Les Allemagnes napoléoniennes

Auteur(s) : KERAUTRET Michel
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Les Français aiment à parler de l’Allemagne au pluriel, alors que cette notion est à peu près intraduisible de façon littérale en allemand, même si le sens en est parfaitement clair (1). François Mauriac assurait naguère qu’il aimait tant l’Allemagne qu’il préférait qu’il y en eût deux. Et la politique suivie pendant quelques mois par François Mitterrand, au lendemain de la chute du mur de Berlin, en 1989-1990, put laisser penser qu’il était bien sur ce point le disciple de son compatriote aquitain.
Sous l’Ancien Régime, c’était déjà une tradition de la diplomatie française que d’entretenir la division des Allemands, même si ces derniers s’entendaient fort bien, de leur côté, à susciter diverses querelles intérieures qu’il ne restait plus qu’à attiser habilement. Puis, l’Etat national réalisé au XIXe siècle par Bismarck, et cimenté par la guerre de 1870 contre l’ennemi héréditaire, ayant rappelé à quel point l’Allemagne unie, fût-ce dans une version « petit-allemande » pouvait être redoutable à ses voisins, la politique française retrouva tout naturellement ses voies éprouvées, lors des deux après-guerre de 1919 et 1945 : Poincaré, et après lui de Gaulle s’efforcèrent un moment d’encourager les séparatismes rhénan, sarrois ou bavarois, à défaut de pouvoir briser la construction bismarckienne.
L’action de Napoléon à l’égard de l’Allemagne s’inscrit-elle dans cette tradition ? La réponse ne sera pas univoque. Il n’y a pas de table rase en histoire, et cela vaut en particulier pour la politique extérieure, où les pesanteurs du passé s’ajoutent aux données géographiques pour encadrer l’action et limiter les options laissées à chaque génération. Napoléon n’échappe pas plus qu’un autre à ces contraintes. Il est le premier à reconnaître que la politique d’un Etat résulte avant tout de sa géographie, et il a conscience de continuer une histoire de France millénaire –de Clovis au comité de salut public selon sa propre formule-, dont il entend précisément faire la synthèse (2). Mais il est aussi le produit d’une époque radicalement nouvelle, et sa personnalité exceptionnelle le conduit en outre à bousculer les normes habituelles. Rien n’est plus éclairant à cet égard que de comparer l’imagination presque sans bornes du conquérant avec la prudence de son ministre Talleyrand, formé avant la Révolution.
Le cas de l’Allemagne illustre particulièrement bien cette double dimension de l’action napoléonienne, à la fois prédéterminée et innovante. Il montre l’empereur des Français, dès 1804, dans un rôle inconnu aux Capétiens, celui d’un souverain d’occident : si le roi de France était bien « empereur en son royaume » depuis Philippe le Bel au moins, sa domination s’arrêtait aux frontières de celui-ci. Pour l’empereur des nouveaux Francs, au contraire, comme autrefois pour les premiers carolingiens, l’espace germanique (comme celui de l’Italie) n’est plus seulement l’enjeu, le théâtre ou le champ clos de l’action extérieure de la France, il appartient -au moins pour partie- au vaste empire que les destins lui ont confié, et cela presque au même titre que la France elle-même. A l’instar de Charlemagne, Napoléon fait donc partie intégrante de l’histoire de l’Allemagne comme de celle de la France. Mais il ne lui revint pas de réunifier entièrement ce que les siècles avaient divisé, faute de temps peut-être, ou de volonté claire. Le fait est que l’Allemagne demeura plurielle après l’ébranlement napoléonien.
A la vérité l’empereur ne conçut certainement pas d’emblée les grandes dispositions qu’il assure après coup avoir nourries pour la nation allemande (3). Son projet ne se dévoile que peu à peu à ses propres yeux, à mesure que de nouveaux succès militaires l’affranchissent des anciens parapets qui bornaient l’horizon de la diplomatie française traditionnelle. On voit donc se succéder rapidement plusieurs schémas, vite jetés comme autant d’ébauches inachevées. Cela n’implique pas nécessairement l’existence d’un modèle idéal imaginé a priori, mais suppose tout de même que Napoléon se soit toujours fait une certaine idée de l’Allemagne, fondée moins sur l’histoire, trop contraignante et trop médiocre, que sur une raison abstraite assez analogue à celle qui avait inspiré en 1790 les constituants qui refondèrent la France. Cette « idée » ne se dégagea que progressivement de la gangue des réalités, mais elle sous-tend le processus, et s’incarne dans une série de constructions politiques éphémères : les Allemagnes napoléoniennes, ce sont d’abord ces édifices provisoires.

I. Les Allemagnes successives de Napoléon

Dans le laps de temps très court que représente « l’épisode » napoléonien pour l’histoire européenne, les séquences se succèdent très rapidement, l’empereur ne cessant de remodeler le continent au gré de ses victoires successives, et rien n’est jamais stabilisé avant le congrès de Vienne. S’agissant de l’Allemagne, on peut ainsi distinguer en dix ans au moins trois schémas successifs : l’empire germanique recomposé par le Recès de 1803 ; l’Allemagne éclatée des traités de décembre 1805 et juillet 1806 ; puis celle qui voit le jour en 1807 après la défaite prussienne, et qui est plusieurs fois retouchée jusqu’en 1810 ; en attendant celle que redessinent les traités de 1815 et qui, loin de ressusciter l’Allemagne pré-napoléonienne, intègre très largement les acquis des années précédentes.

1) L’Allemagne de 1803

La première mouture de l’Allemagne napoléonienne date en réalité de 1802, mais l’histoire a retenu la date du 25 février 1803 (4). Celle-ci correspond à l’adoption par la « Députation » (commission spéciale) de la Diète, du vaste plan de réorganisation élaboré en juin 1802 par les gouvernements de Paris et de Saint-Pétersbourg, la France et la Russie étant depuis 1779 les deux puissances garantes de l’empire germanique (5). La décision de la Députation, ou « recès » (Hauptschluβ), fut ensuite ratifiée le 24 mars par l’assemblée plénière de Ratisbonne et sanctionnée fin avril par l’empereur germanique François II.
Le Recès, qui entraînait un profond remaniement de l’Allemagne, était une conséquence directe de l’annexion de la rive gauche du Rhin à la République française, héritage des conquêtes révolutionnaires et du programme des frontières naturelles. La Prusse en 1795-1796, par les traités de Bâle et de Berlin, puis l’Autriche en 1797, par le traité de Campoformio, avaient donné leur accord de principe, moyennant quelques restrictions mentales, à cette amputation du territoire germanique (6). Mais il avait été convenu que les princes dépossédés sur la rive gauche seraient indemnisés ailleurs dans l’empire au moyen de sécularisations, c’est-à-dire aux dépens des Etats ecclésiastiques, encore nombreux en Allemagne, contrairement au reste de l’Europe. Le congrès de Rastadt avait confirmé ce principe en 1798, puis le traité de Lunéville l’avait définitivement consacré en février 1801.
L’article 7 de Lunéville stipulait en effet : « Et comme par la suite de la cession que fait l’Empire à la République Française, plusieurs Princes et États de l’Empire se trouvent particulièrement dépossédés en tout ou en partie, tandis que c’est à l’Empire Germanique collectivement à supporter les pertes résultantes des stipulations du présent traité, il est convenu entre Sa Majesté l’Empereur et Roi, tant en son nom qu’au nom de l’Empire Germanique, et la République Française, qu’en conformité des principes formellement établis au congrès de Rastadt, l’Empire sera tenu de donner aux princes héréditaires qui se trouvent dépossédés à la rive gauche du Rhin, un dédommagement qui sera pris dans le sein dudit Empire, suivant les arrangements qui, d’après ces bases, seront ultérieurement déterminés » (7).
Rien n’était dit cependant sur la façon de parvenir à ces arrangements, et la France aurait fort bien pu s’en désintéresser en laissant aux Allemands le soin de s’entendre, ce qui aurait sans doute pris plusieurs décennies et paralysé pour longtemps l’action extérieure de l’Autriche et de la Prusse. C’est peut-être ce qu’aurait fait la diplomatie de l’Ancien Régime, mais une telle option était beaucoup trop machiavélique pour Bonaparte : se trouvant désoeuvré par suite de la paix avec l’Angleterre et de l’achèvement des principales réformes intérieures en France, le Premier consul s’empara avec son énergie coutumière de ce nouveau chantier ouvert à son activité et à son goût de la réorganisation.
C’est donc à Paris que tout se décide, même si on prend soin de consulter Saint-Pétersbourg pour la forme, et de satisfaire quelques demandes d’Alexandre en faveur de ses parents de Bade, de Wurtemberg et de Bavière. On le fait d’autant plus facilement que cela répond tout à fait aux desseins de la politique française, traditionnellement soucieuse de s’appuyer sur les Etats petits et moyens du sud de l’Allemagne et d’éloigner de ses frontières la menace des deux grandes puissances germaniques, la Prusse et l’Autriche.
Au bout du compte, ce qui frappe et porte bien la marque de l’esprit de système de Bonaparte, c’est l’ampleur du remodelage effectué, qui dépasse largement les limites d’une indemnisation. On a profité de l’occasion pour réformer en profondeur le vieil édifice féodal qui heurtait depuis longtemps la raison des lumières : au lieu de séculariser le strict nécessaire pour assurer les compensations promises, on supprime toutes les principautés ecclésiastiques ; et pour faire bonne mesure on médiatise en outre presque toutes les « villes d’empire », demeurées libres jusqu’ici par l’effet d’une autre survivance féodale –seules six d’entre elles (sur 51) échapperont provisoirement à ce sort commun,  Nuremberg, Augsbourg, Francfort, Hambourg, Brême et Lübeck. C’est donc une modernisation révolutionnaire qui s’accomplit, réalisant en quelques mois tout ce que les publicistes éclairés de l’empire demandaient en vain depuis des décennies.
La diplomatie consulaire n’a pas oublié néanmoins les intérêts traditionnels de la France en Allemagne. Les sécularisations et médiatisations rendent disponible une masse de territoires considérable, qu’il s’agit ensuite de répartir. Il y a là de quoi susciter bien des convoitises et les candidats rivalisent d’empressement à Paris, pour le plus grand profit, dit-on, du ministre des Relations extérieures qui ne manque pas cette nouvelle occasion de se faire offrir quelques « douceurs ». Mais le Premier consul veille à avantager surtout ceux qu’il croit ses amis ou espère s’attacher pour l’avenir : avec la Bavière, le Bade et le Wurtemberg, la Prusse est le principal bénéficiaire de la grande distribution, chacun de ces Etats obtenant entre trois et sept fois plus qu’ils n’a perdu. Le roi d’Angleterre lui-même n’est pas oublié : dans l’espoir de conforter la paix, on lui accorde en effet l’évêché d’Osnabrück alors qu’il n’a aucun titre à faire valoir, n’ayant rien perdu sur la rive gauche du Rhin. Aux gains quantitatifs s’ajoutaient des avantages qualitatifs, du fait que les nouvelles possessions venaient en général « arrondir » les anciennes et supprimer des enclaves, donnant aux territoires un caractère beaucoup plus compact que précédemment.
L’Autriche, redevenue l’adversaire principal de la France après la parenthèse de la période 1756-1792, est en revanche le principal perdant de cette opération. L’équilibre de l’Allemagne est globalement modifié à ses dépens, car elle perd les soutiens qu’elle trouvait traditionnellement auprès des villes libres et des princes ecclésiastiques, et voit surgir des rivaux potentiels dans les Etats moyens du sud-ouest, considérablement renforcés. Néanmoins, l’unité théorique de l’Allemagne est préservée. Le Saint Empire demeure, ainsi que ses institutions traditionnelles, Diète et tribunaux d’empire, même si la disparition des électeurs ecclésiastiques et la création de nouveaux électeurs laïcs (Bade, Wurtemberg, Hesse, Salzburg) donne une majorité virtuelle aux protestants dans le collège, faisant planer un doute sur la pérennité de la dynastie des Habsbourg.
La construction de 1803 paraît donc relativement équilibrée. La France a joué un rôle décisif, mais sans en tirer aucun profit direct. La parité entre la Prusse et l’Autriche est consolidée par le renforcement de la première. La Russie s’est vu confirmer son droit d’intervention dans les affaires allemandes, contrepoids non négligeable à l’influence française, d’autant plus qu’elle est directement liée aux trois Etats du sud par des liens de famille. Ces derniers forment bien l’embryon de cette troisième Allemagne espérée depuis longtemps par la diplomatie française, mais non pas un protectorat de la France : les électeurs de Wurtemberg et de Bavière le manifestent du reste ostensiblement l’année suivante, en refusant de venir à Mayence, en septembre 1804, faire leur cour au nouveau Charlemagne. Quant à la Prusse, elle n’a pas cédé aux sirènes de Bonaparte qui lui offrait en 1803 une sorte de condominium sur l’Allemagne (8).
Cet équilibre va se modifier, d’abord insidieusement en 1803-1804, suite à la reprise du conflit avec l’Angleterre, puis brutalement en 1805 lorsque la guerre reprend sur le continent. L’Allemagne, restée neutre entre les deux puissances maritimes, ne tarde pas à subir les effets « collatéraux » de leur affrontement. En juin 1803, c’est l’occupation française du Hanovre : celui-ci appartient certes au roi d’Angleterre, mais il fait aussi partie de l’empire germanique, et qui plus est de cette Allemagne du nord dont la neutralité avait été placée jusqu’en 1801 sous la garantie de la Prusse. Puis l’année 1804 voit se multiplier des incidents graves impliquant plusieurs Etats de l’empire : Bonaparte refusant d’admettre que l’Allemagne puisse servir de base arrière aux agents anglais et aux royalistes, n’hésite pas à ordonner à ses soldats de passer le Rhin pour enlever le duc d’Enghien dans le Bade en mars 1804. Il fait ensuite grand bruit des agissements de plusieurs diplomates-espions britanniques démasqués à Munich (Drake), Stuttgart (Spencer Smith) et Darmstadt. En octobre, il fait enlever l’agent Rumbold à Hambourg, suscitant une vive protestation de la Prusse.
Le tournant décisif se produit à l’automne 1805. Face à la reprise de la guerre entre la France et l’Autriche, la Prusse sauvegarde tant bien que mal sa neutralité. Mais les Etats allemands du sud se trouvent écartelés. Rester fidèle à l’empereur germanique, c’est en effet s’exposer aux coups du puissant voisin de l’ouest ; c’est aussi risquer de perdre les acquis de 1803 en cas de victoire autrichienne autorisant les Habsbourg à annuler ce qu’ils ont admis à contrecoeur l’année précédente. Rester neutre leur est impossible quand la géographie assigne leurs territoires comme champ de bataille naturel aux deux belligérants, et que ceux-ci exigent l’un et l’autre une option claire. Il reste le choix de la France, qu’ils font tous bon gré mal gré à l’automne de 1805. Ils en recueillent les fruits lorsque la victoire d’Austerlitz ouvre une seconde période de bouleversements pour l’empire germanique.

2) L’Allemagne de 1806

Alors que les hostilités s’engageaient déjà en Bavière à l’initiative de l’Autriche, une série de traités d’alliance furent signés en septembre et octobre 1805 entre la France d’une part, la Bavière, le Bade et le Wurtemberg d’autre part (9). Ils promettaient aux princes allemands des gains territoriaux en cas de victoire, Napoléon s’engageant de son côté à ne rien garder pour lui au-delà du Rhin. La victoire acquise, les traités signés à Brünn, Vienne et Presbourg en décembre 1805 récompensèrent très généreusement les alliés de la France (10).
Par suite de ces nouvelles stipulations, la Bavière recevait notamment le Tyrol et le Vorarlberg, ainsi que Lindau et Eichstätt, territoires enlevés à l’Autriche, mais elle médiatisait aussi la ville libre d’Augsbourg et s’adjugeait la principauté prussienne d’Ansbach (objet d’un échange). Toutes ces acquisitions continuaient les « arrondissements » de 1803 et contribuaient à simplifier encore davantage la carte de l’Allemagne du sud. Il en allait de même dans le sud-ouest, où le Wurtemberg et le Bade se partagèrent le Brisgau ci-devant autrichien et médiatisèrent plusieurs enclaves.
Surtout, par le traité de Presbourg, l’Autriche dut reconnaître aux trois électeurs une souveraineté pleine et entière, ainsi que le titre de roi pour Max Joseph de Bavière et Frédéric de Wurtemberg. Même si l’existence du saint empire n’était pas remise en cause dans le principe, il était à l’évidence condamné dans les faits. Les premiers mois de 1806 virent les princes concernés entrer en possession assez brutalement des territoires que les traités leur assignaient -non sans que cela suscitât entre eux diverses querelles et voies de fait que seul l’arbitrage de la France empêcha de dégénérer en conflit ouvert. Il restait surtout à tirer les conséquences de ces bouleversements pour l’institution impériale elle-même.
L’empire germanique étant vidé de sa substance, que pouvait-on lui substituer ? Au cours des six premiers mois de 1806, c’est encore à Paris que s’élabora une nouvelle structure, au cours de négociations qui se prolongèrent et menaçaient de s’enliser lorsque Napoléon décida de brusquer les choses. Il dut en vérité forcer la main à ses alliés, peu soucieux de se lier à nouveau alors qu’ils venaient de rompre des liens séculaires avec l’empereur germanique, pour les conduire à signer le traité créant la Confédération du Rhin (12 juillet 1806) (11). Quelques semaines plus tard, l’empereur François II déposa la couronne allemande. La fin de ce Reich prestigieux, fondé en 962 par Othon le Grand, passa presque inaperçue en Allemagne.
Napoléon, qui avait refusé de prendre lui-même la couronne d’empereur germanique, comme le lui suggérait l’archichancelier Dalberg –dans l’espoir de sauver ainsi le saint empire-, se contenta du titre de Protecteur de la Confédération du Rhin. Il précisa de la façon la plus claire, dans une lettre au Prince Primat du 11 septembre, qu’il n’empièterait nullement sur l’indépendance des Etats membres : « Nous n’entendons en rien nous arroger la portion de souveraineté qu’exerçait l’empereur d’Allemagne comme suzerain. Les princes de la Confédération du Rhin sont des souverains qui n’ont point de suzerain ». Celle-ci ne représentait donc pas une entité allemande de substitution, supérieure aux Etats. Certes, le traité n’avait pas rompu aussitôt tous les liens entre ces derniers, puisqu’il faisait de l’ex-archichancelier Dalberg un « Prince Primat » et laissait entrevoir une constitution fédérale : mais c’était pour la forme, et la fédération ne devait jamais voir le jour. L’essentiel était bien la rupture avec le Saint Empire, et la souveraineté pleine et entière reconnue aux Etats confédérés. Pour la première fois depuis près d’un millénaire, il n’y avait plus officiellement de « nation » allemande (12). Le droit était mis en accord avec le fait, les Allemagnes coupaient les dernières amarres pour voguer chacune de son côté.
Qu’était-ce alors que cette confédération ? En pratique elle se réduisit à une simple alliance militaire, assez comparable à ce que devait être l’OTAN au XXe siècle, avec une superpuissance servant de leader, mais dans le respect de l’indépendance de chacun, dès lors que les obligations militaires inscrites dans le traité étaient convenablement remplies –et elles le furent scrupuleusement. Comme l’OTAN, la confédération germanique ne cessa de s’étendre au fil des ans à de nouveaux membres, passant de 16 adhérents en 1806 à plus de trente en 1808, y compris de nombreux Etats fort éloignés du Rhin, comme la Saxe ou le Mecklembourg. Néanmoins, elle ne coïncida jamais avec l’ancien empire germanique. Les deux grandes puissances allemandes, Autriche et Prusse en restèrent exclues -bien que la Prusse eût demandé plus tard à y adhérer. L’alliance fut même principalement dirigée contre ces dernières. Née de la victoire commune sur l’Autriche en 1805, elle fonctionna dès 1806 contre la Prusse, puis en 1809 contre l’Autriche, et encore pendant la plus grande partie de l’année 1813. Elle correspondait donc bien à cette troisième Allemagne souvent théorisée par la diplomatie française, et dont Sieyès avait notamment repris le projet sous le Directoire.
Quant à Napoléon, on peut observer qu’il ne tint pas exactement sa promesse de se maintenir lui-même en deçà du Rhin. Il s’était déjà fait donner par le Bade une tête de pont à Kehl, en décembre 1805. Puis il se fit céder par la Bavière et la Prusse divers territoires qu’il réunit en 1806 pour former un Etat satellite de la France, le grand-duché de Berg (capitale Düsseldorf), confié à Murat : même si celui-ci reste formellement indépendant, l’empereur devient de fait, par ce biais, un acteur direct de la politique allemande. Cette tendance allait se renforcer considérablement par suite des traités de Tilsit.

3) L’Allemagne de 1807

Le troisième avatar de l’Allemagne napoléonienne peut apparaître largement comme le produit d’un hasard : l’attaque inattendue de la Prusse, en septembre 1806, donna le signal à la guerre de la quatrième coalition, terminée par la victoire décisive remportée à Friedland sur les Russes en juin 1807. Puis les traités signés à Tilsit avec la Russie et la Prusse, en juillet 1807, remodelèrent encore une fois la carte germanique.
Pour soudaine qu’elle ait été, la « révolte » prussienne n’avait pourtant pas surgi du néant. Elle résultait d’une lente maturation, où l’enjeu allemand avait eu le rôle principal, Berlin se résignant mal à la montée en puissance de ses voisins du sud et à la naissance sur ses frontières d’une vaste confédération sous influence française. Sa mauvaise humeur s’était déjà exprimée plusieurs fois, de la protestation relative à la violation de la neutralité d’Ansbach en novembre 1805 aux incidents de voisinage avec le grand-duché de Berg en 1806. La Prusse essaya de sauvegarder au moins sa prépondérance dans le nord de l’Allemagne, et peut-être d’annexer le Hanovre que les Français lui avaient laissé en dépôt un an plus tôt. On envisagea une confédération du nord, sous direction prussienne, qui aurait balancé celle du Rhin. Mais Napoléon n’était plus disposé à partager l’influence en Allemagne : il s’opposa formellement à ce que Hambourg et les villes maritimes entrent dans un tel système. Puis il envisagea, lors des négociations franco-anglaises de l’été, de restituer le Hanovre à l’Angleterre si c’était le prix à payer pour faire la paix avec elle. La Prusse se voyait donc refoulée progressivement vers l’est, et sa défaite ne fit qu’accélérer le processus.
La paix de 1807 se caractérise en effet par l’exclusion de la Prusse, rejetée au-delà de l’Elbe, bien loin du Rhin. Toutes ses acquisitions du Recès de 1803 sont perdues, Münster, Paderborn, Erfurt, Goslar, Bayreuth, mais aussi de vieilles provinces possédées depuis des siècles, en Westphalie notamment (Minden et le comté de Mark). Elle doit renoncer à la Frise orientale et même à la Vieille Marche de Stendal, noyau originel de la Marche de Brandebourg. Enfin Napoléon refusa de lui rendre la place de Magdeburg, malgré la rose offerte -ou acceptée- par la reine Louise (13). Il exigea même la partie du rayon de la forteresse située à la rive droite de l’Elbe. Dans le système de 1807, la Prusse cesse en réalité d’appartenir à l’Allemagne, sans qu’on lui donne pour autant la chance d’incarner la puissance orientale qu’elle faillit plusieurs fois devenir au cours de son histoire : en l’amputant aussi de ses provinces polonaises, on ne laisse subsister de son territoire qu’un moignon biscornu et peu viable, réduit au Brandebourg, à la Poméranie, à la Prusse orientale et à la Silésie.
Quant à Napoléon, il dispose à nouveau d’une masse importante de territoires allemands à redistribuer, non seulement ceux qu’il enlève à la Prusse, mais aussi ceux des Etats rayés de la carte pour avoir pris le parti de celle-ci en 1806, la Hesse-Kassel et le duché de Brunswick ; ainsi que l’électorat de Hanovre autrefois anglais, naguère confié à la garde de la Prusse, désormais rentré en possession de la France par droit de conquête. De la plupart de ces territoires, Napoléon compose un nouvel Etat, le royaume de Westphalie, avec Kassel pour capitale, qu’il remet à son frère Jérôme à la fin de l’année 1807.
Ce n’est pas tout néanmoins. La guerre maritime continuant, sous la forme du blocus continental proclamé précisément à Berlin l’année précédente, il est hors de question de rendre son indépendance à l’Allemagne du nord conquise à l’automne 1806. Les troupes françaises continuent d’occuper, en principe jusqu’à la paix, les villes hanséatiques et presque toute la bordure côtière de la mer du Nord ; Dantzig devient un point d’appui français dans la Baltique, et le coeur de la Prusse, avec Berlin, reste également occupé jusqu’à la fin de 1808, tandis que les grandes places fortes de l’Oder ne cesseront plus de l’être jusqu’en 1813. En outre, Napoléon conserve en propre, au coeur de l’Allemagne, quelques « territoires réservés », Erfurt et Bayreuth notamment. L’Allemagne devient clairement à ce stade, à titre provisoire au moins, un protectorat français. Les annexions douanières décidées à la fin de l’année 1810, et qui portent l’empire français, au-delà des Bouches-de-l’Elbe, jusqu’aux rives de la Baltique, en poussent la démonstration jusqu’à la caricature.
Cela n’empêche pas Napoléon de poursuivre parallèlement son entreprise de remodelage territorial, à des fins qui ne sont pas strictement liées à sa guerre contre l’Angleterre. En 1810, il retouche de nouveau la carte de l’Allemagne centrale et méridionale, obtenant du Prince Primat qu’il cède Ratisbonne à la Bavière en échange de la ville de Francfort ; c’est à la fois la suppression d’une enclave pour la Bavière, et la formation d’un nouvel Etat de bonne taille, le grand-duché de Francfort, grâce à la réunion de la ville elle-même, ainsi médiatisée, avec la principauté d’Aschaffenburg voisine, déjà possédée par Dalberg. La même année, l’empereur rétrocède Bayreuth au roi de Bavière, moyennant une indemnité. Mais il révise aussi plusieurs fois les frontières du royaume de Westphalie du côté du nord et de l’ouest –dans un souci principalement douanier il est vrai.
L’entreprise de rationalisation ne s’arrête pas à l’arpentage. Elle passe aussi, pour un Napoléon qui se montre là plus idéologue qu’on ne l’attendrait peut-être, par le prosélytisme juridique. Celui-ci s’incarne notamment dans le programme des Etats modèles. Cette notion sous-tendait déjà, en 1806, les instructions concernant le grand-duché de Berg, où Murat est prié de moderniser au plus vite la société et d’introduire les institutions françaises, à commencer par le code civil (14). Mais elle se précise et renforce avec la création du royaume de Westphalie.
Le nouveau laboratoire est plus vaste, puisque deux millions d’habitants sont concernés. Beaucoup d’entre eux sont en outre d’anciens sujets du royaume de Prusse, l’Etat qui passait avant la Révolution française pour le mieux administré d’Europe : il s’agit de se les attacher et de faire en sorte qu’il ne regrettent pas leurs anciens souverains, mais aussi de démontrer la supériorité morale du modèle français à l’ensemble de l’Europe, ainsi que Napoléon l’écrit à Jérôme en lui adressant le texte de la constitution westphalienne, à laquelle il a veillé personnellement de très près. « Cette manière de gouverner sera une barrière plus puissante, pour vous séparer de la Prusse, que l’Elbe, que les places fortes et que la protection de la France. Quel peuple voudra retourner sous le gouvernement arbitraire prussien quand il aura goûté les bienfaits d’une administration sage et libérale ? » (15). Napoléon insiste particulièrement sur l’introduction de son code, qui doit entrer en vigueur dès le 1er janvier 1808 (16). Une série de réformes s’ensuivront en effet, qui moderniseront profondément les régions concernées, même si les exigences financières de la France et le souci de ménager l’ancienne noblesse en modérèrent un peu les effets (17). La Prusse voisine ne s’y trompa point, qui engagea la seconde vague de ses réformes, sous la direction de Hardenberg, en s’inspirant largement de l’oeuvre réalisée par Napoléon, en Westphalie d’une part, dans le duché de Varsovie d’autre part : ces deux Etats étaient trop proches de ses frontières et trop liés à son passé récent pour qu’elle n’ait pas à redouter l’attraction qu’ils pouvaient exercer sur ses propres sujets.
Outre Berg et la Westphalie, les institutions françaises furent introduites à partir de 1810 dans le grand-duché de Francfort, dirigé nominalement par Dalberg, mais de fait par des fonctionnaires français. Il était du reste prévu que le prince Eugène succéderait un jour au Prince Primat. Elles furent aussi mises en oeuvre brièvement dans les départements hanséatiques, annexés en décembre 1810.
Napoléon aurait volontiers étendu cette modernisation (ou francisation) juridique de l’Allemagne en entraînant à sa suite les souverains de la Confédération du Rhin. Ces derniers se trouvaient en effet confrontés à la nécessité d’unifier juridiquement leurs nouveaux territoires, soumis précédemment à une foule de coutumes diverses, et l’adoption pure et simple du code civil aurait sans doute facilité leur tâche. Mais la plupart d’entre eux se montrèrent très réticents, soucieux qu’ils étaient de marquer leur indépendance tant à l’égard du Protecteur que de leurs voisins. Seul le Bade s’y prêta, introduisant une version légèrement adaptée du Code Napoléon. Le Wurtemberg préféra édicter son propre code, en s’inspirant de ses traditions (18). La Bavière et les autres Etats se montrèrent encore moins empressés (19).
L’Allemagne de 1807, retouchée en 1810, demeure donc imparfaite au vu d’un projet qui s’est nettement précisé depuis 1803 : celui non pas d’unifier tout l’espace germanique, mais bien de doter la partie considérable qui se trouve sous le contrôle direct de la France, d’Etats modernes et forts. Si la simplification territoriale, condition préalable, est à peu près achevée, on est encore loin de compte pour les institutions. De ce point de vue, la persistance de la guerre, si elle joue le rôle d’un moteur du fait des exigences sans cesse accrues à l’égard d’alliés toujours plus sollicités, aboutit aussi à freiner le processus quand la nécessité de parer au plus pressé offre un prétexte commode pour différer certaines réformes délicates. Mais cette Allemagne inachevée représente tout de même un progrès considérable par rapport au conglomérat pré-napoléonien : la preuve en est que personne ne songea vraiment, en 1815, à la remettre en cause. On lui rendit toutefois l’unité symbolique dont elle avait été privée en 1806, et surtout l’on réintégra dans son sein les deux puissances que Napoléon en avait exclues. Moyennant ce ravalement, l’Allemagne napoléonienne allait perdurer pour une grande part.

II. Les Allemagnes et l’héritage napoléonien

1) La recomposition de 1815

La question allemande est centrale lors du Congrès de Vienne. Non seulement l’Acte final du 9 juin 1815 y consacre 50 articles sur 117, mais un document annexe comptant vingt articles supplémentaires, et daté du 8 juin (bien qu’adopté en réalité le 10), organise en détail le fonctionnement de la Confédération germanique. D’autres instruments suivront, notamment les règlements adoptés à Vienne en mai 1820 après de longues tractations (20). L’enjeu était en effet capital, chacun mesurant que l’avenir de la paix européenne dépendait de la stabilité de l’Allemagne. On le vit bien lors des épisodes qui opposèrent en particulier l’empereur Alexandre et le chancelier Metternich, à l’automne 1814, à propos de la future carte allemande, et notamment du sort de la Saxe, revendiquée par la Prusse avec le soutien de la Russie. Cet affrontement impliqua également les autres puissances, et le ministre anglais Castlereagh se servit habilement de la présence de Talleyrand et de l’épouvantail français pour ramener les puissances de l’est à la raison.
Pour les négociateurs de Vienne, il s’agissait, assurait-on, de fermer la parenthèse révolutionnaire et de restaurer le statu quo ante, en application notamment du principe de légitimité. Dans le cas de l’Allemagne, on demeura pourtant loin du compte. Certes, le royaume de Westphalie cessant d’exister, il fut aisé de restituer leurs anciens Etats au landgrave de Hesse-Kassel et au duc de Brunswick ; le roi d’Angleterre recouvra de même son électorat de Hanovre. Quant à la Prusse, elle s’était vu reconnaître d’avance le droit de retrouver son extension maximale de 1805, ce qui impliquait la restitution de toutes ses anciennes possessions situées à l’ouest de l’Elbe : la plupart de celles-ci étant demeurées dans des mains françaises, à Düsseldorf, en Westphalie, ou sur la rive gauche du Rhin, il n’y eut guère de problème. On rendit également leur indépendance aux villes hanséatiques, qui n’avaient pas été médiatisées par des princes allemands, mais étaient demeurées sous l’autorité directe de la France ; ainsi qu’à Francfort, reprise au Primat Dalberg.
Pourtant le principe de remise en l’état antérieur se heurtait à un certain nombre d’obstacles. Et d’abord le fait que la coalition avait promis, à l’automne 1813, de laisser aux souverains de la Confédération du Rhin les territoires qu’ils possédaient alors, sauf à les en dédommager. Si la fidélité prolongée du roi Frédéric-Auguste de Saxe à Napoléon autorisa les alliés à le dépouiller de la moitié de son héritage, on ne pouvait agir de même avec les princes qui avaient rallié à temps la bonne cause –en dépit des imprécations de Stein qui aurait détrôné volontiers tous ces « traîtres à la patrie allemande ».
Certes, en dehors de quelques idéalistes, nul ne songeait à rétablir les villes d’empire et les principautés ecclésiastiques incorporées depuis 1803, 1806 ou 1810 aux Etats moyens. Et si l’on reniait le traité de Lunéville pour ce qui concernait les rapports avec la France et la rive gauche du Rhin, on se garda bien de remettre en cause ce qui en avait été la conséquence directe, la nouvelle carte issue du Recès de 1803 : celui-ci n’avait-il pas été cautionné alors par toutes les puissances ? Mais d’autres problèmes se posaient : la Bavière détenait Ansbach, ci-devant prussienne, ainsi que Salzburg et le Tyrol naguère autrichiens. On y remédia par de nouveaux échanges que Napoléon lui-même n’aurait pas désavoués, tant ils s’inspiraient des principes qu’il avait mis en oeuvre : la Bavière conserva Ansbach, tandis que la Prusse obtenait des compensations en Westphalie ; elle restitua Salzburg et le Tyrol à l’Autriche, obtenant en échange Würzburg et Aschaffenburg qui l’arrondissaient harmonieusement vers le nord.
Il fallut enfin régler le sort de la rive gauche du Rhin enlevée à la France. La Bavière y recouvra son ancien Palatinat, et la Prusse ses possessions de Gueldre. Quant à la poussière de petites principautés laïques ou ecclésiastiques qui en avaient formé la plus grande partie avant 1789, elles furent partagées entre la Bavière, la Hesse et surtout la Prusse, désormais préposée à la « garde du Rhin ». Là réside la grande différence entre la carte de l’Allemagne napoléonienne et celle de 1815 : le glissement spectaculaire de la Prusse vers le Rhin, voulu par l’Angleterre et accepté par Talleyrand, qui rompait là sans remords apparent avec la politique qu’il avait mise en oeuvre sous le Consulat, lorsqu’il s’appliquait à éloigner de la frontière française tout autant la Prusse que l’Autriche. Cette dernière s’abstint, en revanche, de revenir à l’ouest : elle renonça non seulement à ses anciens Pays-Bas, rattachés à la Hollande, mais aussi à ses possessions de Souabe, qui restèrent partagées entre le Bade et le Wurtemberg.

2) L’Allemagne post-napoléonienne

La construction de Vienne se distingue d’emblée sur un point du dernier avatar de l’oeuvre napoléonienne : la résurrection d’une entité de droit international portant le nom d’Allemagne. A la « Confédération du Rhin » (Rheinischer Bund), assemblage partiel et relativement lâche, succède en effet la « Confédération germanique » (Deutscher Bund), qui intègre tous les territoires ayant appartenu à l’ancien empire, à l’exception de Liège ou de régions dont l’appartenance était depuis longtemps purement symbolique, cantons suisses, Bourgogne ou fiefs d’Italie du nord. On notera cependant que l’Autriche et la Prusse n’en font partie que pour une partie de leurs possessions –comme au temps du Saint empire-, ni l’Italie ni la Hongrie ni les régions situées à l’est de l’Oder n’étant comprises dans la Confédération. On relèvera aussi le choix de ne pas rétablir un empire (Reich), mais de s’en tenir à la formule plus modeste du Bund, en conservant l’appellation introduite en 1806. L’Autriche ne souhaitait pas vraiment reprendre un titre impérial électif ressenti comme un fardeau ; la Prusse, jalouse de sa parité toute neuve, n’entendait pas reconnaître de prééminence à son rival ; enfin la plupart des Etats membres souhaitaient préserver leur indépendance. Et personne n’imaginait de ressusciter la lourde machine de l’ancienne constitution impériale. Conformément à ce qu’avait stipulé d’avance l’article 6 du traité de Paris du 30 mai 1814, « les Etats de l’Allemagne [étaient] indépendants et unis par un lien  fédératif » (21). Cette construction se plaçait donc dans le droit fil de celle que Napoléon avait suscitée.
Si la Confédération compte encore 39 Etats, de dimension très inégale, on est loin, après dix années de remaniements, des quelque trois cents membres de l’ancien empire germanique. L’entreprise de promotion des souverains moyens se poursuit par la distribution généreuse de nouveaux titres : le Hanovre se hisse au rang des royaumes de création napoléonienne, rejoignant le Wurtemberg, la Bavière et la Saxe, tandis que le Mecklembourg, l’Oldenbourg et la Saxe-Weimar deviennent à leur tour des grands-duchés comme le Bade et la Hesse-Darmstadt qui l’étaient depuis 1806.
Quelques sous-ensembles se dessinent assez nettement dans l’Allemagne de 1815. D’abord les deux puissances, Autriche et Prusse. La première conserve la présidence à titre honorifique, mais tout en veillant jalousement au maintien de ses prérogatives, elle paraît devenue plus alpine qu’allemande et ses intérêts italiens la détournent du Rhin. Quant à la Prusse, elle semble désormais dédoublée, physiquement et moralement, entre ses provinces traditionnelles, où domine encore la féodalité, malgré l’abolition du servage, et le vaste domaine qu’elle vient d’acquérir à l’ouest, mi-rhénan, mi-westphalien. Ces nouveaux territoires, profondément marqués de l’empreinte française, obtiennent de conserver le code civil et autres institutions napoléoniennes (« droit rhénan »). Ils disposent d’une bourgeoisie éclairée, et connaissent un développement industriel qui ne cessera de s’accélérer. Cet apport va transformer la Prusse et lui donner les moyens de prendre bientôt la tête de l’Allemagne.
Les Etats moyens du sud, en dépit de ce qui les distingue entre eux, conservent des traits spécifiques liés à leur appartenance passée à la Confédération du Rhin. Ils se dotent tous avant 1820, seuls alors en Allemagne, de constitutions libérales inspirées de la Charte de 1814. Ils conservent un certain penchant pour la France, nourri de l’égale défiance qu’ils nourrissent pour les deux puissances germaniques. Lorsque celles-ci agissent de concert, ils ne disposent plus en effet que d’une liberté surveillée au sein de la Confédération, comme on le voit lorsque s’abat sur l’Allemagne, après 1819, le régime policier dicté par Metternich et accepté par la Prusse. Ils n’ont plus comme autrefois de recours extérieur, la constitution germanique leur interdisant de signer des accords internationaux dirigés contre un autre Etat confédéré. Du coup, la domination napoléonienne se révèle a posteriori moins lourde. Les peuples s’y trompent encore moins que les souverains, et il faudra encore bien des années pour que le sentiment national allemand l’emporte dans ces régions sur la détestation du Prussien et de l’Autrichien.
Il faudrait enfin mettre à part toute une Allemagne du nord tournée vers la mer et vers l’Angleterre. Cette dernière a obtenu en effet d’agrandir le Hanovre, désormais royaume, d’un certain nombre de territoires cédés par la Prusse (Lingen, Hildesheim, Goslar et surtout la Frise orientale) : de la sorte, elle peut contrôler directement les estuaires qui donnent accès au coeur de l’espace germanique, ainsi qu’une bonne partie du rivage de la mer du Nord, le reste revenant à ses amis de Hollande et de Hambourg. Tout se passe comme si l’Angleterre, à présent libre d’inonder l’Allemagne de ses produits à bon marché, avait jugé bon de tenir solidement la ligne où Napoléon apostait naguère les douaniers chargés de l’exécution du blocus continental.

Conclusion

L’Allemagne de Vienne offre donc une image contrastée. Celle de la défaite napoléonienne si l’on considère la substitution d’un condominium anglo-austro-prussien à la domination française. Mais aussi le maintien d’une oeuvre de transformation très profonde, qui ne sert pas les intérêts de la France à moyen terme, mais pose les bases d’une Allemagne radicalement nouvelle, qu’il suffira un jour de couronner symboliquement pour refonder un empire vraiment national.
Il faut reconnaître par ailleurs que Napoléon avait fourni à nombre d’Allemands, lors des guerres de libération, le ferment d’une haine commune dirigée contre lui-même, contre son système et contre la France, ainsi que cette épopée primitive sans laquelle il n’est pas de conscience nationale. Bon gré mal gré, par ses qualités d’organisateur d’abord, par les effets négatifs de sa démesure ensuite, Napoléon fut bien le précurseur de l’unité nationale de l’Allemagne. « Au début était Napoléon », résume à juste titre le grand historien allemand Thomas Nipperdey (22).

Agrégé de l’université, Michel Kerautret a notamment publié La France napoléonienne. Aspects extérieurs (1799-1815), Seuil, coll. « Nouvelle histoire de la France contemporaine », en collab. avec Roger Dufraisse, et trois volumes de Grands traités du Consulat et de l’Empire, Nouveau Monde / Fondation Napoléon, avec le soutien du ministère des Affaires étrangères

Nous remercions les éditions Fayard de leur aimable autorisation de mettre en ligne le texte de l’intervention de M. Kérautret, issu de la publication des actes du colloque international « Napoléon et l’Europe. Regards d’historiens » organisé par le ministère des Affaires étrangères et la Fondation Napoléon en novembre 2004.

Notes

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1. L'expression, qui remonte au moins au XVe siècle, se trouve notamment chez Commynes. Cf. Albert Sorel, L'Europe et la Révolution française, t. 1, Plon, 1887, p. 225.
2. Lettre de Napoléon à son frère Louis du 21 décembre 1809, in Félix Rocquain, Napoléon Ier et le roi Louis, Paris, 1875, p. 229.
3. Selon ce qu'il déclare à Las Cases le 19 novembre 1816. Mémorial de Sainte-Hélène (édition Dunan), Paris, Flammarion, 1951, t. 2, p. 611.
4. Michel Kerautret, « Le Recès de l'empire germanique », Revue Napoléon, n° 13, 2003, p. 39-46.
5. Lors du traité de Teschen, la Russie avait en effet pris la place de la Suède, co-garante depuis 1648, mais désormais hors d'état de tenir son rang. Le texte du projet franco-russe est reproduit dans Michel Kerautret, Les grands traités du Consulat, Paris, Nouveau Monde / Fondation Napoléon, 2002, p. 256-266.
6. Ibid., p. 21-22, 47-48 et 100.
7. Ibid., p. 167.
8. En particulier en juillet 1803, lors de son entretien à Bruxelles avec Lombard, conseiller intime de Frédéric-Guillaume III. Paul Bailleu, Preuβen und Frankreich von 1795 bis 1807, t. 2, Leipzig, 1887, p. 183-192.
9. Michel Kerautret, Les grands traités de l'Empire (1804-1810), Paris, Nouveau Monde / Fondation Napoléon, 2004, p. 85-93 et p. 98-102.
10. Ibid., p. 111-126 et 131-142.
11. Ibid., p. 205-226. Cf. Roger Dufraisse, article « Confédération du Rhin », dans le Dictionnaire Napoléon, sous la direction de Jean Tulard, nouvelle édition, Paris, Fayard, 1999.
12. Rappelons que, selon l'intitulé officiel, l'empereur germanique était un « empereur romain de nation allemande » (Römischer Kaiser deutscher Nation).
13. Il existe plusieurs variantes de cette anecdote fameuse. Selon la version donnée par Napoléon à Las Cases le 16 juin 1816, la reine se serait fait prier pour accepter la rose offerte : « Oui, mais au moins avec Magdebourg ! », Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., t. 1, p. 737.
14. Le maréchal grand-duc s'exécuta avec zèle, comme le montre Roger Dufraisse, « Murat et le grand-duché de Berg », Cavalier et roi, n° 31, 2000, p. 24-52. Son oeuvre fut poursuivie par Beugnot, sous le contrôle direct de Paris, lorsque Murat eut été muté à Naples. Cf. Charles Schmidt, Le Grand-Duché de Berg 1806-1813, Paris, 1905.
15. Lettre à Jérôme du 15 novembre 1807 (Correspondance de l'empereur Napoléon Ier, n° 13 361). Le texte de la constitution est publié sous le numéro 13 362.
16. Seconde lettre à Jérôme du 15 novembre 1807. Ibid., n° 13 363.
17. Nombreux textes dans Klaus Rob (éd.), Regierungsakten des Königreichs Westfalen 1807-1813, Munich (Oldenbourg), 1992. L'ouvrage fondamental demeure celui de Helmut Berding, Napoleonische Herrschafts und Gesellschaftspolitik im Königreich Westfalen 1807-1813, Göttingen, (V 1 R), 1973. Cf. Jean Tulard, « Siméon et l'organisation du royaume de Westphalie », Francia, 1973, p. 557-568 ; J.-O. Boudon, « L'exportation du modèle français dans l'Allemagne napoléonienne : l'exemple de la Westphalie », in Jean-Clément Martin (dir.), Napoléon et l'Europe, Rennes, PUR, 2002, p. 103-114 ; Xavier Abeberry Magescas, « Le royaume de Westphalie napoléonien, tentative d'instauration d'un État-modèle », Revue du Souvenir napoléonien, n° 450, 2004, p. 39-48.
18. Michel Kerautret, « Napoléon, Frédéric et la naissance du Wurtemberg moderne », in Nathalie Petiteau (dir.), Voies nouvelles pour l'histoire du Premier Empire, Paris, La Boutique de l'Histoire, 2003, p. 75-98.
19. Paul Weinacht, « Les États de la Confédération du Rhin face au Code Napoléon », in Jean-Clément Martin (dir.), Napoléon et l'Europe, Rennes, PUR, 2002, p. 91-101.
20. Le texte final se trouve dans Michel Kérautret, Les grands traités de l'Empire (1811-1815), op. cit., p. 200-260. L'acte de confédération germanique est reproduit par J. de Clercq, Recueil des traités de la France, t. 2, Paris, 1864, p. 556-567. Pour la version allemande et le règlement de 1820, E. F. Huber, Dokumente zur deutschen Verfassungsgeschichte, t. 1, Stuttgart, Kohlhammer, 1961, p. 75-90.
21. Michel Kérautret, Les grands traités de l'Empire (1811-1815), op. cit., p. 150.
22. « Am Anfang war Napoleon », Thomas Nipperdey, Deutsche Geschichte 1800-1866, München, 1983, p. 11.

Titre de revue :
Revue du Souvenir napoléonien
Numéro de page :
324-339
Mois de publication :
novembre
Année de publication :
2004
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