Le décret de Moscou de la « Comédie-Française », 15 octobre 1812 : légende et réalité

Auteur(s) : FONDATION NAPOLÉON
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Il est de tradition de dire, d’écrire et de croire que c’est à Moscou, le 15 octobre 1812, que Napoléon signa le fameux décret réorganisant la Comédie-Française. Pas si sûr, selon un historien du droit.

Les faits

Le décret impérial n° 8577, « sur l’organisation, l’administration, la comptabilité, la police et la discipline du Théâtre français » a été publié au Bulletin des Lois n° 469 – III- IVe série du 26 janvier 1813. Il est daté « Au quartier général de Moscou, le 15 octobre 1812 ». Ce même texte avait été publié au Moniteur, quelques jours plus tôt, ce qui est inhabituel dans les règles de publications.

Ce décret, depuis appelé « Décret de Moscou », n’est pas le seul à avoir été publié avec cette dernière mention. Citons par exemple celui du 20 septembre sur la cession du droit d’exploiter la mine de La Voulte, ceux du 21 septembre maintenant à Donzac une foire aux bestiaux et denrées ou acceptant divers dons et legs pour des organismes de charité, etc.

Une signature à Moscou : un fait considéré comme acquis

Dans ses Mémoires, dont on sait qu’ils ont été composés par au moins quatre « teinturiers » (Roquefort, Melliot, Luchet et Nisard), le valet de chambre Constant assure avoir vu l’empereur travailler au décret sur la Comédie-Française au Kremlin. Après lui, de nombreux historiens donnent ce fait pour acquis.

Une autre hypothèse

Dans une étude publiée en juillet 1975 dans la Revue historique de droit français et étranger, Tony Sauvel a remis en cause la légende. Voici les grandes lignes factuelles de son argumentation :

Le texte du décret réformant le Théâtre français fut adopté par le Conseil d’Etat, le 7 août 1812, alors que la Grande Armée s’approchait de Smolensk.

La minute du décret porte non pas une, mais deux signatures de Napoléon. La première mention (« approuvé. Napoléon ») a été barrée pour être remplacée par « approuvé à Moscou le 15 octobre 1812. Napoléon ». Elle figure bien dans un petit volume relié de minutes marqué « actes du 15 octobre 1812 ». Jusqu’ici, tout va bien.

Mais Sauvel remarque que le décret sur la Comédie-Française est le seul document non militaire du dossier du 15 octobre et qu’un feuillet anonyme a été ajouté, portant la mention : « L’intention de l’Empereur est que ce décret soit daté de Moscou » (Archives nationales, AF IV 689, plaquette 5559, pièce n° 16).

Autre élément : si le « portefeuille » de la séance du Conseil d’Etat du 7 août a bien été porté à Moscou par un auditeur du nom de débonnaire de Gif, tous les actes qu’il contenait ont été approuvés et paraphés par l’Empereur les 20, 21 et 22 septembre 1812. Le texte de la Comédie-Française est le seul à avoir été signé très postérieurement et à une date plus que symbolique, puisque le 15 octobre est un des derniers jours passés par Napoléon au Kremlin. Sauvel avance qu’il est assez incroyable que, juste avant de partir et alors qu’il consacrait tout son temps à l’évacuation de la ville, Napoléon ait demandé la minute pour la signer.

En conclusion, Tony Sauvel écrit : « Le décret n’ayant été signé ni avant Moscou ni dans cette ville ne peut l’avoir été qu’après le départ, soit pendant la retraite, soit à Paris, quand l’Empereur y fut revenu. Or, une signature pendant la retraite est une idée très difficile à accepter, non seulement pour toutes les circonstances de la retraite, mais plus encore parce Que ce serait la seule mesure d’ordre administratif prise pendant cette retraite […]. Je n’en connais aucun, et je crois plus simple de croire que la signature et le bulletin anonyme [celui indiquant que Napoléon souhaite que le décret soit daté de Moscou] trouvent place à Paris, fin 1812 ou aux premiers jours de 1813, lorsque l’Empereur liquida un arriéré d’affaires considérable. Il dut se rappeler la signature donnée à Moscou puis biffée et voulut, pour des raisons de prestige […] faire de ce décret tout simplement parisien le ‘Décret de Moscou’ ».

Si le texte avait été vraiment signé à Moscou, remarque Sauvel, il aurait été daté du 20, 21 ou 22 septembre, journées consacrées à expédier les affaires contenues dans le portefeuille de Débonnaire de Gif… dont on ne sait pas si le projet sur la Comédie-Française y était inclus.

Voir Tony Sauvel, « Le « décret de Moscou » mérite-t-il son nom ? », Revue historique de droit français et étranger, 4e série, t. LIII, juillet 1975, p. 436-440.

En complément > La Comédie-Française, ou le Théâtre français

Fondée en 1680, la Comédie-Française a été fermée le 3 septembre 1793 par le comité de Salut public, de nombreux comédiens étant même emprisonnés. Le 31 mai 1799, le Directoire met à sa disposition la salle Richelieu, conçue par l’architecte Victor Louis, pour permettre aux comédiens de reconstituer la troupe sous le nom de Théâtre-Français. A partir de l’arrêté du 6 frimaire an XI (28 novembre 1802), l’organisation de la troupe est réformée. Avec l’acte de société signé le 27 germinal an XII (17 avril 1804), les comédiens sont associés par contrat à l’exploitation du théâtre. Ils n’en sont pas moins placés sous la surveillance d’un préfet du palais (arrêté du 20 frimaire an XI, 11 décembre 1802) et du surintendant des spectacles (décret du 1er novembre 1807). Un commissaire du gouvernement (équivalent de l’administrateur actuel) siège au sein de la société : il préside le comité d’administration chargé de la comptabilité et du répertoire, lequel est composé de six acteurs nommés moitié par leurs collègues, moitié par le gouvernement. Le commissaire jouit en outre d’un large pouvoir de sanction à l’égard des acteurs et employés, sous le contrôle du préfet du palais.
Une nouvelle organisation est décidée par Napoléon qui signe le décret « de Moscou », nouveau statut de 87 articles qui reste largement en vigueur deux siècles plus tard.
Le texte confirme la tutelle du gouvernement par le biais de la « surveillance » du surintendant des spectacles et la présence au sein du Théâtre-Français du commissaire impérial chargé de transmettre aux comédiens « les ordres » du surintendant. Avec comme devise Simul et singulis (être ensemble et être soi-même), le Théâtre Français est organisé autour des comédiens. Ils forment une société et sont divisés en deux catégories de membres : les sociétaires et les pensionnaires. Les premiers participent à la répartition des bénéfices et à la gestion. Les seconds bénéficient d’une pension dont le fonds est constitué par une retenue sur les recettes. La société est administrée par deux instances : le comité et l’assemblée générale. Le comité est présidé par le commissaire impérial et composé de six membres de la société nommés (et révoqués, le cas échéant) par le surintendant. Son rôle est de préparer et exécuter le budget, de passer les marchés, de gérer la salle et « de tout ce qui concerne l’administration théâtrale, la formation des répertoires, la réception des pièces nouvelles », etc.. L’assemblée générale, convoquée par le comité, est formée de tous les sociétaires. Elle donne un avis sur le budget, le quitus sur les comptes et se prononce sur les placements.
Le « décret de Moscou » fixe aussi la façon dont sont déterminés les emplois (c’est le surintendant qui décide), la formation et l’exécution du répertoire (le comité est compétent). Le surintendant peut également ordonner les « débuts », c’est-à-dire la distribution de rôles à de jeunes comédiens, notamment les élèves du conservatoire. Il n’est pas tenu de suivre en la matière l’avis du comité qui doit cependant être consulté. L’article 64 dispose que « les acteurs ou actrices qui auront des rôles dans ces pièces ne pourront refuser de les jouer, sous peine de cent cinquante francs d’amende ».
Enfin, les statuts prévoient la création au sein du conservatoire impérial de dix-huit places d’élèves, neuf de chaque sexe, désignés par le ministre de l’Intérieur. Un programme particulier d’art dramatique sera prévu pour eux au sein de l’institution.

Extrait de Quand Napoléon inventait la France. Dictionnaire des institutions politiques, administratives et de cour du Consulat et de l’Empire, Tallandier, 2008.


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