Napoléon Ier et l’Europe

Auteur(s) : BOUDON Jacques-Olivier
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La domination de Napoléon sur l'Europe qui ne cesse de croître au fil des conquêtes a conduit à s'interroger sur les motifs qui guidaient sa politique expansionniste, d'autant mieux que celle-ci ne semblait pas répondre à un plan précis d'annexions. Napoléon lui-même a quelque peu brouillé les pistes, en se présentant à Sainte-Hélène comme favorable à l'unité européenne. Mais s'il s'engage dans cette voie, ce n'est pas le fruit du hasard. Enfant des Lumières, il a eu vent des projets de paix universelle qui envisageaient la formation d'une Europe unie. Il sera évidemment intéressant de faire la part des choses pour tenter de comprendre de quelle manière, avant Sainte-Hélène, Napoléon avait eu une vision européenne.
Ce thème a fortement marqué les esprits et depuis sa mort, c'est une dimension récurrente de son oeuvre qui est mise en valeur. Ainsi, dès 1826, Alexandre Doin dans un ouvrage intitulé Napoléon et l'Europe, montre que Napoléon avait les armes pour parachever l'unité européenne : « Quelles que fussent les idées de Napoléon, il était à la tête du siècle et marchait avec l'Europe nouvelle contre l'Europe ancienne » (1). Doin oppose en fait l'Europe des peuples à l'Europe des rois, mais reproche à Napoléon d'avoir abandonné les peuples pour se rapprocher des rois, ce qui causa, à ses yeux, sa perte. « Du moment que Napoléon rétablit les distinctions nobiliaires, la grande réformation politique de l'Europe devint impossible. Napoléon marchant dans le sens des rois, la guerre ne pouvait avoir d'autre résultat que quelque dépossession, quelque changement de dynastie » (2).
Cette analyse montre l'ambivalence de la politique de Napoléon, qui ne sut jamais suivre une ligne continue dans sa politique européenne. Mais il est vrai aussi qu'il dut tenir compte d'un contexte en constante évolution. Napoléon a-t-il eu une vision européenne, au-delà de sa soif d'expansion ? Certes, il faut se garder de tout anachronisme et de toute vision téléologique de l'histoire. À cet égard, ne cherchons pas sous l'Empire un modèle de la construction européenne opérée au XXe siècle, mais en revanche on peut s'interroger sur l'évolution de sa vision de l'Europe. N'est-elle pas le signe d'un esprit lui-même en mutation, homme des Lumières, nourri de culture antique, qui s'ouvre, au contact des peuples, à la question des nationalités ?

L’extension de l’Europe napoléonienne

La construction de l'Europe ne répond donc pas à un plan uniforme, établi préalablement et que Napoléon aurait suivi à la lettre (3). L'empereur s'adapte au gré des conquêtes. Il doit tout d'abord tenir compte de l'héritage de la Révolution. Celle-ci a élaboré la théorie des « frontières naturelles », défendue par Danton, devant l'assemblée législative, en 1792 et que Napoléon Bonaparte intègre dans un premier temps. Elle conduit à défendre la frontière du Rhin, objet des débats autour de la paix de Lunéville en 1801 (4). Mais ce cadre des frontières naturelles est très vite dépassé lorsque le Premier consul intègre à la France le Piémont, situé de l'autre côté des Alpes (5). Néanmoins les annexions restent pour l'heure limitées, Napoléon préférant conserver, en l'adaptant, la formule des États satellites inaugurée par le Directoire.

Car le Consulat hérite aussi d'une tradition de protection des « républiques soeurs », constituées pour l'essentiel sous le Directoire, en Hollande, Suisse et Italie, avec une justification idéologique, fondée sur l'exportation par la France de ses idéaux révolutionnaires vers des États plus ou moins marqués par le despotisme (6). À l'arrivée au pouvoir de Bonaparte, ces républiques soeurs ont été chahutées par la guerre de la 2e coalition, mais elles se reconstituent pour l'essentiel, Bonaparte conservant donc ces États satellites calqués sur le modèle français, avant de les réorganiser, en deux temps. En janvier 1802, il dirige la refonte de la République italienne à Lyon et s'en fait proclamer président. En 1803, il s'insinue dans les affaires helvétiques et s'impose comme protecteur de la Confédération helvétique, de même qu'il garde un oeil sur la République batave où les représentants français, Sémonville en tête (7), sont intervenus dès 1801, pour assurer un contrôle sur les pouvoirs publics avec la rédaction d'une nouvelle constitution (8). Mais en la matière, le Consulat se situe finalement dans le droit fil de la politique amorcée par le Directoire. Dans un second temps, ces républiques sont conduites à évoluer dans leurs institutions, au gré des changements intervenus en France. Elles se transforment finalement en royaumes, confiés à des membres de la famille impériale : Eugène de Beauharnais devient vice-roi d'Italie en 1805, Louis roi de Hollande en 1806.
Parallèlement la reprise de la guerre sur le continent modifie la donne puisque, au lendemain du traité de Presbourg, l'espace allemand est remodelé avec la création du grand duché de Berg confié au beau-frère de Napoléon, Murat (12 juillet 1806), au moment même où en Italie, la conquête de Naples ouvrait la voie à la formation d'un royaume confié à Joseph (mars 1806). Cette politique prolonge la pratique inaugurée en 1805. On passe ainsi d'un système d'États satellites à un système de royaumes dirigés par des membres de la famille impériale.

Une nouvelle étape est franchie en 1807, au lendemain de la guerre de la 4e coalition. Le traité de Tilsit entraîne en effet le démembrement d'une partie de la Prusse et la constitution du royaume de Westphalie, réservé au dernier frère de Napoléon, Jérôme Bonaparte. Enfin en 1808, la conquête de l'Espagne s'accompagne de la formation d'un royaume, confié à Joseph, qui épouse le même modèle. Ce qui caractérise ces États, apparemment autonomes, c'est qu'ils changent de souverain et adoptent une nouvelle constitution. Napoléon a incontestablement cherché à établir en Europe un système dynastique, en étendant les rameaux de la famille Bonaparte, appelée à former le lien politique entre les diverses composantes de l'Empire.

Mais cette pratique n'est pas systématique. Dans le même temps en effet, l'extension de l'influence napoléonienne se traduit aussi par la satellisation d'États qui, sans être conquis militairement, passent de fait sous la domination française. C'est particulièrement vrai en Allemagne – l'exemple le plus notable étant la Bavière – où Napoléon s'appuie sur la Confédération des États du Rhin, fondée en 1806 et dont il est le protecteur. La plupart des États qui en sont membres conservent leur souverain et leurs institutions propres, ce qui ne signifie pas qu'ils ne subissent pas eux aussi certaines évolutions politiques.

À partir de 1808, une dernière phase s'ouvre dans la construction de l'espace européen, avec la reprise des annexions, suscitées par l'application du blocus continental. La France annexe en 1808 la Toscane, c'est-à-dire l'ancien royaume d'Etrurie qui a cessé d'exister un an plus tôt, et le duché de Parme. La même année, l'armée française occupe Rome, prélude à l'annexion des États du pape et à leur transformation en deux départements français en 1809. L'extension se poursuit en 1810 avec l'annexion du royaume de Hollande et de la région de Hambourg. La France présente désormais cet aspect longiligne d'un Empire aux 130 départements s'étendant des bouches de l'Elbe jusqu'à Rome, avec l'intention d'assurer un meilleur contrôle des côtes, dans le cadre du blocus continental.
Apparemment donc, prévaut l'impression d'un Empire mosaïque, constitué d'éléments divers et sans ordre véritable. En 1811 toutefois l'organisation s'est simplifiée. Elle laisse voir une France constituée de cent trente départements, des royaumes vassaux (Italie, Naples, Espagne, Westphalie, Berg) tenus par des membres de la famille impériale, et des États satellites gouvernés par des souverains indigènes, mais souvent alliés à la dynastie Bonaparte par un lien matrimonial. Mais Napoléon a-t-il eu un projet plus ambitieux de fédération européenne ?

Un système fédératif

Dans l'euphorie de la victoire remportée sur les Russes en 1807, suivie des traités de Tilsit, Napoléon regarde avec gourmandise l'oeuvre qu'il a construite. Présentant ses conquêtes aux députés du Corps législatif, il s'exclame : « Depuis votre dernière session, de nouvelles guerres, de nouveaux triomphes, de nouveaux traités de paix ont changé la face de l'Europe politique. […] La France est unie aux peuples de l'Allemagne par les lois de la Confédération du Rhin, à ceux de l'Espagne, de la Hollande, de la Suisse et de l'Italie par les lois de notre système fédératif. Nos nouveaux rapports avec la Russie sont cimentés par l'estime réciproque de ces deux grandes nations. Dans tout ce que j'ai fait, j'ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire » (9).
L'idée d'un « système fédératif » est jetée. Elle reste cependant floue dans ses dispositions, même si l'on voit apparaître la justification d'une union nécessaire au « bonheur des peuples » qui vient en droite ligne de la philosophie des Lumières. C'est exactement la formule que Napoléon utilise en adressant à son frère Jérôme, sa feuille de route au moment de partir en Westphalie. Dernier frère doté d'un royaume, Jérôme n'a aucune expérience en matière politique ou administrative ; Napoléon entend donc le former lui-même et lui inculquer ses idées. De plus, la constitution du Royaume de Westphalie que Napoléon conçoit d'emblée comme un État modèle doit servir de référence à l'ensemble de sa politique européenne (10). « Le bonheur de vos peuples, écrit Napoléon à Jérôme, m'importe, non seulement par l'influence qu'il peut avoir sur votre gloire et la mienne, mais aussi du point de vue du système général de l'Europe » et il lui explique que ce qu'attend le peuple c'est l'égalité des droits et la fin de la féodalité. « Les bienfaits du code Napoléon, la publicité des procédures, l'établissement des jurys, seront autant de caractères distinctifs de votre monarchie […]. Les peuples d'Allemagne, ceux de France, d'Italie, d'Espagne désirent l'égalité et veulent des idées libérales. Voilà bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l'opinion générale » (11).
Le bonheur des peuples trouve toutefois des limites quand, en Westphalie par exemple, Napoléon retient une part des biens de la couronne pour doter ses généraux et prélève des subsides importants sur le budget du jeune État, sans compter les troupes mobilisées pour les guerres de l'Empire. Cette pression financière et humaine explique que l'exportation du modèle français ait pu provoquer des résistances que ce soit en Allemagne (12), en Hollande (13), en Italie et bien sûr en Espagne (14).

De fait, loin de favoriser l'autonomie des peuples, Napoléon développe au contraire une vision très centralisée de la construction européenne, autour de la France et de Paris (15). Ainsi en est-il de l'unification juridique du continent européen que Napoléon envisage dès 1805, avec l'exportation du Code civil, rebaptisé Code Napoléon en 1807. Il est alors présenté par le conseiller d'État Bigot de Préameneu comme « l'arche sainte pour laquelle nous donnerons aux peuples voisins l'exemple d'un respect religieux » (16). On peut bien sûr y voir le souci de renforcer l'emprise française sur l'Europe en lui imposant les lois du conquérant. Il faut aussi prendre en compte la volonté de faire disparaître en Europe la féodalité. C'est l'un des grands acquis de l'occupation française. Elle abolit la société d'Ancien Régime en étendant la notion d'égalité civile, qui conduit notamment à la disparition du servage là où il existait encore. Rappelons en outre que cette volonté d'unification est au coeur des débats révolutionnaires, dans le cadre même d'une France divisée, avant 1789, sur le plan juridique. Ce souci répond à l'idéal des hommes des Lumières pour lesquels le bonheur des peuples passe par l'organisation d'une société bien ordonnée, car le Code civil impose des devoirs, mais garantit aussi des droits, en particulier ce droit si cher aux partisans de la Révolution comme de l'Empire, le droit de propriété. Le Code Napoléon fait ainsi passer l'Europe d'une société constituée de corps à une société formée d'individus.

Dans sa volonté d'unification juridique, Napoléon ne souffre aucune exception. Ainsi à son frère Louis qui lui suggérait quelques amendements au Code publié en Hollande, il répond avec vigueur : « Si vous faites retoucher au code Napoléon, ce ne sera plus le code Napoléon » et il précise sa pensée : « Une nation de 1 800 000 âmes ne peut pas avoir une législation à part. Les Romains donnaient leurs lois à leurs alliés : pourquoi la France ne ferait-elle pas adopter les siennes en Hollande ? Il est nécessaire également que vous adoptiez le système monétaire français ; ce que fait l'Espagne, l'Allemagne, toute l'Italie, pourquoi ne le feriez-vous pas ? Cela resserre les liens des nations d'avoir les mêmes lois civiles et les mêmes monnaies. Quand je dis les “mêmes monnaies”, j'entends bien que vos monnaies porteront les armes de Hollande et l'effigie du roi ; mais le type, mais l'organisation doivent être les mêmes » (17).

Mais d'autres éléments contribuent à l'unification de l'espace européen, par exemple l'extension de l'unité de poids et de mesures, vantée par Laplace, mathématicien et sénateur, en 1813 : « Quelle circonstance peut être plus favorable à leur adoption, que celle, où Napoléon le Grand réunit la moitié de l'Europe sous son empire et par l'ascendant de son exemple exerce sur l'autre moitié la plus heureuse influence ? Grâce à son Génie, l'Europe entière ne formera bientôt qu'une immense famille, unie par la même religion, le même Code des lois et les mêmes mesures ». La diffusion de la langue française est un autre facteur d'unification. Même si son enseignement n'est pas imposé hors des limites de la France des cent trente départements, le français devient de fait la langue de l'administration, celle dont la possession s'impose pour faire carrière sous l'Empire. La France bénéficie en ce domaine de la bonne diffusion du français dans les milieux de la noblesse européenne au XVIIIe siècle. Le français s'affirme alors comme langue européenne. Toutefois lors de l'annexion du royaume de Hollande et des régions de l'Allemagne septentrionale, une disposition stipule que « la langue allemande ou hollandaise pourra être employée concurremment avec la langue française dans les tribunaux, actes des administrations, actes des notaires et conventions privées » (18).

Par certains côtés aussi, le blocus continental participe de la construction d'un espace économique européen dont les contours s'affinent. Dirigé contre l'Angleterre, il exclut de fait cette puissance maritime, selon un plan d'organisation qui aura la vie dure (19). L'Europe napoléonienne se construit en effet contre l'Angleterre qui est aussi à l'origine de sa destruction, car Londres ne pouvait admettre une hégémonie française qui contrevenait au principe d'équilibre européen élaboré au XVIIIe siècle. Quant à la Russie, on sait que l'une des clauses du traité de Tilsit prévoyait son intégration au système continental et que son refus de s'intégrer pleinement est en partie à l'origine de la campagne de Russie. Ce n'est pas un hasard si la défaite de Napoléon en 1814 est provoquée par les deux puissances marginales de l'Europe que sont le Royaume-Uni et la Russie que Auguste Doin dans son ouvrage sur Napoléon et l'Europe invitait du reste à laisser à l'écart d'une éventuelle fédération européenne. De toute manière, l'unité économique ne fut pas réalisée puisque chaque État conserve ses frontières et ses droits de douane. La construction d'un espace uni est donc très imparfaite, en particulier à cause des résistances au blocus qui entraînent une multitude de fraudes (20), même si, lorsque les ordres de Napoléon sont appliqués, le blocus est efficace et affaiblit notablement l'Angleterre (21).

Enfin Napoléon n'envisage à aucun moment des institutions politiques communes à tous les États, même si l'extension de la France à cent trente départements conduit à ouvrir le Sénat et le Corps législatif à des hommes venus de Hollande, d'Allemagne ou d'Italie, ce qui fait que l'on peut voir dans ces assemblées l'embryon d'un parlement européen. De même, la rencontre des souverains à Erfurt en octobre 1808 peut apparaître comme une tentative de mettre sur pied un congrès européen que l'abbé de Saint-Pierre appelait de ses voeux dans son Projet de paix perpétuelle. Mais toujours la préoccupation de Napoléon demeure d'être le centre de cette Europe qu'il domine.

Napoléon, précurseur de l’Europe unie ?

Faire de Napoléon le père de l'Europe communautaire serait bien sûr abusif, car l'Europe de Napoléon s'est construite par la guerre lorsque celle de Jean Monnet répondait à un ardent désir de paix. Pourtant l'idée d'Europe est un moyen de légitimation de son action militaire, comme avait pu l'être l'idée que la France révolutionnaire exportait les principes de 89 (22). Or Napoléon est conscient que l'Europe forme un espace particulier, avec son histoire, ses traditions et ses moeurs. Fin connaisseur de l'Antiquité et du Moyen Age, il ne peut s'empêcher de comparer l'oeuvre qu'il a bâtie avec l'empire romain (23) ou avec l'empire carolingien (24), même si son objectif n'est pas de reproduire à l'identique ces constructions du passé. Il n'empêche, ces modèles restent présents à son esprit, et lorsqu'il envisage la diffusion du Code civil à une partie de l'Europe, sans doute a-t-il à l'esprit l'imprégnation du droit romain dans le sud de l'Europe. Mais Napoléon est aussi nourri des nombreux projets qui ont vu le jour depuis le XVIIIe siècle en faveur d'une réorganisation de l'Europe (25). Depuis l'abbé de Saint-Pierre et son Projet de paix perpétuelle, publié au début du XVIIIe siècle, jusqu'à Kant, auteur d'un traité du même titre en 1795, les ouvrages sur l'Europe se sont multipliés (26). Napoléon les connaît. Il a lu bien sûr Rousseau qui, dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne, écrivait en 1771 : « Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais, quoi qu'on en dise ; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes moeurs, parce qu'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière ». Il connaît aussi le livre publié en 1797 par l'historien suisse, Jean de Muller, Vue générale de l'Histoire du genre humain, qui a alors rencontré un grand succès. Or Napoléon eut l'occasion de s'entretenir avec Muller, devenu ministre du royaume de Westphalie et sans soute lui a-t-il emprunté ses vues sur le devenir des États-Unis et de la Russie, puissances montantes face à une Europe sur le déclin.

Il faut cependant attendre les Cent-Jours pour que soit formulée explicitement l'idée que les conquêtes territoriales suivaient un plan préétabli, visant à une organisation fédérale de l'Europe. Conscient que les guerres ont pu susciter une certaine réprobation parmi les peuples, Napoléon les justifie a posteriori, dans l'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire dont le préambule explique : « Nous avions alors pour but d'organiser un grand système fédératif européen, que nous avions adopté comme conforme à l'esprit du siècle, et favorable aux progrès de la civilisation ». La fin des guerres napoléoniennes conduit alors à s'interroger sur l'organisation de l'Europe. En octobre 1814, le comte de Saint-Simon a publié en collaboration, avec Augustin Thierry, De la réorganisation de la société européenne, dans lequel il prône l'établissement d'une fédération européenne, avec des institutions propres, un Parlement notamment, mais aussi une monnaie commune. Pour Saint-Simon, dont on sait combien il inspirera le futur Napoléon III, l'unité européenne doit permettre le développement de l'économie et du commerce et donc favoriser l'enrichissement des plus pauvres. Mais les propos de l'acte additionnel sont surtout influencés par Benjamin Constant, auteur un an plus tôt avec De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, d'un ouvrage tout entier baigné de l'idée d'une nécessaire union entre les peuples d'Europe.

À Sainte-Hélène, Napoléon revient avec encore plus de précision sur la question européenne. Dans une page restée célèbre, il recompose son oeuvre, montrant comment elle avait pour but de favoriser l'unité des peuples, avant d'envisager une fédération de ces ensembles nationaux : « Une de mes plus grandes pensées avait été l'agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu'ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. Ainsi, l'on compte en Europe, bien qu'épars, plus de trente millions de Français, quinze millions d'Espagnols, quinze millions d'Italiens, trente millions d'Allemands : j'eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation. […]
Après cette simplification sommaire, il eût été plus possible de se livrer à la chimère du beau idéal de la civilisation : c'est dans cet état de choses qu'on eût trouvé plus de chances d'amener partout l'unité des codes, celle des principes, des opinions, des sentiments, des vues et des intérêts. Alors peut-être à la faveur des lumières universellement répandues, devenait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l'application du congrès américain, ou celle des Amphictyons de la Grèce ; et quelle perspective alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospérité ! Quel grand et magnifique spectacle » (27).
Napoléon se mue ainsi en père de l'éveil des nations, alors que sa politique a au contraire tendu à maintenir la division au sein de l'ensemble allemand et surtout italien, par crainte de voir se dresser contre la France une puissance concurrente. Pour lui, cette « agglomération » des peuples est un préalable à l'unité de l'Europe qu'il perçoit donc comme une fédération de nations. Celle-ci reste cependant à ses yeux une chimère. Mais à Sainte-Hélène, isolé du reste du monde, il peut se laisser aller à rêver à l'unité des codes, des institutions, des moeurs, selon un modèle double : la Grèce antique et l'organisation communautaire de ses cités, et les États-Unis, récemment constitués, sur un mode fédéral, et qui continuent de fasciner les Européens libéraux. Mais en le formulant, Napoléon donne corps à son rêve initial : « l'impulsion est donnée, et je ne pense pas qu'après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d'autre grand équilibre possible que l'agglomération et la confédération des grands peuples ».

Le comte de Las Cases qui, à Sainte-Hélène, retranscrit les propos et les pensées de Napoléon, précise ses intentions, à la date du 24 août 1816 : « Il passait ensuite en revue ce qu'il eût proposé pour la postérité, les intérêts, la jouissance et le bien-être de l'association européenne. Il eût voulu les mêmes principes, le même système partout ; un code européen, une cour de cassation européenne, redressant pour tous les erreurs, comme la nôtre redresse chez nous celles de nos tribunaux. Une même monnaie sous des coins différents ; les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois, etc. etc. L'Europe, disait-il, n'eût bientôt fait de la sorte véritablement qu'un même peuple, et chacun en voyageant partout, se fût trouvé toujours, dans la patrie commune » (28). Le projet prend de l'extension, mais encore une fois la primauté est accordée aux questions juridiques, Napoléon restant fasciné par le Code qu'il a créé. Au moment où il prononce ces phrases, Napoléon sait par ailleurs que la réorganisation de l'Europe a pris un autre visage, à l'occasion du congrès de Vienne qu'il fustige, en réécrivant l'histoire de la guerre contre la Russie : « Satisfait sur ces grands points, et tranquille partout, j'aurais eu aussi mon congrès et ma sainte-alliance. Ce sont des idées qu'on m'a volées ».

Pour l'heure en effet, l'Europe qui s'organise à Vienne s'appuie sur le principe de la restauration des monarchies régnant avant 1789, tout en remodelant pour partie la carte du continent. Il n'est pas question de fédération, ni même d'institutions communes, et les traces de l'occupation française sont généralement effacées, même si certaines demeurent, sur le plan du droit notamment. Néanmoins l'idée d'une police européenne décidée pour empêcher le développement de nouveau mouvement révolutionnaire, puis l'organisation de congrès périodiques pour discuter des modalités d'application des traités de Vienne s'inscrivent dans le contexte des projets européens nés au XVIIIe siècle. Mais Napoléon Bonaparte, à Sainte-Hélène, veut aller plus loin, en se présentant comme le précurseur d'une Europe fédérée, ce qu'il n'a finalement été que fort partiellement. Pour les Européens en effet, l'Europe de Napoléon fut d'abord perçue comme un moyen de pressurer les populations, en réclamant toujours plus de troupes pour la Grande Armée. Et dans l'immédiat, l'oeuvre de Napoléon a surtout eu pour conséquence de favoriser l'émergence de l'idée nationale. Le XIXe siècle est celui de l'éveil des nations, le XXe siècle celui de la construction européenne.
 

Notes

(1) Alexandre Doin, Napoléon et l'Europe, fragments historiques, Paris, Baudouin Frères, 1826, 2 vol., 428 et 420 p., t. 2, pp. 8-9.
(2) Ibid., p. 30.
(3) Dans une ample bibliographie, voir notamment Jean Tulard, Le Grand Empire, Paris, Albin Michel, 1980, et L'Europe de Napoléon, Roanne, Horvath, 1989 ; Stuart Woolf, Napoléon et la conquête de l'Europe, Paris, Flammarion, 1990, 398 p. ; Michael Broers, Europe under Napoleon 1799-1815, Londres, 1996 ; Philip Dwyer (dir.), Napoleon and Europe, Londres, Longman, 2001, 328 p. ; Geoffrey Ellis, The Napoleonic Empire, New York, Palgrave Macmillan, 2e ed., 2003, 166 p. Et pour un bilan historiographique embrassant ces études, R. S. Alexander, Napoleon, Londres, Arnold, 2001, 274 p., chap. 8, « Napoleon and Europe : conqueror or unifier ? ».
(4) Philippe Sagnac, Le Rhin français, et pour replacer cette question dans un contexte plus général, Paul W. Schroeder, The Transformation of European Politics 1763-1848, Oxford, The Clarendon Press, 1994, 894 p.
(5) Michael Broers, Napoleonic Imperialism and the Savoyard Monarchy 1773-1821. State Building in Piedmont, Lampeter, The Edwin Mellen Press, 1997, 582 p., pp. 275 et suiv.
(6) Jacques Godechot, La Grande Nation. L'expansion révolutionnaire de la France dans le monde de 1789 à 1799, Paris, Aubier, rééd. 1983, 544 p. et Michel Vovelle, Les républiques-soeurs sous le regard de la Grande Nation 1795-1803. De l'Italie aux portes de l'Empire ottoman, l'impact du modèle républicain français, Paris, L'Harmattan, 2000, 350 p.
(7) Jacques Parent, Charles-Louis Huguet de Sémonville. De Mirabeau à Louis-Philippe, haute politique et basses intrigues, Paris, Editions S.P.M., Kronos, 2002, 248 p., pp. 127 et suiv.
(8) Annie Jourdan, « Impossible fusion ou impossible réunion ? Napoléon et la République batave », dans Natalie Petiteau (dir.), Voies nouvelles pour l'histoire du Premier Empire. Territoires, Pouvoirs, Identités, actes du colloque d'Avignon des 9-10 mai 2000, Paris, Boutique de l'Histoire, 2003, 304 p., pp. 99-119.
(9) Moniteur Universel, 17 août 1807, Discours de Napoléon sur la paix.
(10) Jacques-Olivier Boudon, « L'exportation du modèle français dans l'Allemagne napoléonienne : l'exemple de la Westphalie », in Jean-Clément Martin (dir.), Napoléon et l'Europe, Colloque de La Roche-sur-Yon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 170 p., pp. 103-114.
(11) Napoléon à Jérôme, 15 novembre 1807, Correspondance de Napoléon Ier, n° 13361, t. 16, p. 166.
(12) Notamment en Westphalie en 1809, voir Owen Connelly, Napoleon's Satellite Kingdoms. Managing Conquered Peoples, Malabar (Floride), Robert E . Krieger Publishing Company, 1990, 381 p., pp. 200-206.
(13) Dans Annales Historiques de la Révolution Française.
(14) Richard Hocquellet, « La nation espagnole face à Napoléon : résistance et collaboration », dans Jean-Clément Martin (dir.), Napoléon et l'Europe, Colloque de La Roche-sur-Yon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, 170 p., pp. 151-165.
(15) Voir Jean Tulard, Le Grand Empire, Paris, Albin Michel, 1982.
(16) Moniteur Universel, 24 août 1807, Séance du Corps législatif du 24 août, Rapport de Bigot de Préameneu.
(17) Napoléon à Louis, 13 novembre 1807, n° 13357, Correspondance, t. 16, p. 161.
(18) Archives parlementaires de 1787 à 1860, 2e série (1800 à 1860), t. 11, séance du Corps législatif du 13 décembre 1810, documents relatifs à la réunion de la Hollande.
(19) Marcel Dunan, « La véritable place de Napoléon dans l'histoire de l'Europe », dans Marcel Dunan (dir.), Napoléon et l'Europe, actes de la session de la Commission Internationale pour l'enseignement de l'Histoire, Cannes 1960, Paris-Bruxelles, Brepols, 1961, 180 p., pp. 141-152.
(20) Silvia Marzagalli, « Les boulevards de la fraude ». Le négoce maritime et le blocus continental, 1806-1813 : Bordeaux, Hambourg, Livourne, Villeneuve d'Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, 396 p. et « Napoléon, l'Europe et le blocus continental. Application et réactions à partir de l'étude de trois villes portuaires : Bordeaux, Hambourg, Livourne », dans Jean-Clément Martin, op. cit., pp. 71-90.
(21) François Crouzet, L'économie britannique et le blocus continental, 1806-1813, Paris, rééd. Economica, 1987.
(22) Jean-Baptiste Duroselle consacre un chapitre à ce thème « La tentative napoléonienne d'unification européenne », dans son livre L'idée d'Europe dans l'histoire, Paris, Denoël, 1965, 346 p., à la différence de Pierre Renouvin, « L'idée de Fédération européenne dans la pensée politique du XIXe siècle », The Zaharoff Lecture for 1949, Oxford, Clarendon Press, 1949, 23 p., qui n'évoque pas la période napoléonienne.
(23) Édouard Driault met en avant cette dimension de son oeuvre dans sa fresque en cinq volumes, Napoléon et l'Europe, Paris, Picard, 1911-1927.
(24) H. Rössler, Napoléon Griff nach der Karlskrone, Munich, 1957.
(25) René Pomeau, L'Europe des Lumières. Cosmopolitisme et unité européenne au XVIIIe siècle, Paris, Stock, 1966, 240 p.
(26) Annie Jourdan, L'empire de Napoléon, Paris, Flammarion, 2000 et « Napoléon et la paix universelle. Utopie et réalité », dans Jean-Clément Martin (dir.), op. cit., pp. 55-69.
(27) Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, 11 novembre 1816.
(28) Emmanuel de Las Cases, op. cit.
 
Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien - Actes du colloque de Vichy (13 septembre 2003)
Numéro de la revue :
451
Numéro de page :
9-14
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2004
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