La curieuse histoire de l’Arc de Triomphe

Auteur(s) : POISSON Georges
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Au lendemain d’Austerlitz (2 décembre 1805), dans sa proclamation à ses soldats, Napoléon avait écrit : « Je vous ramènerai en France. Vous ne rentrerez dans vos foyers que sous des arcs de triomphe ».
La promesse devait être magnifiquement tenue, mais la décision officielle de construire un des plus importants monuments de Paris ne fut prise, de façon imprévue, que par un décret (18 février 1806) réglant l’emploi des sommes perçues sur le commerce des blés. Sur celles-ci, on emploierait « 10% pour élever un arc de triomphe à l’entrée des boulevards, du côté de la rue Saint-Antoine ».
Le thème de l’arc de triomphe, objet depuis la Révolution d’innombrables projets d’architectes, était majeur dans l’esthétique de cette époque où l’Antiquité romaine était proposée comme modèle philosophique et moral.
Après tout, Rome elle aussi n’était-elle pas passée de la République à l’Empire ?

La curieuse histoire de l’Arc de Triomphe
Arc de triomphe de l'Étoile, Paris © DR

Le même 18 février, Napoléon écrivait au ministre de l’Intérieur Champagny :
« Vous emploierez 500 000 francs pour l’érection d’un arc de triomphe à l’entrée des boulevards, près du lieu où était la Bastille, de manière qu’en entrant dans le faubourg Saint-Antoine on passe sous cet arc de triomphe ».
L’est de Paris était en effet le point traditionnel de départ et de retour des armées et à plusieurs reprises les autorités municipales s’étaient rendues cours de Vincennes ou à la barrière de LaVillette pour accueillir les soldats victorieux. La route de l’ouest, route de l’Angleterre, était moins pavée de victoires. D’ailleurs, l’idée d’un arc à l’entrée est de Paris remontait au XVIe siècle et s’était un moment exprimée dans celui construit par Perrault place du Trône.
Par ailleurs, l’aménagement et la décoration de la Bastille étaient une des constantes préoccupations urbanistiques de l’Empereur. La forteresse rasée avait laissé place à un espace informe, irrégulier, mal pavé, sans plan et sans décor. L’arc, placé en travers de l’axe de la rue Saint-Antoine, en face du faubourg dont on rectifierait le tracé pour la circonstance (il ne l’est toujours pas aujourd’hui) formerait un point de fixation autour duquel pourrait se développer une opération d’urbanisme. L’Empereur voulait en même temps tracer une voie en droite ligne depuis la colonnade du Louvre jusqu’à la Bastille, en culbutant Saint-Germain-l’Auxerrois.
Dans l’affaire de l’arc, on sent très bien que, dès le départ, Champagny fut opposé à la Bastille. Peut-être lui parut-il difficile d’élever un ornement central avant que la place elle-même fût traversée ? Peut-être sentit-il confusément que le Paris monumental et politique était tourné vers l’ouest ? Toujours est-il que nous le voyons, quelques jours après le décret, nommer une commission où figuraient notamment Gondouin, Roland et Dejoux (mais ni Percier, ni Fontaine, ni Chalgrin) pour délibérer sur le projet et son emplacement.
Ladite commission enterra allégrement la Bastille, la Nation, l’Étoile, et proposa avec conviction de placer l’arc au débouché du pont de la Concorde, sur la place du même nom. Puis, effrayée de son audace, elle fit un second projet où elle revenait à la Bastille.

Étoile contre Bastille

     Champagny, de ces diverses options, devait faire pour l’Empereur la synthèse. Son rapport est un petit chef-d’oeuvre de littérature administrative, à proposer en exemple aux fonctionnaires soucieux de faire adopter leurs vues. Distribuant des fleurs à la commission, s’abritant derrière le Conseil des bâtiments civils, mettant en valeur certains arguments et en escamotant d’autres, jouant à bon escient de la corde financière, le ministre combattait à boulets rouges le projet de la Bastille, sous le prétexte, d’ailleurs valable, que les voies qui y menaient ne se croisaient pas en un même point et que certaines d’entre elles, sinueuses, n’offraient pas de perspective. Et, in fine, tel un magicien, il présentait sa panacée, le carrefour de l’Étoile, accompagnée d’un torrent d’arguments :
« Un arc de triomphe y fermerait de la manière la plus majestueuse et la plus pittoresque le superbe point de vue que l’on a du château impérial des Tuileries… Il frapperait d’admiration le voyageur entrant dans Paris… Il imprimerait à celui qui s’éloigne de la capitale un profond souvenir de son incomparable beauté… Quoique éloigné, il serait toujours en face du Triomphateur. Votre Majesté le traverserait en se rendant à la Malmaison, à Saint-Germain, à Saint-Cloud et même à Versailles ».
Ce dernier, dans une lettre du 22 avril 1806 au ministre, avait rappelé qu’au retour de Marengo il avait proposé d’édifier un arc soit à la Concorde, soit à l’Étoile, que cet emplacement lui semblait préférable, mais que la dépense serait plus onéreuse, la position exigeant un monument plus colossal. Champagny, tout en adressant à Chalgrin des remerciements courtois, s’appropria sans hésiter l’idée.
Napoléon, comme tous les grands patrons, savait accepter les suggestions qui allaient dans le sens de sa politique, et se souvenait de la Gloriette qu’il apercevait l’année précédente des fenêtres du palais de Schönbrunn, au fond du parc. Le 9 mai suivant, il répondait au ministre :
« Monsieur Champagny, après toutes les difficultés qu’il y a à placer l’arc de triomphe sur la place de la Bastille, je consens qu’il soit placé du côté de la grille Chaillot, à l’Étoile, sauf à remplacer l’arc de triomphe sur la place de la Bastille par une belle fontaine, pareille à celle qu’on va établir sur la place de la Concorde ».
Aucune fontaine ne devait finalement s’établir sous l’Empereur à la Concorde ni à la Bastille. En revanche, le projet était cette fois bien arrêté de construction simultanée de deux arcs, tous deux visibles du palais des Tuileries, et qui symboliseraient l’un la gloire consulaire, l’autre la gloire impériale.
« Il faut, dit une note dictée le 14 mai, que l’un soit l’arc de Marengo, l’autre d’Austerlitz. J’en ferai un autre dans une situation quelconque à Paris, qui sera l’arc de triomphe de la Paix et un quatrième qui sera l’arc de triomphe de la Religion. Avec ces quatre arcs, je prétends alimenter la sculpture de France pendant vingt ans ».
Projets en l’air, bien sûr, comme Napoléon, dans ses premières années de règne, aimait en former, sans jamais être complètement dupe de lui-même. Mais la décision concernant l’arc de l’Étoile était prise et bien prise.

Arc, colonne ou éléphant ?

     Depuis 1670, la colline de l’Étoile était gravie par la perspective tracée par LeNostre en droite ligne depuis la Concorde actuelle jusqu’à la barrière de Chaillot, à l’emplacement de notre rue de Berry. Paris s’arrêtait là, et il en sera ainsi jusqu’en 1860. Au-delà, sur les territoires de Neuilly et Passy, se dressait le faîte de la colline de Chaillot, plus escarpée qu’aujourd’hui et pratiquement déserte. Au début du XVIIIe siècle y fut aménagé un carrefour de chasse comme en comportaient les forêts royales et qui comme eux fut nommé « étoile ». En 1762, le marquis de Marigny, directeur général des Bâtiments, fit aplanir le sommet, qui livra passage au prolongement des Champs-Élysées. De 1772 à 1776, son successeur le comte d’Angiviller fit raboter la colline de seize pieds.
Dès le XVIIIe siècle, des idées avaient été agitées pour donner un couronnement à la colline, en clôturant la perspective. Dès 1758, quatre ans avant les travaux de Marigny, un certain Ribart de Chamoust, membre de l’académie de Béziers, avait proposé d’élever à l’Étoile un éléphant gigantesque, dont le ventre contiendrait des salles de spectacle auxquelles on accéderait par un escalier dans une des pattes. Sa trompe servirait de fontaine et ses oreilles de haut-parleurs transmettant la musique d’un orchestre logé dans la tête. Le projet n’eut pas de suite, mais il est curieux de constater que l’arc de la Bastille et l’éléphant de l’Étoile échangeront leurs emplacements.
Les projets vont refleurir sous la Révolution, en particulier en 1798, quand le ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau mit au concours une utilisation « monumentale » de l’Étoile. Un des concurrents proposa d’élever au carrefour une colonne de cinquante mètres. Le concours ne fut jugé qu’en janvier 1800, mais on ne se soucia pas d’exécuter le projet primé et le jury se contenta de décerner aux vainqueurs… une lettre de félicitations du ministre.
Autre projet, découvert par Albert Mousset, d’un nommé Payre, « savant et très versé dans les arts », qui écrivit à Chaptal en octobre 1801 :
« Le seul monument que je croirais convenable serait un arc de triomphe sur l’emplacement de la Grande Étoile. On surmonterait cet arc d’un char de la Victoire attelé de quatre chevaux; sur le devant de ce char serait figuré le Premier Consul tenant son épée d’une main et une branche d’olivier de l’autre, cependant que la Victoire ceindrait son front de laurier… À l’intérieur du monument, des tables d’airain rappelleraient les noms des batailles et leurs dates. Dans l’épaisseur des murs logeraient de vieux braves chargés d’expliquer aux visiteurs ces inscriptions et, éventuellement, de leur vendre une brochure résumant l’histoire du monument. »
« Je suppose, conclut-il, un étranger qui vient à Paris. Apercevant un arc de triomphe magnifique, il presse ses pas, arrive, contemple dans tous ses détails ce monument pompeux, lit les inscriptions avec respect et avec une espèce de sentiment religieux, se les fait expliquer et croit entendre la voix de nos héros, achète le livre et serre précieusement son trésor dans son sein… Il marche à pas lents et arrive d’enthousiasme dans le pays des merveilles et, j’ose le dire, dans la capitale du monde ».
L’idée de l’arc était trop dans l’esprit de l’époque pour qu’il faille accuser Napoléon d’avoir repris le projet de Payre. Il est tout de même intéressant de voir un simple amateur exprimer une idée qui ne viendra que cinq ans plus tard à l’administration impériale.
Le lieu choisi était donc assez désert : en retrait des deux pavillons d’octroi de Ledoux, un carrefour champêtre où se croisaient les chemins de Chaillot et des Ternes, avec quelques guinguettes où les promeneurs du dimanche venaient manger une galette arrosée de vin de Suresnes, mais près desquelles il valait mieux ne pas s’aventurer le soir.

Deux fois la taille de l’arc de Septime Sévère

     Les travaux furent, et c’était justice, confiés à Chalgrin, vieil architecte d’Ancien régime qui avait sous Louis XVI construit l’église Saint-Philippe du Roule et la tour nord de Saint-Sulpice, et sous le Directoire aménagé le palais du Luxembourg. On lui adjoignit le Toulousain Jean-Arnaud Raymond (1742-1811), qui avait quelques années auparavant aménagé les salles de sculpture romaine du Louvre dans l’ancien appartement d’été d’Anne d’Autriche. Les deux architectes commencèrent, dès le 12 mai, par creuser une « fouille  » de cinquante-quatre mètres sur vingt-sept et huit de profondeur, opération qui devait précéder la pose de la première pierre. Celle-ci fut mise en place le 15 août 1806, date obligatoire, mais sans faste exagéré : l’Empereur, qui était à Saint-Cloud, ne s’était pas dérangé et la cérémonie eut lieu en présence de quelques officiels de second ordre, avec architectes, entrepreneurs et quelques badauds. La presse, qui relate longuement toutes les réjouissances offertes ce jour-là au peuple – joutes sur la Seine, jeux de quilles et mats de cocagne aux Champs-Élysées – n’eut pas un mot pour cette piètre cérémonie qui marquait pourtant une naissance capitale pour Paris.
Tout de suite, une petite guerre fut déclarée entre les deux architectes. Chalgrin, qui avait pris le parti monumental d’une arche unique, afin d’éviter des passages hiérarchisés, avait d’abord songé à un monument orné de colonnes détachées, alors que Raymond, s’inspirant d’une réalisation de Palladio, préférait des colonnes engagées. Napoléon soumit les deux projets à Fontaine, qui suggéra la suppression complète des colonnes, allant dans le sens de la simplicité monumentale souhaitée par l’Empereur. Ce dernier écrivit sur le géométral : « Approuvé, sauf les ornements qui sont mauvais ». Et le 3 mars 1808, au cours d’un Conseil tenu aux Tuileries, l’Empereur décrétait « qu’il sera élevé un arc d’une seule porte, à laquelle on donnera trente pieds d’ouverture sur chaque face. On devra faire en sorte que le monument ne coûte que deux millions, sans compter la dépense déjà faite ». De ce moment date la conception générale du monument, arche unique encadrée de piédroits ornés de reliefs : schéma même de la porte Saint-Denis, à laquelle Chalgrin, architecte d’Ancien régime, ne pouvait pas ne pas penser. A l’intérieur seraient « une salle voûtée, des salles annexes » et des vides réservés « aux escaliers et conduits ».
Qu’en coûterait-il ? 6 754 000 francs, prévoyait l’architecte, dont 1 470 000 pour la sculpture. Un premier crédit de 1 446 000 francs fut alloué en août 1808.

Un an après la pose de la première pierre, les fondations descendaient à plus de six mètres. De gigantesques puits bourrés de pierres constituèrent une assise inébranlable sur cette colline trouée comme une pierre ponce. En même temps, Chalgrin menait de front la construction d’un autre arc, provisoire celui-là, à la barrière de Pantin, pour le retour de la Garde impériale le 25 novembre 1807.
Mais l’entrepreneur, qui avait des difficultés à trouver de la pierre et des ouvriers acceptant de travailler en pleine campagne, renonça et on dut en chercher un autre. Ces retards inquiétaient le ministre, qui craignait les dépassements. Raymond, qui remplaçait Chalgrin, malade, s’efforça de le rassurer (9 mars 1808) :
« Nous nous empressons d’informer Votre Excellence que les résultats (devis) que nous avons eu l’honneur de lui remettre sont la suite d’un travail long et réfléchi. Si cette opération eut été l’effet d’un calcul précipité ou d’imagination, nous nous serions faits un devoir de le déclarer ». A le lire, on pourrait penser que jamais architecte de France n’avait dépassé un devis.
C’était le chant du cygne de Raymond qui, derrière le dos de son collègue ou profitant de sa maladie, faisait établir des fondations correspondant à ses projets à lui. Chalgrin, rétabli, se plaignit et Raymond dut se retirer en octobre 1808. Chalgrin présenta alors (7 mars 1809) un nouveau projet pour un arc sans colonnes, à une seule arche, dont les piédroits recevraient des figures et trophées. Napoléon approuva : « Un monument dédié à la Grande Armée devant être grand, simple et majestueux, sans rien emprunter aux réminiscences antiques », ce qu’il avait reproché à l’arc du Carrousel.
Comme souvent en matière architecturale, l’Empereur voyait juste. « Il avait de la répugnance, écrit Fontaine, à chercher le beau ailleurs que dans ce qui est grand, il ne concevait pas que l’on pût entreprendre de séparer l’un de l’autre ». L’arc de l’Étoile sera sa meilleure réussite.
Certes, le projet de Chalgrin s’écartait des arcs romains au plan de l’ornementation, mais plus encore sur celui des proportions. Si Percier et Fontaine, au Carrousel, avaient conçu leur arc de mêmes dimensions que ses modèles antiques, Chalgrin avait carrément visé au colossal, fixant des proportions doubles de l’arc de Septime-Sévère, le plus grand du monde romain : près de cinquante mètres de haut, contre vingt-cinq. Et il eut incontestablement raison : le monument prévu était à l’échelle des Champs-Élysées et l’architecte avait aussi fait oeuvre d’urbanisme bien inspiré.
Le nouveau devis se montait à 9 132 367 francs et en cela Chalgrin ne prévoyait pas si mal puisque le coût total, après trente ans de travaux, d’incertitudes, de reprises, de contre-ordres, ne dépassera pas dix millions.
Chalgrin, en dépit de ses soixante-dix ans, resta donc seul à diriger les travaux, de sa manière bourrue et susceptible. Le Journal de Paris ayant publié une description « infidèle » de son projet, il en saisit aussitôt le ministre, « afin qu’à l’avenir un journaliste ne puisse rendre compte d’un édifice public sans y être autorisé et avoir communiqué son article à l’artiste chargé de la direction du monument ».

Un simulacre pour Marie-Louise

Le mariage avec Marie-Louise, en 1810, donna l’occasion de donner une forme même provisoire à cette grande pensée du règne qui s’élevait, assise par assise, année par année (on ne travaillait que l’été), mais dont les piliers ne dépassaient guère encore trois mètres. Au fond, personne n’imaginait ce que pourrait donner ce monument aux dimensions inusitées, et l’occasion parut bonne pour en dresser un simulacre. Le 2 mars, Chalgrin était invité à fournir le jour même le plan d’une maquette grandeur d’exécution, qui devait être achevée pour l’entrée de Marie-Louise le 2 avril suivant. Ce court délai provoqua des conflits sociaux : les ouvriers ayant profité de l’urgence pour exiger des salaires princiers, le préfet de police réquisitionna et fit afficher cette proclamation :
« Charpentiers ! Le conseiller d’État, préfet de Police, est indigné de votre conduite. Vous avez abusé des bontés du gouvernement. Vous avez exigé 18 francs par jour et plusieurs d’entre vous ont osé dire qu’ils demanderaient 24 francs. Il est temps qu’un tel abus cesse. Vous n’aurez plus que 4 franc par jour. Le conseiller d’État, préfet de Police, vous met tous en réquisition. Il vous est défendu sous peine de désobéissance de quitter les travaux. Ceux qui le feront seront arrêtés et jamais il ne leur sera permis de travailler à Paris ».
Grâce à ces mesures énergiques, sinon sociales, le « simulacre », appliqué sur les piédroits en construction, fut prêt au jour dit, orné de bas-reliefs en trompe-l’oeil représentant les Embellissements de Paris, la Législation, l’Industrie nationale, la Clémence de l’Empereur, l’arrivée de l’Impératrice. Des sentences bien frappées illustraient les allégories: « Le bonheur du monde est dans ses mains », « Il a fait notre gloire ». Ou, à l’adresse de la nouvelle impératrice : « Elle charmera les loisirs du héros ».
On ignore ce que pensa Marie-Louise de cette gigantesque et sentencieuse pièce montée, qui fut admirée : le prince de Clary trouva que cette masse « fait un effet superbe de tous les points. Pourvu que Dieu prête vie, ce sera beau ». L’Empereur fut satisfait, et écrivait peu après au ministre de l’Intérieur :
« Faites pousser vivement les travaux de l’arc de triomphe : je veux le terminer. Si cela est nécessaire, je vous donnerai un supplément de crédit de cinq à six cents mille francs ».
En revanche, la liquidation des dépenses occasionnées par ce faux arc de bois et toile provoqua bien des discussions. Le peintre Louis Laffitte, chargé des trompe-l’oeil, avait, « pour un travail d’une si prodigieuse étendue », présenté un mémoire de 33 157 francs, qu’on réduisit à 24 000. Offensé de se voir assimilé à un vulgaire fournisseur, il protesta, rappelant que ses travaux avaient été achevés « comme par enchantement ».
« Cet enchantement, répliqua Montalivet, nouveau ministre de l’Intérieur, nous coûte cinq cents mille francs. C’est bien assez ; on peut dire que c’est incroyable ! ».

Un chantier chaotique

     La maquette avait inspiré à Chalgrin une modification : les arches centrales et latérales seraient reculées sous un léger renfoncement. Le projet définitif, qui sera suivi jusqu’au bout durant vingt-cinq ans, fut adopté le 2 août 1810 et la même année Chalgrin publiait Description de l’arc de triomphe de l’Étoile. Prévoyait-il qu’il ne l’achèverait pas ? Effectivement, il mourut le 21 janvier 1811, âgé de soixante-douze ans, alors que son monument n’atteignait encore que 5,40 m de haut. Son collaborateur L.Goust (v. 1760-ap. 1829) lui succéda et mena les chantiers activement durant la campagne de 1811, mais ensuite les travaux vont se ralentir, victimes du désintérêt progressif de l’Empereur pour les réalisations somptuaires et de sa préférence, à base de prescience, pour les travaux utilitaires. Pressant la construction du Grenier d’abondance, il écrivait en 1812 : « L’Arc de triomphe, le pont d’Iéna, le Temple de la Gloire peuvent être retardés de deux ou trois années sans inconvénient ».
À la chute de l’Empire, la construction arrivait à hauteur des voûtes (19,54 m). L’invasion arrêta tout, et les troupes alliées bivouaquées autour de l’arc détruisirent galandages et hangars pour se chauffer.
Le chantier resta fermé dix ans sans qu’une décision soit prise, malgré bien des projets contradictoires. C’est seulement à l’automne 1824 que les travaux furent repris, à la suite de la décision (9 octobre 1823) du gouvernement de Louis XVIII de consacrer l’arc à la célébration de la peu glorieuse expédition d’Espagne, commandée par le falot duc d’Angoulême et qui donna l’occasion au jeune Victor Hugo, alors monarchiste, de se surpasser en ridicule :
Lève-toi jusqu’aux cieux, portique de victoire
Pour que le géant de notre gloire
Puisse passer sans se courber!
On se frotte les yeux, mais c’est bien du duc d’Angoulême qu’il s’agit.
Mais il avait fallu vaincre l’opposition des milieux ultra qui s’indignaient du maintien du plan de Chalgrin, « aussi ridicule qu’antimonarchique ». Cependant le chantier fut repris sous la direction de Goust, rappelé à son poste et auquel fut adjoint un curieux personnage, l’architecte Jean-Nicolas Huyot (1780-1840). Il était habité par une idée fixe : plaquer contre chaque grande face de l’arc quatre colonnes, et on ne l’en fit pas démordre. Malgré une ordonnance royale du 12 mai 1825 prescrivant l’exécution du plan de Chalgrin, il s’obstina et dépensa en deux ans 425 800 francs en travaux qu’il fallut ensuite annuler, et fut révoqué le 16 décembre 1825. Goust éleva l’attique mais, à la formation du ministère Martignac, Huyot, se posant en victime, réussit à se faire réintégrer et commença à s’occuper de la décoration sculptée, provoquant querelle entre les ateliers de sculpture rivaux de Cartellier et de Bosio. Finalement, ils se partagèrent la frise, au prix de 2500 francs le mètre, tandis que Huyot commandait à Pradier les Victoires des écoinçons de la grande arcade.
La Monarchie de Juillet rendit le monument à sa destination première, avec un élargissement de thème correspondant au désir de Louis-Philippe de réconcilier, comme il le faisait dans le même temps au château de Versailles, les divers partis politiques et les époques dont ils se réclamaient: l’arc serait consacré non à la seule Grande Armée, mais à toutes les campagnes françaises de 1792 à 1815.
Il fallait en même temps assainir la gestion du chantier. Huyot avait à nouveau dépassé ses crédits : il fut définitivement révoqué le 31 juillet 1832, malgré ses plaintes : « Ma position sociale, la réputation que je me suis acquise par ma conduite, par mes travaux, par mes voyages, le rang que j’occupe dans les arts… ». Sur un dernier projet adopté le 9 mai 1833, l’arc fut achevé par un honnête praticien, Guillaume-Abel Blouet (1795-1853), dont le nom seul figure sur le monument : quel régime se souciera de rendre justice à Chalgrin ?

Le plus vaste ensemble de sculpture du demi-siècle

     C’est Thiers qui avait repris en main la conception du décor sculpté, confié à vingt-deux artistes, de façon à disposer d’un vaste éventail de talents, représentatif des différentes tendances artistiques du temps. Pour illustrer l’intention royale d’unification du passé, les quatre grands haut-reliefs des piédroits, payés 70 000 francs pièce, furent consacrés à la République (Départ des volontaires), l’Empire (le Triomphe de 1810 et la Résistance) et la Restauration (la Paix). Une page pour la Révolution, deux pour Napoléon, une pour la Restauration, la balance avait été soigneusement réglée sur quatre dates censées évoquer chacune un moment de consensus national.
Il avait été d’abord question de confier ces quatre morceaux à Rude, qui finalement ne garda que le premier, souvent nommé la Marseillaise, où le masque terrible de la Liberté ailée (« Crie, crie ! » disait le sculpteur à sa femme qui lui servait de modèle) est déjà d’inspiration romantique. Romantisme encore dans les deux compositions de la face regardant Neuilly et que le sculpteur Etex, bien en cour, se fit attribuer, tandis que le 1810 de Cortot témoigne d’un néo-classicisme affadi.
La frise, de 157 mètres de long et deux mètres de haut, avait été répartie entre six artistes disposant chacun de la même longueur (Rude est à gauche sur la face ouest), la partie centrale côté Champs-Élysées revenant à Sylvestre Brun (1792-1855), bien oublié aujourd’hui, mais dont Isabelle Rouge a relevé ici les qualités naturalistes : Mirabeau y est représenté le visage grêlé et David avec sa mâchoire déformée.
Les sujets des bas-reliefs, oeuvres entre autres de Marochetti, Feuchère, Valois, Espercieux, avaient été également répartis dans le souci de rassembler les spectateurs de toutes tendances autour de l’idée de Patrie et Louis-Philippe ne fut pas fâché de s’y faire représenter à Valmy et Jemmapes, victoires républicaines auxquelles il était fier d’avoir participé. Du bilan de la Révolution, le roi-citoyen faisait deux parts, l’une à glorifier et l’autre à oublier : il a été souvent imité. L’arc est le plus vaste ensemble de sculpture de la première moitié du siècle.
Le monument fut complété par des inscriptions, dont l’idée première était de Napoléon, qui voulait y graver les noms des chefs de corps de la campagne de 1805. Là aussi, le thème fut élargi, ce qui permit en même temps d’atténuer la nudité des parois : noms de batailles sur les boucliers de l’attique et surtout, sur les piédroits, noms de généraux, dont la liste fut établie par le général Saint-Cyr-Nugues et plusieurs fois allongée pour faire droit aux réclamations de descendants. Jusqu’en 1895, des noms furent rajoutés, pour arriver au nombre de 660, et sans pour autant effacer les regrets de Victor Hugo :
Je ne regrette rien devant ton mur sublime
Que Phidias absent et mon père oublié.
Précisons que le père du poète, général seulement au titre espagnol durant l’époque célébrée, n’avait pas qualité pour figurer ici. Quant à Phidias, il se réincarnait pour Victor Hugo, un peu abusivement, en David d’Angers et ce dernier, écarté de la commande pour anti-napoléonisme obstiné, se vengeait en brocardant la Marseillaise de Rude :
« Si elle marche à si grandes enjambées, pourquoi a-t-elle les ailes déployées ? Si elle vole, pourquoi fait-elle le grand écart comme si elle courait ? »
Mais on ne résolut pas le problème du couronnement. Qu’allait-on placer sur la plate-forme supérieure : un quadrige, un aigle, une statue de l’Empereur, une couronne décorée de coqs, d’aigles et de fleurs de lys, l’éléphant de la Bastille ? On hésita tellement que l’on n’y mit rien du tout, et sans doute cela vaut-il mieux.
Trente ans après la pose de la première pierre, l’arc fut inauguré le 29 juillet 1836, hors de la présence de Louis-Philippe et aussi discrètement qu’au départ : chaque régime, Empire, Restauration, Monarchie de Juillet en avait payé à peu près exactement le tiers.
Ainsi, la pensée de Chalgrin avait-elle été fidèlement suivie, et l’arc de l’Étoile est-il à porter au crédit de l’Empereur, dont le corps intact reposa sous la grande arche lors du Retour des cendres. Mais cet édifice, réussite architecturale, dépassant l’objet commémoratif voulu par Napoléon et Louis-Philippe, est aussi une réussite psychologique, car devenu un symbolique monument national.

Georges Poisson, auteur d’une importante Histoire de l’architecture à Paris (1997), raconte l’histoire du plus célèbre monument napoléonien.

Notes

(1) Correspondance, XII, 9841.
(2) La longue argumentation de Champagny est reproduite dans L.Biver, Le Paris de Napoléon, Paris, 1963.
(3) Correspondance, XII, 10217. Sur les premiers projets d'arc et l'évolution de la pensée de l'Empereur, cf. Isabelle Rougé, "L'Arc de triomphe de l'Étoile", in Art ou politique ? Arcs, statues et colonnes de Paris, Ville de Paris, 1999.
(4) Arch. nat., F121032, cité par A. Mousset, Petite histoire des grands monuments de Paris, Paris, 1949.
(5) Elle se trouve au centre du petit arc faisant face à Passy, recouverte d'une dalle de plomb.
(6) Cf. la thèse non publiée d'Isabelle Rouge, L'Arc de triomphe de l'Étoile, 1998.
(7) Le dessin, avec l'annotation, est dans les collections du Prince Napoléon.
(8) Arch. nat., F13510 et 1147.
(9) Arch. nat., F13203 et 206.
(10) Elles iront à 8,37m.
(11) Il est représenté sur un tableau de Taunay (musée de Versailles) et un dessin de Hennequin (musée de Bagnères-de-Bigorre), reproduits dans Société d'iconographie parisienne, 1932.
(12) Cité par A. Mousset, op. cit.
(13) Rappelons que l'arc du Carrousel tiendrait à l'aise sous la voûte de celui de l'Étoile.
(14) Arch. nat., F13499 et 510.
(15) Arch. nat., F131027.
(16) Cité par A. Mousset, op. cit.
(17) Idem.
(18) Cf. Isabelle Rouge, op. cit.
(19) Des plans, élévations et coupes de Chalgrin pour l'arc sont conservés aux Archives nationales, NIII Seine 1184.
(20) Le Directeur des Travaux de Paris proposa en 1819 de transformer l'arc en château d'eau.
(21) Cf. Isabelle Rouge, op. cit.
(22) Une mode épigraphique s'est exprimée sur nombre de monuments parisiens du XIXesiècle (Bibliothèque Sainte-Geneviève, Musée Carnavalet, théâtres) y compris les socles des statues commémoratives.
(23) Une maquette de Falguière, Le Triomphe de la Révolution, fut mise en place de 1882 à 1886. Sur cette question, cf. E. Le Senne, "Les projets de couronnement de l'Arc de triomphe", in Bul. Soc. hist. des VIIIe et XVIIe arrondissements, t.XIII, 1911.
(24) 3 200 000 francs pour l'Empire, 3 000 000 pour la Restauration, 3 500 000 francs pour la Monarchie de Juillet.
(25) La construction du monument est racontée année après année par J.D. Thierry, Arc de triomphe de l'Étoile, Paris, 1845. Voir aussi: G. Vauthier, "L'Arc de triomphe en 1810", in Rev. des Et. Nap., 1913, t.II; A. Mousset, op. cit.; M.-L. Biver, Le Paris de Napoléon, Paris, 1963 ; G.Poisson, Napoléon et Paris, Paris, 1964 ; W.Gaehtgens, Napoléon Arc de triomphe, Göttingen, 1974 ; J.Tulard, Le Consulat et l'Empire, Nouv. hist. de Paris, Paris, 1983 ; M.Boiret, "L'Arc de triomphe de l'Étoile", in Les Champs-Élysées et leur quartier, Ville de Paris, s.d.; G. Poisson, Histoire de l'architecture à Paris, Nouv. hist. de Paris, Paris, 1997 ; I.Rouge, "L'Arc de triomphe de l'Étoile", op. cit.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
432
Numéro de page :
39-47
Mois de publication :
janv.
Année de publication :
2001
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