L’empoisonnement de Napoléon

Auteur(s) : MACÉ Jacques
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Depuis cent quatre-vingts ans, la maladie mortelle de Napoléon est un sujet qui passionne et divise historiens, médecins, et parfois le grand public.

Pour les Français, la tentation a toujours été grande de rendre les Anglais responsables du décès de l’Empereur, soit par une action directe d’Hudson Lowe, soit en conséquence des déplorables conditions de vie à Longwood. Est-ce en réaction contre cette attitude que certains ont cherché à voir en ce décès un règlement de compte entre Français ? En dehors de tout esprit partisan, le moment semble venu de faire le point de cette question en s’en tenant aux faits avérés, aux constatations mesurables et en évitant les spéculations intellectuelles auxquelles il est difficile d’échapper dès qu’il s’agit de la vie ou de la personnalité de l’Empereur.

L’empoisonnement de Napoléon
Napoléon sur son lit de mort, une heure avant son ensevelissement, Jean-Baptiste Mauzaisse
© RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) / Daniel Arnaudet / Gérard Blot

Historique de la maladie

Durant les cinq années et demie qu’il a passées à Sainte-Hélène, Napoléon ne fut pas frappé d’une unique maladie qui lui fut fatale – comme on a tendance à simplifier -, mais d’une série de malaises puis de maladies conduisant graduellement à une dégradation de son état général et de sa vitalité. Durant l’année 1816 et la première moitié de l’année 1817, la santé de Napoléon se dégrade, mais, semble-t-il, ni plus ni moins que celle de ses compagnons. Le climat désagréable de Longwood, les pauvres ressources alimentaires et les conditions d’hygiène à Sainte-Hélène provoquent de graves désordres, notamment intestinaux, chez les arrivants européens. Parmi les soldats et marins britanniques, la mortalité est très importante, de l’ordre de 7% par an. Le général Gourgaud, le premier atteint, ne nous fait grâce d’aucun détail dans son Journal. Napoléon commence à consulter O’Meara, à partir de mai 1816, pour des insomnies, des maux de tête, des douleurs  » goutteuses « . Ces troubles ont des répercussions sur son moral : il est triste et nerveux. Les périodes de travail et de malaises variés se succèdent jusqu’en septembre 1817. A partir de cette date, les symptômes deviennent plus prononcés et Napoléon se plaint de douleurs dans le côté droit de l’abdomen. Tous les témoins constatent un important gonflement de ses chevilles et la faiblesse de ses membres inférieurs. O’Meara diagnostique un état hépatique, administre du calomel (médicament très utilisé, à base de chlorure mercureux) et commence à rédiger des rapports dont la transmission au gouverneur déclenche la colère de l’Empereur. Hudson Lowe entre en conflit avec O’Meara qu’il soupçonne de dramatiser volontairement la situation afin d’obtenir le rapatriement  » sanitaire  » de Napoléon en attribuant l’hépatite aux conditions de vie locale. Il obtient le rappel de O’Meara le 25 juillet 1818.

Dans la nuit du 16 au 17 janvier 1819, Napoléon est très malade, au point que Bertrand et Montholon craignent le pire. Ils sollicitent la visite du docteur Stokoe qui porte un diagnostic d’hépatite qui lui attirera de graves ennuis et dont les circonstances contribueront à conforter le gouverneur dans son opinion que la maladie de Napoléon est vraisemblablement une simulation. En arrivant à Longwood en septembre 1819, le docteur Antommarchi à son tour diagnostique une maladie de foie et recommande à l’Empereur de faire des exercices physiques. Ce conseil est suivi. L’amélioration est sensible. Mais la rémission est de courte durée ; les malaises reprennent au milieu de 1820. Début octobre, Napoléon tente une sortie à cheval, la dernière, qu’il ne peut terminer. La maladie fait des progrès effrayants : douleurs dans l’abdomen, côté droit, et dans l’épaule, fièvre, toux, froid glacial dans les jambes, gingivite, alternance de diarrhées et de constipation, etc. Le 1er janvier 1821, tous les proches de l’Empereur pressentent que la situation ne peut durer une année supplémentaire. Napoléon s’alite le 17 mars et ne se relèvera pratiquement plus jusqu’à son décès, le 5 mai. Antommarchi, auquel l’Empereur reproche de ne pas être assez assidu auprès de lui, prescrit de l’émétique (vomitif à base d’antimoine) qui affaiblit encore plus le malade. Le patient exige une boisson aux amandes amères, elle aussi contre-indiquée. Le médecin anglais Arnott est appelé en renfort. Au début, il ne croit pas à la gravité de la maladie, puis convient que Napoléon est à la dernière extrémité. Avec deux confrères anglais et malgré l’opposition d’Antommarchi, il prescrit une  » dose de cheval  » de calomel (10 grains alors que la dose normale est de un à deux grains) qui provoque une sévère hémorragie stomacale et la mort.

L’autopsie

L’autopsie est pratiquée le 6 mai à 14 heures par Antommarchi, assisté de sept médecins britanniques. Le compte rendu établi par Antommarchi déplaît aux médecins anglais qui rédigent leur propre rapport ; Antommarchi rédige alors un second rapport, un peu différent du précédent. L’un des rapports d’Antommarchi dit que  » le foie était engorgé et d’une grosseur plus que naturelle  » ; l’autre que  » la rate et le foie durci étaient très volumineux et gorgés de sang ; le tissu du foie, d’un rouge brun, ne présentait du reste aucune altération notable de structure. [ … ] le foie, qui était affecté d’hépatite chronique « . Mais l’organe trouvé en plus mauvais état est l’estomac dont la muqueuse intérieure est recouverte d’un  » ulcère cancéreux  » très étendu et percée d’un trou  » d’un diamètre d’environ trois lignes  » (7 mm). Enfin, près du pylore, on observe un bourrelet circulaire durci, qualifié de squirre (tumeur maligne). Une discussion très vive s’engage alors entre les médecins, ainsi qu’avec Hudson Lowe, Bertrand et Montholon : dans une sorte de consensus, les différents rapports et correspondances envoyés en Europe insisteront tous sur  » le squirre cancéreux au pylore  » qui présente l’avantage de faire mourir Napoléon de la même maladie que son père et sa soeur Élisa et d’évoquer une prédisposition familiale. Anglais et Français se déclarent satisfaits de ce compromis et se retrouvent le 12 mai à Plantation House pour un  » tiffin  » de réconciliation ( » gueuleton  » en argot de l’armée des Indes), selon la formule du major Gorrequer dans son Journal. Bien entendu, une fois de retour en Europe, chacun reprendra sa liberté de parole et fera ses propres commentaires.

Les commentaires

Pendant cent cinquante ans, la maladie de l’Empereur donna lieu à des interprétations diverses, souvent  » extravagantes et fantaisistes  » (Ganière). Le point commun de ces travaux réside dans le fait que chaque médecin se penchant sur le cas diagnostique généralement la maladie dont il est le spécialiste. La principale source de controverse provient en fait d’un problème de vocabulaire, car, en 1821, les mots ulcère et cancer étaient employés indifféremment. Or, il est bien évident que Napoléon, nullement émacié, juste amaigri par plusieurs semaines de jeûne, n’est pas décédé d’un cancer au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Seul le squirre au pylore peut être considéré comme une tumeur en cours d’évolution. Il est associé à des séquelles d’une hépatite déjà ancienne et surtout à une grave lésion de la muqueuse stomacale allant jusqu’à la perforation. Pour un esprit profane mais empreint de bon sens, il y a là de quoi largement justifier le décès.

Les études de psychosomatique menées depuis quelques décennies permettent d’expliquer l’origine de cet ulcère de l’estomac.  » Pendant les périodes d’anxiété, de lutte, de vive contrariété, la muqueuse gastrique change d’aspect et s’engorge. Cette découverte démontre [ … ] que la dyspepsie nerveuse peut aisément s’établir là où règnent les soucis, l’irritation, l’hostilité et autres troubles moraux, et que des changements organiques secondaires, et notamment l’ulcère, peuvent alors apparaître, ulcère qui sous la seule influence d’une constante tension nerveuse ira s’aggravant jusqu’à l’hémorragie et la perforation  » (Gilbert Martineau). Il est bien certain que l’inactivité physique, la séquestration, le ressassement continuel du passé, les échecs des tentatives pour obtenir un rapatriement – toutes situations si présentes et pesantes dans la littérature hélénienne – suffisent amplement à justifier le développement du processus décrit ci-dessus.

La thèse de l’empoisonnement

Alors que, dans les années 1960, les découvertes les plus récentes en médecine et en psychologie permettaient d’entrevoir une solution raisonnable et cohérente du  » cas Napoléon « , le docteur Sten Forshufvud, dentiste suédois expert en toxicologie, prenant connaissance des Mémoires de Marchand publiés seulement en 1952 et 1955, a la  » révélation  » que les symptômes et malaises relatés par Marchand et les autres mémorialistes sont en parfaite concordance avec ceux observés lors d’une intoxication chronique à l’arsenic. Forshufvud découvre également des indices d’intoxication arsenicale chez Napoléon bien avant Sainte-Hélène, notamment à Borodino, Leipzig et Waterloo. Il conclut à des empoisonnements répétés et son livre Napoléon a-t-il été empoisonné ? (dans lequel le point d’interrogation est de pure forme), publié en France en 1961, séduit bien évidemment un large public et soulève un débat toujours renaissant près de quarante ans plus tard.

L’arsenic possède la propriété de se fixer dans les téguments, et notamment les cheveux, lors de son absorption par l’organisme, mais aussi d’imprégner les cheveux par simple contact. Les techniques de la radioactivité donnent de nos jours la possibilité de mesurer la teneur moyenne en arsenic dans un cheveu, et aussi dans des segments de cheveu afin de suivre l’évolution de la contamination durant la croissance du cheveu (à raison de 0,35 à 0,5 mm par jour). Sten Forshufvud se procura des cheveux de Napoléon dont l’origine ne pouvait en principe faire de doute et fit procéder à des mesures par le professeur Hamilton Smith du laboratoire de médecine légale de l’université de Glasgow.

Il fut bientôt rejoint par Ben Weider, homme d’affaires canadien passionné par l’histoire napoléonienne. Les concentrations en arsenic sont déterminées par activation neutronique (irradiation du cheveu), suivie d’une mesure du rayonnement gamma émis. Les mesures sont exprimées en ppm (partie par million, en masse). Cette méthode, apparemment simple, est en fait très difficile à mettre en oeuvre en raison de la faible masse du cheveu et des risques de pollution externe de l’échantillon durant les manipulations. Leur interprétation est délicate, car, si l’on connaît la teneur en arsenic  » normale  » aujourd’hui – 0,8 ppm, pouvant atteindre 2 à 3 ppm, et même plus, en atmosphère polluée -, on ignore quelle pouvait être la teneur habituelle dans le milieu hélénien au début du XIXe siècle. En effet, l’arsenic est très présent dans la nature et peut se retrouver à titre de trace ou d’impureté dans de nombreux produits, aliments ou médicaments par exemple, lorsque leurs conditions d’élaboration sont chimiquement rudimentaires. Dans un premier temps, H. Smith trouva un taux moyen d’arsenic élevé (10 ppm) sur un cheveu de Napoléon rasé le 6 mai 1821 (mèche ayant appartenu à Marchand et déposée au musée de l’Armée), mais aussi ce même taux de 10 ppm sur un cheveu de Napoléon donné au peintre Isabey en 1805 (14 germinal an XIII). Ce résultat conforta Forshufvud dans sa thèse d’un empoisonnement chronique de Napoléon à l’arsenic durant les années 1820 et 1821, et aussi vraisemblablement en 1805.

Cette thèse fit l’objet d’une grande médiatisation dont, près de quarante années plus tard, on retrouve toujours la trace dans l’opinion publique. L’Empereur étant le seul des occupants de Longwood à présenter une panoplie presque complète des symptômes attribuables à l’intoxication arsenicale chronique, Forshufvud supposa que cet empoisonnement était d’origine criminelle et, après examen de diverses hypothèses, conclut que le général comte de Montholon constituait le principal suspect, puis le coupable le plus probable. Il est vrai que le côté intrigant, hâbleur, affabulateur, menteur même de Montholon, le fait qu’il était le premier bénéficiaire du testament de l’Empereur, sa cupidité, les extravagances de son existence, le portrait de lui extrêmement négatif dessiné par les historiens napoléoniens, que tous ces éléments en faisaient, à défaut de preuve, le suspect idéal.

Durant les années suivantes, Forshufvud, Hamilton Smith et Ben Weider poursuivirent leurs recherches dans deux directions. Tout d’abord, de nouvelles mesures sur des échantillons de cheveux de plus en plus courts (de l’ordre du millimètre) pour corréler l’évolution de la teneur en arsenic avec celle des symptômes décrits par les témoins de la maladie. Des résultats très dispersés, atteignant localement jusqu’à 50 ppm sur des cheveux rasés le 6 mai 1821, furent ainsi enregistrés. Ensuite, la recherche de tous les événements sur lesquels, dans ses Récits de la captivité, publiés en 1847, Montholon se trouvait en contradiction avec les autres mémorialistes de Sainte-Hélène. Et en raison du caractère et des conditions de réalisation de l’ouvrage, ces points sont nombreux (voir Hélène Michaud). Les extravagances et le romanesque des Récits de Montholon s’expliquent cependant fort bien si l’on sait qu’il projeta de les publier en feuilleton dans le journal à grand tirage La Presse et qu’Alexandre Dumas (père) se rendit au fort de Ham fin 1844 et début 1845 – à la demande de Louis-Napoléon qui voulait à travers ces récits sublimer le martyre de son oncle pour préparer son propre avenir -, afin de revoir et corriger à sa manière le manuscrit de Montholon. Des polémistes s’emparèrent de l’affaire au point que Le Globe, concurrent de La Presse, ironisa :  » Les Mémoires de M. de Montholon ne seront autre chose que les Mémoires de M. Alexandre Dumas, qui va envisager l’Empereur sous le même point de vue historique que la pêche aux truites et le beefsteak d’ours  » (allusion aux extraordinaires récits d’excursion de Dumas en Suisse !). Prenant pourtant les Récits de Montholon au premier degré, Forshufvud, Ben Weider et Smith publient en 1978 aux États-Unis et au Canada les résultats de leurs travaux dans l’ouvrage Assassination at St. Helena, suivi en 1982 de The Murder of Napoléon, ou Qui a tué Napoléon ?, de Ben Weider et David Hapgood. Ces ouvrages inculpent sans ambiguïté Charles de Montholon de l’assassinat de Napoléon par empoisonnement chronique selon la méthode de la Brinvilliers. Les auteurs avancent comme mobile du crime l’hypothèse que Montholon était un agent royaliste et que le meurtre aurait été commandité par le comte d’Artois. Les médecins historiens, Paul Ganière et Guy Godlweski notamment, justifièrent leur scepticisme vis-à-vis de la thèse de l’empoisonnement alors que les historiens démontraient l’invraisemblance du mobile avancé, en raison notamment des incontestables opinions bonapartistes affichées sans relâche par Montholon jusqu’à la Ile République.

Le professeur René Maury relançait la polémique en publiant en 1994 L’Assassin de Napoléon, ou le Mystère de Sainte-Hélène. Dans cet ouvrage, l’auteur reprend, en l’affinant, la corrélation entre symptômes d’intoxication à l’arsenic et épisodes de la vie à Sainte-Hélène, affirmant avoir identifié le vecteur de l’empoisonnement – le vin de Constance réservé à la consommation personnelle de l’Empereur – et concluant à la culpabilité de Montholon,  » pervers  » mû par de nouveaux mobiles : vengeance, jalousie et cupidité. Vengeance en raison de la destitution de Montholon en 1812, jalousie à cause de la liaison entre Napoléon et Albine de Montholon, cupidité manifestée dans l’affaire du testament. Ce livre fut considéré plus comme un roman policier qu’un ouvrage d’histoire, mais il relança la polémique. Ben Weider répliqua à l’ouvrage de Maury par une édition révisée de son ouvrage de 1978, Assassination at St. Helena (1995), et par un nouveau livre, Napoléon, Liberté – Égalité – Fraternité (1997). Dans ces deux ouvrages, il maintient ses accusations contre Montholon ainsi que le mobile de la complicité avec le comte d’Artois. Il fait également état de nouvelles mesures, effectuées par le FBI cette fois, d’un taux d’arsenic notable sur des cheveux de Napoléon coupés en 1816.

Enfin paraît en juillet 1998, dans la Revue de l’université d’Oxford, une remarquable étude du professeur J. Thomas Hindmarsh, pathologiste et toxicologue à l’université d’Ottawa, et du docteur Philip F. Corso, de l’Université Yale, intitulée The Death of Napoléon Bonaparte : A Critical Review of the Cause. Sur le plan clinique, les auteurs tentent de trancher le débat entre ulcère et cancer de l’estomac, en diagnostiquant un carcinome gastrique, c’est-à-dire une tumeur de l’épithélium (par opposition à un sarcome), se développant sur un ulcère perforé plus ancien. Ce carcinome n’ayant pas atteint sa phase terminale, la cause immédiate du décès doit être recherchée dans l’hémorragie interne provoquée par la dose massive de calomel prescrite par les trois médecins britanniques. Au plan toxicologique, ils relativisent l’importance des symptômes d’intoxication arsenicale présentés par Napoléon et émettent différentes hypothèses susceptibles de les expliquer, basées sur les publications scientifiques les plus sérieuses. Non convaincu par cette étude, Ben Weider publie en avril 1999 un nouvel ouvrage, en langue française, intitulé Napoléon est-il mort empoisonné ?, dans lequel il développe derechef la thèse de Forshufvud sur l’empoisonnement et celle d’un complot des dirigeants britanniques et français (comte d’Artois) pour mettre fin à la vie de Napoléon en utilisant le général Montholon comme agent d’exécution, selon la méthode dite  » de la marquise de Brinvilliers « . Plus argumenté que les précédentes publications du même auteur, cet ouvrage fait cependant appel à quelques interprétations historiquement hasardeuses et à de nombreuses citations, parfois sorties de leur contexte.

Conclusions

Après ces quarante années d’hypothèses diverses et de rebondissements, que peut-on conclure ? Tout d’abord que la présence d’un taux notable d’arsenic dans les cheveux de l’Empereur – encore confirmée par des mesures effectuées en 1995 au Centre d’études nucléaires de Saclay et à l’université de Toronto -, est incontestable. L’étude d’Hindmarsh et Corso répond pour l’essentiel aux questions soulevées par cette présence d’arsenic :

1) Explication post mortem. L’arsenic absorbé par voie buccale se dépose sur la paroi périphérique du cheveu, de même que celui assimilé par contact. Contrairement à l’affirmation d’Hamilton Smith, il serait donc impossible de déterminer par analyse l’origine, exogène ou endogène, de l’arsenic détecté. Bien que la mode des perruques et des cheveux poudrés ait passé avec la Révolution, il est probable que le traitement des cheveux avec des poudres contenant des oxydes d’arsenic était encore fréquent au début du XIXe siècle. Selon certains témoignages, il était habituel de traiter avec ces poudres les cheveux recueillis à titre de reliques, afin d’assurer leur conservation et leur protection contre les parasites. Cette explication, qui coupe court à tout autre débat, présente l’avantage de justifier les forts taux d’arsenic mesurés sur les cheveux de Napoléon datés de 1805 et de 1815, époques où un empoisonnement est difficilement envisageable.

2) La constatation de symptômes cliniques, pour certains analogues à ceux de l’intoxication arsenicale chronique, incite néanmoins à examiner l’hypothèse d’une telle intoxication, dont l’origine pourrait être soit exogène, soit endogène.
– Origine exogène. Bien que non démontrée, l’imprégnation à partir des pigments des papiers peints neufs posés à Longwood en 1819 – hypothèse avancée par Jones et Ledingham dans le magazine Nature (oct. 1982) – ne peut être totalement écartée. De même que la pollution de l’atmosphère confinée de l’appartement de l’Empereur par des fumées de combustion du charbon. Le fait que seul Napoléon ait manifesté des symptômes aussi prononcés se justifierait par une hypersensibilité de son organisme à l’arsenic.
– Origine endogène. Avant d’en arriver à l’ingestion criminelle, il convient d’examiner les causes possibles de contamination accidentelle. Malgré la répulsion de Napoléon pour les médicaments, les Journaux d’O’Meara et d’Antommarchi font état de prescriptions de pilules et de potions diverses. Ces médicaments, élaborés de manière rudimentaire, pouvaient contenir de l’arsenic en impuretés. Une contamination – lors de sa fabrication ou de son transport – du vin de Constance, approvisionné depuis le Cap et réservé à la consommation quasi exclusive de l’Empereur, ne peut non plus être écartée. Enfin, l’excellent état de conservation du corps de Napoléon, constaté en 1840, est également à prendre en considération car il viendrait confirmer l’imprégnation arsenicale ; remarquons toutefois qu’à l’issue de l’autopsie le corps fut intérieurement purifié à l’eau de Cologne, ce qui a pu aussi contribuer à sa conservation. En fait, l’absence d’éléments de comparaison, c’est-à-dire de résultats d’analyse de cheveux d’une autre personne ayant vécu à Longwood dans les années 1820, interdit de déterminer si les teneurs en arsenic mesurées dérogent ou non aux valeurs habituelles en ce même lieu et à la même époque. Comme l’envisagent Hindmarsh et Corso, le cumul de différentes causes a pu conduire aux taux de contamination observés.

Sur le plan clinique, Forshufvud et Ben Weider ont tenté de corréler l’évolution du taux d’arsenic observée de janvier à mai 1821 et celle de l’état de santé de l’Empereur, passant par des hauts et des bas durant cette période. Cette étude, qui suppose de fines hypothèses sur la vitesse de croissance du cheveu et des mesures sur des tronçons de 1 mm, conduit à quelques observations troublantes, à tempérer cependant par l’imprécision de la méthode (chiffrée à + ou – 20 % par les experts du CEN de Saclay sur des tronçons de 3 mm). De plus, Hindmarsh et Corso indiquent que, selon certains chercheurs, l’arsenic ne resterait pas localisé à l’endroit de la pousse mais diffuserait dans le cheveu par capillarité, ce qui rendrait cette méthode illusoire. Forshufvud et Ben Weider ont par ailleurs établi une liste de trente-deux symptômes rencontrés dans l’intoxication arsenicale chronique, mais la plupart d’entre eux sont trop généraux pour être significatifs : maux de tête, fatigue, insomnie, dépression, faiblesse des jambes, toux, transpiration, tachycardie, pouls irrégulier… Si on limite l’observation aux symptômes considérés comme plus spécifiques (affection des centres nerveux et sensoriels, photophobie, disparition des poils, sensation de fièvre, pieds glacés, spasmes, agitation, etc.), on relève, comme le font également remarquer Hindmarsh et Corso, l’absence des symptômes les plus caractéristiques : la mélanodermie, la polynévrite douloureuse des jambes, la kératinisation des extrémités, ou encore les bandes de Mees sur les ongles. Sans infirmer le syndrome arsenié, cette remarque le relativise. À cela les partisans de l’empoisonnement répliquent que les symptômes caractéristiques ne sont jamais observés en totalité et que le crime est rarement décelé car masqué par de nombreuses maladies opportunistes. Il faut bien reconnaître que les arguties des médecins pendant un siècle et demi sur la nature de la ou des maladies de l’Empereur donnent un certain poids à un tel argument sinon rigoureux, du moins ingénieux. Cependant, toutes les spéculations faites depuis près de quarante ans autour de l’hypothèse d’un empoisonnement criminel ne résistent pas à un examen scientifique. Ainsi, le professeur Henri Griffon, directeur du laboratoire de toxicologie de la préfecture de police de Paris – qui avait en 1961 accepté de préfacer très favorablement le premier ouvrage de Sten Forshufvud -, exprime-t-il ses doutes et prend-il ses distances vis-à-vis de la thèse de l’empoisonnement, dans un article publié en 1982 dans la revue Historia. Sur le plan littéraire, si les écrits de Forshufvud, puis de Ben Weider – sauf dans son dernier ouvrage, mieux argumenté que les précédents -, se contentent d’assener des faits simplement troublants comme des évidences en faveur de la thèse soutenue, le talent et la force de conviction de René Maury entraînent habilement le lecteur dans le sens de la démonstration. Il n’en reste pas moins que la plupart des interprétations avancées par ces auteurs sont biaisées pour parvenir à un résultat unique : convaincre un public friand de mystère et d’énigmes historiques. D’ailleurs, l’imagination et le rêve n’ont-ils pas toujours été parties prenantes de la Légende napoléonienne ? Et reconnaissons que la thèse des  » empoisonnistes  » est un peu moins extravagante que celle de Georges Restif de La Bretonne qui, en 1969, dans Anglais, rendez-nous Napoléon, affirmait la permutation du cadavre de Napoléon avec celui de son maître d’hôtel espion Cipriani !

Sur un plan strictement historique et médical, la combinaison suivante (compatible notamment avec les travaux d’Hindmarsh et Corso) : hépatite chronique ancienne + ulcère de l’estomac lié au stress, évoluant jusqu’à la perforation + dégénérescence de l’ulcère en carcinome + aggravation du tout par une médication aberrante (antimoine et mercure), suffit largement à justifier le décès de l’Empereur, sans qu’il soit nécessaire d’envisager un empoisonnement, ni de charger la mémoire de ce pauvre Montholon dont le seul point positif, dans son existence agitée, fut certainement son dévouement à l’Empereur déchu, dévouement  » filial  » dont Napoléon a témoigné dans son testament. Toutefois, dans un esprit de conciliation des points de vue, on ne peut écarter complètement l’hypothèse que le haut niveau ambiant de contamination arsenicale ait également eu des effets néfastes sur un organisme affaibli par la maladie.

S’il faut absolument chercher l’origine de la maladie et du décès de l’Empereur, il n’est pas interdit de penser que son attitude à Longwood fut suicidaire et que manqua près de lui un psychothérapeute (mais cela n’existait pas alors … ) qui l’eût aidé à prendre conscience de la perte de son statut de chef d’État, à surmonter le traumatisme de l’exil et à voir son avenir autrement. S’il avait accepté de négocier les conditions de sa détention, d’examiner les propositions d’Hudson Lowe – pas toutes malveillantes – de participer à la vie sociale de l’île en répondant aux invitations et en continuant à recevoir des invités ; s’il n’avait ressassé sans trêve les phases glorieuses de sa carrière, s’il n’avait sans relâche cherché les raisons de ses échecs ; s’il n’avait inconsciemment favorisé les querelles intestines de son entourage (les officiers, leurs épouses et les domestiques) ; s’il avait pris régulièrement de l’exercice et renoncé à mener une vie confinée, à prendre la nuit pour le jour et à se nourrir à la va-vite… sans doute aurait-il pu mener à Longwood une vie sinon agréable, du moins supportable. Il n’aurait pas passé le temps à  » se faire du mauvais sang « , selon la formule populaire, et n’aurait pas dégradé irrémédiablement sa santé à tout juste cinquante ans. Fin 1820, il aurait aménagé dans la neuve et confortable maison construite spécialement à son intention, attendant la lassitude ou l’effacement de ses adversaires et la nécessité pour la France d’un  » recours « . En 1830, il n’aurait eu que soixante et un ans… Le général de Gaulle en avait soixante-sept en 1958…

Bibliographie

Dictionnaire Napoléon / prof. Jean Tulard (dir.) , Paris : Ed. Fayard, 1999, 2 vol.
 » Empoisonnement de Napoléon « , Jacques Macé, vol. 1, p. 720-724, bibliographie.

Jean Tulard : Napoléon ou le mythe du Sauveur
Paris : Ed. Fayard, 1998, nouvelle éd. revue et aug., 512 p.

Eléments bibliographiques complémentaires :
Ouvrages :
– Sten Forshufvud : Napoléon a-t-il été empoisonné ?
Paris : Ed. Plon, 1961
– Ben Weider : Napoléon est-il mort empoisonné ?
Paris : Ed. Pygmalion – Gérard Watelet, 1999, 335 p.

Articles :
– Jacques Jourquin, Jacques Macé :  » L’affaire Montholon  »
Revue du Souvenir Napoléonien, n° 419, juillet – août 1998, p. 4-11
– Jacques Macé :  » Le taux d’arsenic dans les cheveux de l’Empereur  »
Revue du Souvenir Napoléonien, n° 421, décembre 1998 – janvier 1999, p. 66-67
– J. Thomas Hindmarsh, Ph. F. Corso :  » The death of Napoleon Bonaparte : a critical review of the cause  »
Oxford University Press, 53, July 1998, p. 201-218
– Jean-Claude Damamme :  » Napoléon a-t-il été empoisonné ?  » 1 : pour /
Thierry Lentz :  » Napoléon a-t-il été empoisonné ?  » 2 : contre
Napoléon Ier – Le magazine du Consulat et de l’Empire, n° 3, juillet – août 2000, Dossier, p. 34-36 et 37-41

Nous remercions les Éditions Fayard de nous avoir autorisé à publier des extraits de ce texte et renvoyons nos lecteurs qui souhaiteraient consulter l’intégralité de cet article au Dictionnaire Napoléon, Jean Tulard (dir.), Fayard, 1999.
Juin 2000

Titre de revue :
Dictionnaire Napoléon / dir. J. Tulard, Ed. Fayard
Numéro de la revue :
vol. 1
Numéro de page :
720-724
Année de publication :
1999
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