recevoir dignement le nouveau maître de l'Italie et quelques mois plus tard, sa jeune épouse, Joséphine.

A la fin de la campagne, quand il retourna à Milan, Bonaparte loua un autre château, celui de Mombello. Plus vaste encore, cette demeure lui permet de mener grand train. Les audiences étaient nombreuses et la déférence devant le général en chef la règle. Notables, ministres, diplomates, savants et artistes accouraient de toute l'Italie. Ils attendaient en silence qu'il leur adresse la parole mais tous n'obtenaient pas cette faveur. D'un simple signe de tête, Bonaparte congédiait tout le monde. A sa table, il recevait une vingtaine de personnes par jour et pendant les repas la musique de ses guides jouait des airs d'opéra italien. Le vainqueur d'Arcole avait changé. Son attitude était plus grave, il voulait en imposer, se considérant comme l'égal des plus grands.

Un de ses amis d'enfance, Louis Fauvelet de Bourrienne fut témoin de la mue du général en chef. Lui aussi avait partagé ses moments d' « infortune » (que la légende a cependant exagérés). Ecoutons celui qui devint son secrétaire particulier : « Je rejoignis Bonaparte à Léoben, le 19 avril [1797], le lendemain de la signature des préliminaires de paix […] Ici cessent avec Bonaparte mes relations d'égal à égal et de camarade à camarade, et commençant celles où je l'ai vu tout à coup grand, puissant, entouré d'hommages et de gloire. Je ne l'abordai plus comme je faisais d'ordinaire : j'appréciais trop bien son importance personnelle ; sa position avait mis une trop grande distance sociale entre lui et moi pour que je ne sent[e] pas le besoin d'y conformer mon abord. Je fis avec plaisir, et sans regrets, le sacrifice bien facile, d'ailleurs, de la familiarité du tutoiement et d'autres petites privautés » [2] . Toute familiarité était désormais exclue. A 27 ans, il voulait déjà être presque inaccessible.

L'ami d'enfance resta son secrétaire particulier jusqu'en 1802. L'entourage domestique de Bonaparte ne cessait de grandir. Plus d'une dizaine de personnes veillaient à ce qu'il ne manque de rien. Parmi eux, on retrouvait : Charles-Louis Pfister, son intendant employé depuis le 22 septembre 1794, Louis Augustin Gallyot, son cuisinier, entré le  21 novembre 1794, Jean-Joseph Ambard et Jean Baptiste Hébert, valets de chambre engagés le 21 mars 1796, Bernard Joseph Reumont dit Blondin, son valet de pied recruté le 22 septembre 1796 et Etienne Collomb, garçon de fourneaux, qui rejoignit les cuisines le 19 juillet 1797 [3]. Les aides de camp, les secrétaires et les domestiques étaient là pour que le général puisse tenir son rang, celui d'un quasi chef d'Etat, une sorte d

Cet avant-pros est extrait de Pierre Branda, Napoléon et ses hommes. La Maison de l'empreur, Paris, Fayard, 2011 avec l'aimable autorisation des éditions Fayard.

Notes

 
[1] Lavalette, Mémoires et souvenirs, Mercure de France, 1994, p. 115.
[2] Bourrienne, Mémoires, Paris, Ladvocat, 1829, t. I, pp. 132-133.
[3] A.N., O2 22.
[4] Ibid., t. III, p. 319.
[5] Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, Paris, 1827, p. 15.
[6] Ibid., p. 8.
[7] Voir notre ouvrage, Le Prix de la gloire – Napoléon et l'argent, Paris, Fayard, 2007.


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