La bataille du sucre

Auteur(s) : GANIÈRE Paul
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C’est bien d’une bataille qu’il s’agit, mais d’une bataille qui trouva son dénouement dans un modeste atelier de Paris en janvier 1812 et dont l’artisan fut, non pas un militaire, mais un banquier.
L’affaire mérite d’être située dans son contexte historique. Depuis vingt ans la guerre creusait un fossé de plus en plus profond entre les peuples de l’Europe continentale soumis à l’influence française d’une part, les Iles Britanniques et les pays d’Outre-Mer d’autre part. Or, depuis l’ouverture des hostilités, la flotte anglaise imposait un blocus maritime, qui avait rendu de plus en plus difficiles les relations entre la France et ses colonies – que les Anglais occupèrent d’ailleurs les unes après les autres – et le ravitaillement de notre pays en denrées coloniales. De son côté, par le Blocus Continental, Napoléon interdisait l’importation des produits en provenance des colonies anglaises, qui ne pouvaient entrer qu’en contrebande.
Parmi ces denrées, le sucre était la plus importante et avant la guerre, de nombreux bateaux amenaient dans nos ports près de dix mille tonnes de sucre brut, d’où il était réparti entre les différentes raffineries qui l’épuraient et le convertissaient en ces magnifiques pains de forme conique qui constituaient autrefois l’un des principaux ornements de nos épiceries.

La bataille du sucre
Jean-Antoine Chaptal et Benjamin Delessert

La guerre et le blocus avaient donc entraîné une raréfaction du sucre et une augmentation exorbitante de son prix de vente (un pain vendu couramment 3 francs avant la Révolution, en coûtait plus de 30 en 1804). De nombreux Français reculaient devant une telle dépense. D’autres consentirent à s’y plier, mais en s’astreignant cependant à de sévères restrictions. On raconte que lors des réceptions on mettait en pratique, même dans les milieux aisés, un curieux système de sucrage collectif consistant à suspendre au plafond un petit bloc de la précieuse denrée au bout d’une ficelle.
A l’heure du café, les invités étaient autorisés à le plonger quelques instants dans leur tasse. Malheur cependant à l’égoïste ou au malotru qui dépassait le temps accordé par la maîtresse de maison !
Napoléon avait trop conscience des risques engendrés par le mécontentement populaire pour ne pas chercher une solution à ce problème. Il se souvenait qu’au début de l’année 1792, en pleine tourmente révolutionnaire, une émeute dite « des sucres » avait pendant plusieurs jours agité les faubourgs, provoqué le pillage des boutiques et entrepôts dans lesquels on soupçonnait l’existence de stocks destinés à la spéculation ou à l’accaparement, et provoqué le dépôt sur le bureau de l’Assemblée d’une protestation menaçante émanant des délégués des principales sections de la capitale.
Afin d’éviter le retour de telles manifestations, et de contrecarrer la contrebande, il jugea opportun de prier ses conseillers d’étudier les mesures à prendre pour tenter d’obtenir un produit de remplacement d’un prix abordable et d’une qualité équivalente à celle du sucre de canne. Ceux-ci lui apprirent que plusieurs savants avaient démontré la présence de sucre dans certaines racines, en particulier la betterave, mais que les expériences de laboratoire pratiquées en vue de procéder à son extraction n’avaient jamais abouti. Ne convenait-il pas, en l’état des choses, de les reprendre et de tenter de les mener à bien ?
Telle fut la question que se posa l’Empereur. Pour susciter l’émulation il ordonna, par un décret en date du 29 mars 1811, qu’une superficie de cent mille arpents (4 000 hectares) située dans le nord de la France fût réservée à la culture de la betterave et qu’un crédit de un million de francs, accompagné d’une exemption d’impôts pendant 4 ans, fût accordé à toute entreprise industrielle qui arriverait à produire, dans de bonnes conditions, un sucre d’origine betteravière. De tels arguments allaient se révéler décisifs.

Histoire de la betterave sucrière

L’homme qui, le premier, avait pressenti la possibilité de tirer de la betterave un jus qui, après cuisson, donnait un sirop fortement sucré était le célèbre agronome français Olivier de Serres. Malheureusement, ses conclusions, longuement décrites dans son ouvrage « Théâtre D’Agriculture » paru en 1600, passèrent presque inaperçues, sauf de quelques apothicaires pour lesquels le sucre continuait à être un « remède adoucissant » et les perspectives ouvertes par sa découverte ne furent pas exploitées.

En 1747, un chimiste allemand, André Sigismond Margraff, devait les reprendre à son compte. Dans un mémoire adressé à l’Académie de Berlin, il exposait ses réflexions sur les expériences qu’il venait de tenter « dans le dessein de tirer un véritable sucre de diverses plantes croissant dans nos contrées, en particulier les raves, navets et carottes». Le procédé préconisé consistait à découper ces racines en fines lamelles et à les faire bouillir dans de l’esprit de vin. Il suffisait de laisser évaporer la solution ainsi obtenue pour recueillir des cristaux de saveur sucrée. Conclusion un peu comparable à celle qu’avait formulée Olivier de Serres, niais présentant l’avantage de fournir la substance recherchée, non plus à l’état de sirop, mais sous forme d’une matière solide. Cependant, pas davantage que celle de son prédécesseur français, la découverte de Margraff ne devait connaître de lendemain.
Un de ses élèves, Frédéric-Charles Achard, descendant d’une famille française émigrée en Prusse à la suite de la révocation de l’Edit de Nantes, devait, cinquante ans plus tard, relever le flambeau. Il perfectionna les méthodes de son maître et, le premier, transposa sur le plan pratique les principes que celui-ci n’avait fait qu’entrevoir. On commença ainsi à prévoir que la production industrielle du sucre de betterave pourrait peut-être devenir un jour une réalité, mais à un prix de revient plus élevé que celui du sucre de canne. D’autre part, l’aspect du nouveau produit ne présentait ni la blancheur ni la pureté de son concurrent, si bien que les critiques ne lui furent pas ménagées.
Le gouvernement prussien avait pourtant pris l’affaire au sérieux, et le savant, qui avait englouti toute sa fortune personnelle dans ses travaux, se vit gratifier d’un domaine et d’un atelier à Cunern, en Silésie, pour y poursuivre ses recherches. C’est alors qu’il fut l’objet, de la part des Anglais, de curieuses propositions. Ceux-ci, gros fournisseurs en sucre de canne de toute l’Europe du Nord, lui offrirent une somme de deux millions deux cent mille francs pour l’inciter à renoncer à ses expériences. Achard refusa avec indignation. Afin de ruiner définitivement la portée de ses découvertes, le chimiste britannique, sir Humphry Davy, sollicité par son gouvernement, publia peu après un rapport aux termes duquel le sucre de betterave était impropre à la consommation et possédait une saveur amère dont il serait toujours impossible de le débarrasser.

En France, malgré l’intervention de Davy, la publication dans les Annales de Chimie d’une lettre d’Achard, donnant des précisions sur son procédé de fabrication du sucre de betterave et sur le prix de 65 centimes le kilogramme auquel il pensait pouvoir l’obtenir, fit sensation. Sur les instances du Ministre de l’Intérieur, l’Académie des Sciences décida la création d’une commission extraordinaire dont les membres appartenaient aux sections de chimie, d’agriculture et d’économie rurale, pour en vérifier les conclusions. Quelques mois plus tard, en messidor An VII (juillet 1799), Nicolas Deyeux, professeur à l’Ecole de Médecine de Paris et futur Premier Pharmacien de Napoléon, déposa un rapport infiniment moins optimiste, aux termes duquel un arpent de bonne terre (54 ares 19 centiares) cultivé en betteraves pouvait fournir 224 kg de cassonnade revenant à 1,80 le kg. Pour adapter l’invention d’Achard aux nécessités de l’industrie sucrière, il convenait donc de trouver un moyen permettant, d’une part, d’abaisser assez considérablement son prix de revient et, d’autre part, de découvrir un procédé à la fois simple et économique pour transformer ce sucre roux en sucre blanc.
Pour tenter de parvenir à ce double résultat deux laboratoires d’étude s’établirent dans la région parisienne, l’un à Saint-Ouen, l’autre dans l’abbaye de Chelles. Par manque de techniciens qualifiés ils échouèrent dans leur entreprise. Officiellement du moins, il ne fut plus question d’extraire du sucre de la betterave, mais d’orienter ses efforts dans d’autres directions.
On songea tout d’abord au sucre de raisin. Un pharmacien de la Salpêtrière, invité sous le Directoire par le roi Charles IV d’Espagne à occuper une chaire à l’Ecole d’artillerie de Ségovie, puis à diriger un laboratoire à Madrid avait découvert, dès 1790, un procédé permettant d’extraire du raisin « un sucre comestible » dont il montrait volontiers quelques échantillons à ses élèves. Venu en congé en France en 1805, il avait présenté à l’Académie des Sciences un mémoire dans lequel il laissait entrevoir les possibilités d’exploitation de ce procédé. Peu nombreux furent alors ceux qui lui avaient prêté attention.
Revenu à Madrid, Proust s’y trouvait encore en 1808 lors de l’entrée des troupes françaises. Il avait assisté, impuissant et désespéré, au sac de son laboratoire et à la confiscation de ses biens. Ruiné, indigné par le sort lamentable réservé à son protecteur Charles IV, irrité par les accusations de trahison envers son pays d’origine chuchotées par certains de ses collègues à son endroit, il s’était sagement retiré en Anjou, n’aspirant, disait-il, qu’au repos et à l’oubli. Ce fut là, cependant, qu’il apprit en 1810 sa nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur et l’offre que lui faisait l’Empereur d’une somme de 100 000 francs pour fonder une fabrique de sucre. Proust répondit qu’il ne se sentait pas capable de courir le risque d’une telle entreprise, mais qu’il ne voyait par contre aucun inconvénient à ce quelqu’un exploitât son invention à sa place et qu’il ne désirait plus, quant à lui, que pouvoir occuper ses loisirs à pêcher à la ligne.
En réalité, la découverte de Proust – l’avenir devait en apporter la preuve – ne pouvait guère être exploitée, car d’un trop faible rendement et d’un prix de revient trop élevé. Le public, cependant, auquel on avait laissé entrevoir le succès, manifesta sa déception en chantonnant :
Pour avoir composé
De sirop de raisin trois ou quatre topettes
Mon vieil apothicaire est mis dans les gazettes.

Chaptal et Delessert

Après le refus de Proust, on s’efforça de perfectionner quelques méthodes préconisées pour extraire du sucre de divers fruits, les prunes et les pommes notamment, voire même de certaines céréales, le niais en particulier. Sans succès. Il fallut donc en revenir à la betterave et se retourner vers ceux qui, en dépit des échecs passés, n’avaient jamais vraiment désespéré d’apporter aux méthodes d’Achard les perfectionnements indispensables. Parmi eux figuraient deux hommes dont le rôle devait s’avérer déterminant : Chaptal et Delessert, le premier sur le plan de la formulation technique, le second sur le plan de la réalisation pratique.

Chaptal, chimiste de formation, docteur en médecine, ancien professeur à la Faculté de Montpellier, avait occupé la charge de ministre de l’intérieur de 1801 à 1804. Pendant son passage au pouvoir il avait réussi à donner un essor considérable au commerce, à l’industrie et à l’agriculture.
A ce titre, il s’était préoccupé du problème des sucres de remplacement et était arrivé à la conclusion que les travaux d’Achard constituaient la seule base solide, à condition de leur apporter un certain nombre d’améliorations et d’aménagements. Aussi, dès qu’il eût abandonné son portefeuille, continua-t-il à étudier un problème qui le passionnait et à se livrer dans son domaine de Chanteloup, en Indre-et-Loire, à un certain nombre d’expériences qu’il jugea riches de promesses.
Son ami Benjamin Delessert était un homme d’une toute autre trempe. Fils d’un riche banquier parisien, il s’était engagé dans l’armée en 1789, alors qu’il était tout juste âgé de 16 ans. Après Thermidor, il avait repris la direction des affaires familiales. Il s’y distingua et fut nommé Régent de la Banque de France. Très attaché, comme Chaptal, aux applications de la science à l’industrie, il fonda en 1801 une des premières filatures françaises de coton, inaugurant ainsi un régime nouveau dans l’industrie textile qu’il voulait rendre indépendante des importations. Peu après, il installait à Passy une fabrique de sucre, dotée du matériel le plus moderne, dans laquelle il se proposait d’expérimenter toutes les méthodes susceptibles de pouvoir libérer notre pays des contraintes imposées par l’instauration du blocus. Lui-même aimait y travailler au milieu de ses ouvriers qu’il considérait plus comme des associés que comme des subalternes et qui, en retour, professaient à son égard des sentiments d’attachement assez peu coutumiers.

Pour arriver au résultat escompté, Delessert, fort bien servi par Chaptal, mettait à profit les découvertes effectuées par des chimistes tels que Derosne, Figuier, Barruel, Parsy, des industriels, tel Crespel-Delisse qui avait créé à Arras une usine expérimentale produisant en 1810 jusqu’à 1 000 kilogs d’un sucre un peu grossier, mais pourtant propre à la consommation, des agronomes, tel Parmentier, qui sélectionnait avec patience les espèces de betteraves les plus productives. Au début de 1811, une nouvelle commission désignée à la demande de Chaptal par l’Académie des Sciences publiait une « instruction sur la fabrication dit sucre de betterave » faisant le point de la question.
Cette fois il semblait bien que l’on touchait au but. Dès la parution de cette étude, Montalivet, ministre de l’Intérieur, adressait à l’Empereur un long rapport dans lequel il l’invitait à encourager les promoteurs de l’industrie sucrière française et à les aider à remporter sur l’Angleterre une victoire incontestable.
huit jours plus tard, Napoléon apposait sa signature au bas du décret que l’on sait.

La consécration

Les résultats de ces mesures ne se firent guère attendre. Le 2 janvier 1812, Chaptal allait annoncer à Montalivet que les ateliers de Delessert venaient, en partant de betteraves cultivées dans la région parisienne, de fabriquer deux pains de sucre d’une blancheur éclatante et d’un goût exactement comparable à celui du sucre de canne.
Aussitôt le ministre se fit annoncer chez l’Empereur. A peine eut-il terminé son exposé que ce dernier s’écria :
– « Il faut aller voir cela. Partons ».
Dans l’intervalle, Chaptal s’était rendu auprès de Delessert pour l’avertir de cette visite. Lorsque le banquier arriva devant son usine, l’escorte impériale en gardait l’entrée. Il lui fallut parlementer avant de pouvoir franchir le seuil de ses ateliers. Napoléon avait déjà terminé sa visite, félicité les ouvriers, admiré leur travail. En voyant Delessert, il se précipita à sa rencontre lui donna l’accolade et détachant sa propre croix, la lui accrocha sur la poitrine. Le lendemain le « Moniteur » annonçait « qu’une grande révolution dans le commerce français venait de s’accomplir». Deux mois plus tard Delessert était fait baron de l’Empire.
La même année, trois écoles expérimentales de chimie sucrière étaient créées à Albi, Quiers et Bogo San Lepolero suivies, l’année suivante, de cinq autres à Wachenstein, Douai, Strasbourg, Castelnaudary et dans la plaine des Vertus, aux environs de Paris. Enfin, l’Empereur décida l’établissement d’une fabrique de sucre à Rambouillet pouvant fournir 200 tonnes par an, dont les frais de construction et d’entretien seraient prélevés sur sa liste civile.
Un peu partout, on sema des betteraves, on éleva des usines. A la chute de l’Empire, plus de 200 distilleries étaient en activité et produisaient au total de 2 à 3 000 tonnes de sucre au prix de 2,50 F le kg, bénéfice compris. Certes ce n’était pas tout à fait la victoire mais, grâce au rapide développement de l’industrie sucrière, en particulier dans les départements de l’Ouest et du Nord, on peut affirmer qu’en 1814 Napoléon était sur le point de gagner la bataille du sucre.


Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
257
Numéro de page :
15-18
Mois de publication :
janvier
Année de publication :
1971
Année début :
1811
Année fin :
1812
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