Napoléon III et l’Europe

Auteur(s) : CHOISEL Francis
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Introduction

Dans les Idées napoléoniennes, ouvrage qu'il publie en 1839, le futur Napoléon III écrit à propos de son oncle : « Les vues de l'Empereur se sont agrandies en proportion du terrain de ses exploits ; les événements l'ont mis à même de vouloir la régénération de l'Europe. […] Comme souverain de la France, il doit user [de ses conquêtes] dans un intérêt français ; comme grand homme, dans un intérêt européen. » (1). En cette phrase est contenue toute la pensée napoléonienne en matière internationale, mais aussi toute son ambiguïté.

L’incarnation de la grandeur, de la gloire, de la puissance nationales

Le second empereur, en effet, comme le premier, est d'abord l'incarnation de la grandeur, de la gloire, de la puissance nationales ; et il agit en fonction de l'intérêt de la patrie : « Malheur aux souverains dont les intérêts ne sont pas liés à ceux de la nation ! » (2). Mais en même temps, compte tenu de ce qu'est la France, et de l'idée qu'il se fait de sa mission historique personnelle, il se place au-dessus des intérêts exclusifs de son pays pour embrasser un horizon plus large, celui de l'intérêt commun de tous les peuples. « La France est, par sa situation géographique, la richesse de son sol et l'énergie intelligente de ses habitants, l'arbitre de la société européenne », écrit-il ainsi en 1843 (3). Grande puissance européenne, particulièrement pendant les deux empires, la France est en position d'influer sur l'avenir du continent. Elle a donc le devoir de le faire. Aussi appartient-il à son gouvernement de « concevoir [et] d'exécuter un de ces grands projets qui assurent la tranquillité du monde » (4). Le bonapartisme se présente ainsi comme une vision de l'Europe et du monde autant que comme une conception de la France.

Mais au moment où Louis-Napoléon Bonaparte écrit ces lignes, c'est-à-dire pendant l'exil, il ne fait pas seulement oeuvre de théoricien, d'historien et de philosophe ; il n'est pas seulement le doctrinaire du bonapartisme. Il est aussi et surtout un acteur potentiel de l'Histoire, un prétendant, un opposant, et il agit comme tel. Chacun de ses écrits de jeunesse est ainsi un acte politique, une pierre apportée à l'édifice de la propagande napoléonienne, avec pour parti pris la glorification de l'Empire et le dénigrement de la monarchie de Louis-Philippe, en vue de prendre le pouvoir aussitôt que possible. Or, pour faire regretter l'Empire et persuader ses contemporains de le rétablir, il lui faut impérativement corriger l'image négative que véhiculent ses détracteurs. Il doit gommer dans leur esprit le souvenir d'un régime despotique à l'intérieur, conquérant et guerrier à l'extérieur. Cette nécessité est d'autant plus forte à l'époque qu'on présente et qu'on glorifie Louis-Philippe comme le « Napoléon de la paix ». Le thème d'un Empire pacifique est en conséquence omniprésent dans les écrits napoléoniens des années de jeunesse et d'exil (5).

Pour le futur Napoléon III, le premier empereur avait ainsi pour ambition ultime de « fonder un système de paix générale » (6). Le but de ses guerres était, paradoxalement, d'« établir une paix européenne solide » (7). Il convient donc de ne pas juger Napoléon Ier sur ce qu'il a fait et qui est resté inachevé, mais sur ce qu'il voulait faire, une fois obtenue la victoire finale. Telle est la ligne directrice de l'argumentation, très intéressée mais probablement sincère aussi, du jeune Louis-Napoléon : le Premier Empire est un état transitoire, en attente du système définitif rêvé. Le dernier chapitre des Idées napoléoniennes s'intitule d'ailleurs « But où tendait l'Empereur ».

Le « but » en matière internationale y est clairement fixé par l'un des deux sous-titres qu'il comporte : il s'agit de réaliser une « association européenne ». Pour Louis-Napoléon, en effet, « lorsque le sort des armes l'eut rendu maître de la plus grande partie du continent, [l'Empereur] voulut faire servir ses conquêtes à l'établissement d'une confédération européenne » (8) . Il s'attache à le démontrer en citant son oncle (9) notamment le passage du préambule de l'Acte additionnel dans lequel celui-ci évoque son rêve évanoui d'un « grand système fédératif européen » (10) . Il paraphrase aussi ses confidences du Mémorial de Sainte-Hélène, affirmant que les « différentes nations de l'Europe » sont les « membres d'une seule et grande famille », que « se battre en Europe » n'est autre qu'une « guerre civile », et que l'Empereur visionnaire envisageait le jour lointain où l'Europe ne formerait plus « véritablement qu'un même peuple », ayant le même code, les mêmes monnaies, les mêmes poids, les mêmes mesures, une législation uniforme (11). Louis-Napoléon se fait là le propagandiste convaincu du « mythe napoléonien », génialement forgé par l'Empereur finissant, sur son rocher isolé au milieu de l'Atlantique. Il relaie un mythe, non la réalité.

Mais là n'est pas l'essentiel. Napoléon ayant affirmé que « l'on ne détruit que ce que l'on remplace », et Louis-Napoléon l'ayant répété, on voit bien que ce système apparemment très supranational n'est qu'une réponse, une surenchère même, face à l'ordre européen établi à Vienne en 1815 : puisque celui-ci se présente – un peu abusivement il est vrai – comme bâti dans l'intérêt général des différents États, à l'exclusion de l'avantage particulier d'aucun d'entre d'eux, il convient de prouver, a posteriori, que « l'idée napoléonienne », elle aussi, « est exempte de tout préjugé national » (12). Louis-Napoléon rappelle d'ailleurs le propos de son oncle selon lequel « la Sainte Alliance est une idée qu'on [lui] a[urait] volée » mais que l'on aurait détournée (13). Face au système de paix durable, d'équilibre européen et de maintien de l'ordre contre-révolutionnaire par le moyen très supranational du principe d'intervention, les deux Napoléon proposent une autre construction européenne, qui se veut et se prétend tout aussi ambitieuse et aussi désintéressée, une « autre Europe » comme on dirait aujourd'hui, apparemment tout aussi supranationale, voire plus encore, celle de la solidarité des peuples face au système de la solidarité des trônes.

« L’intérêt français » et « l’intérêt européen »

En réalité, cette autre Europe, dans la vision qu'en a Louis-Napoléon Bonaparte, va moins loin qu'il n'y paraît. Elle est fondée sur une dualité : « des nationalités complètes et des intérêts généraux satisfaits » (14), version élargie de la formule que nous citions en ouverture de cet article et qui évoquait complémentairement « l'intérêt français » et « l'intérêt européen ». L'originalité du patriotisme napoléonien, de son nationalisme, est en effet de ne pas être égoïste mais altruiste, de vouloir pour les autres peuples ce qu'il veut pour le sien : l'indépendance d'abord, la liberté ensuite, le progrès et la prospérité aussi. C'est cela qu'il appelle l'intérêt européen. Si le rêve napoléonien s'était réalisé, « chaque pays, écrit Louis-Napoléon, circonscrit dans ses limites naturelles, uni à son voisin par des rapports d'intérêt et d'amitié, aurait joui à l'intérieur des bienfaits de l'indépendance, de la paix et de la liberté »  (15). Soulignons ce mot : « l'indépendance ». Il se retrouve souvent sous sa plume, à propos de la France comme à propos des autres peuples. Ainsi, par exemple, lorsqu'il définit les « premiers besoins d'un pays » dans ses Rêveries politiques, ouvrage écrit en 1832 à l'âge de vingt-quatre ans, il le cite encore en tête (16).

C'est dans cet esprit que tout au long d'un chapitre des Idées napoléoniennes, il décrit, pays par pays, les bienfaits apportés par la domination napoléonienne non pas à l'Europe dans son ensemble mais à chaque peuple en particulier, chapitre qu'il conclut, en excusant la guerre et l'invasion, par cette image : « Si la guerre est le fléau de l'humanité, ce fléau perd une grande partie de sa malheureuse influence quand la force des armes est appelée à fonder au lieu de détruire. Les guerres de l'Empire ont été comme le débordement du Nil : lorsque les eaux de ce fleuve couvrent les campagnes de l'Egypte, on pourrait croire à la dévastation ; mais à peine se sont-elles retirées, que l'abondance et la fertilité naissent de leur passage ! ». Lorsque Louis-Napoléon parle de « régénération de l'Europe », c'est donc à la régénération de chacun de ses peuples qu'il pense, par la diffusion en leur sein des idées de la Révolution française, par leur réorganisation administrative et politique selon l'exemple français, par leur modernisation économique et sociale. « La nature de l'Empire fut […] de régénérer les peuples » écrit-il également dans les Rêveries politiques (17).

En outre, s'inspirant de l'un des passages les plus célèbres du Mémorial de Sainte-Hélène, Louis-Napoléon n'imagine pas l'Europe organisée autrement que sur la base des nationalités. Il s'agissait pour son oncle, pense-t-il, et il s'agira pour lui en conséquence, de constituer autant d'États-nations qu'il existe de peuples en Europe, de les unir, chacun, séparément, en un corps politique homogène. C'est ce qu'il appelle « confédérer » chaque peuple. Dans son esprit – comme d'ailleurs dans celui des républicains de l'époque, les futurs Quarante-huitards – grâce à cette création d'États-nations, qui suppose l'affranchissement et l'unification de chaque nationalité, la paix sera durablement fondée : chaque peuple voyant ses intérêts satisfaits parce qu'il aura conquis son indépendance et atteint ses « limites naturelles » sans chercher à les outrepasser, il n'y aura plus de causes de conflits entre États, donc plus de guerres : « Asseoir la paix, […] c'est travailler à faire disparaître les haines entre nations, en favorisant les intérêts, les tendances de chaque peuple » (18). L'Europe napoléonienne n'est pas supranationale, c'est une Europe des peuples, une Europe composée de nations libres et indépendantes, formées sur la base des nationalités.

Une politique "protectrice des peuples"

C'est cette politique, exactement, que Napoléon III mit en oeuvre lorsqu'il parvint au pouvoir et qu'il y fut libre de ses actions. Dans une note retrouvée dans ses archives personnelles, et qui date de son règne, il le réaffirme : « Nous voulons l'affranchissement des peuples […] afin que chaque nation, heureuse dans son indépendance, contribue au bien-être de tous et qu'on voie disparaître les vieilles rancunes et les haines de nation à nation » (19).

Ainsi, il engagea les armes de la France au côté du Piémont pour affranchir les Italiens de la domination autrichienne et il contribua à leur unification, même s'il trouva que cette unification allait un peu vite et un peu loin. Il fit pression avec succès sur l'Empire ottoman et sur les puissances en faveur de l'autonomie et de l'unification des provinces roumaines de Moldavie et de Valachie. Il encouragea également le mouvement d'union scandinave. Il tenta, timidement il est vrai et en conséquence vainement, de faire quelque chose pour la Pologne lorsque celle-ci se révolta contre la Russie. Il soutint les Serbes aussi. Même en Allemagne, contrairement à l'idée généralement répandue, il approuva et soutint la Prusse dans son désir d'unification, même si, comme en Italie, il eût préféré que l'unité fût moins complète.

Les historiens, comme les contemporains, ont souligné que la politique extérieure du Second Empire était tout entière orientée par la volonté d'un remaniement profond de l'Europe du Congrès de Vienne selon le principe des nationalités, et qu'elle donna une impulsion décisive à la création ou à l'achèvement des nations modernes qui n'étaient pas encore complètement constituées. Napoléon III recourut pour cela à la guerre quand elle s'avéra nécessaire, en veillant bien à ce que le conflit restât local et limité et qu'il ne dégénérât pas en affrontement européen généralisé. Il utilisa aussi la diplomatie, officielle et officieuse, et la consultation des populations concernées, par voie de plébiscite, appliquant ainsi le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qu'il estimait indissociable du principe des nationalités.
Cette oeuvre créatrice avait pour corollaire logique et obligé la destruction ou la diminution des États multinationaux, de l'Autriche principalement, même s'il se rapprocha de cette dernière à la fin de son règne, face au danger bismarckien. Rien n'est donc plus contraire aux idées de Napoléon III que la création d'un super-État multinational à l'échelle du continent, dont l'empire austro-hongrois, héritier du Saint-Empire, aurait été la préfiguration.

Napoléon III, en outre, en menant cette politique « protectrice » des peuples et en leur « prêtant l'appui de sa force » (20), n'oubliait pas pour autant le strict intérêt français. Aidant à l'unité des autres peuples, il voulait parachever celle de la France, c'est-à-dire atteindre les frontières naturelles en annexant Nice et la Savoie à l'occasion de la constitution de l'Italie, et le Luxembourg, la Belgique et la rive gauche du Rhin à l'occasion de celle de l'Allemagne. Il y parvint sur les Alpes tandis qu'il échoua sur le Rhin, mais l'idée était là : agrandir le territoire et accroître la puissance de la France autant qu'il était possible dans des limites raisonnables.

L'Europe qu'il eût voulu aurait ainsi eu à sa tête la France, renforcée, puissante, généreuse, amie de l'Angleterre et de la Russie, ayant pour alliées l'Italie unifiée, la Prusse agrandie à toute l'Allemagne du Nord, la Pologne aussi un jour peut-être, nations lui devant leur existence, fondées sur les idées du siècles, c'est-à-dire sur les idées de la Révolution française, et en conséquence plus ou moins satellites de la France. Construction périmée, l'Autriche abaissée et réduite eût contribué à sa place à l'équilibre européen, tandis que les nations périphériques, l'Espagne (qu'il eût bien vu absorber le Portugal), la Scandinavie, la Grèce, etc. eussent tout naturellement été sous l'influence bénéfique et bienveillante de la France. Il ne fut pas loin d'y parvenir. Seule, en vérité, l'en empêcha la volonté de puissance de Bismarck qui, à la différence de Cavour et du roi Victor-Emmanuel en Italie, ne voulut pas jouer le jeu franc et amical d'une alliance sincère et profonde avec la France, et tenta d'imposer une hégémonie allemande qui, après trois guerres franco-allemandes, dont deux mondiales, ne réussit pas à triompher.

Cette politique tend, on le voit, non pas à faire disparaître les États existants au profit d'un État européen unique, ou à les confédérer à l'échelle du continent, mais à les faire changer d'assiette, à les recomposer sur des bases nouvelles. L'Europe de Napoléon III est, dans les faits comme dans la doctrine, une Europe constituée d'États pleinement indépendants, d'États-nations homogènes, formés selon le principe des nationalités et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et se substituant aux vieux États dynastiques multinationaux. L'idée de fusion des peuples lui est étrangère, celle des abandons de souveraineté tout autant.

Etablir un « système de paix générale »

Napoléon III, cependant, ne perdit pas de vue la nécessité, proclamée dans les Idées napoléoniennes, d'établir un « système de paix générale ». On en voit l'esquisse dans l'initiative qu'il prit, le 4 novembre 1863, de convoquer un congrès européen chargé de régler, entre diplomates, par le moyen de la négociation et de compensations réciproques, tous les litiges en suspens, au premier rang desquels l'affaire des duchés danois, la question polonaise et celle de la Vénétie. Dans son invitation, l'Empereur écrivait : « Toutes les fois que de profondes secousses ont ébranlé les bases et déplacé les limites des États, il est survenu des transactions solennelles pour coordonner les éléments nouveaux et consacrer, en les révisant, les transformations accomplies : tel a été l'objet des traités de Westphalie au XVIIe siècle et des négociations de Vienne en 1815. C'est sur ce dernier fondement que repose aujourd'hui l'édifice politique de l'Europe, et cependant Votre Majesté n'ignore pas qu'il s'écroule de toutes parts.[…] Sur presque tous les points, les traités de Vienne sont détruits, modifiés, méconnus ou menacés ; de là des devoirs sans règle, des droits sans titre et des prétentions sans frein, périls d'autant plus redoutables que les perfectionnements amenés par la civilisation qui a lié les peuples entre eux par la solidarité des intérêts matériels rendraient la guerre plus destructive encore. C'est là un sujet de graves méditations ; n'attendons pas pour prendre un parti que des événements, souvent irrésistibles, troublent notre jugement et nous entraînent dans des directions contraires. Je viens donc proposer à Votre majesté de régler le présent et d'assurer l'avenir dans un congrès » (21).

On remarquera certes que cette proposition vient à un moment du règne où l'on avait pu constater que l'Empire, une nouvelle fois, n'était pas la paix, et que si l'Europe de Vienne « s'écroulait de toutes parts » c'était précisément sous l'impulsion de l'Empereur des Français. Il fallait donc que celui-ci témoignât de sa volonté d'apaisement, comme Napoléon aux Cent-Jours et à Sainte-Hélène, pour redresser son image belliqueuse. Il l'avouait d'ailleurs lui-même sans fard dans son invitation : « Comme je suis le souverain auquel on a prêté le plus de projets ambitieux, j'ai à coeur de prouver que mon but est d'arriver sans secousses à la pacification de l'Europe ». On doit en conséquence faire, dans ces propos, la part de la tactique.

Mais il faut aussi et surtout souligner l'originalité de ces vues, qui apparaît plus nettement dans son discours d'ouverture de la session législative, le lendemain : « Quoi de plus légitime et de plus sensé que de convier les puissances de l'Europe à un congrès, où les amours propres et les résistances disparaîtraient devant un arbitrage suprême » (22). Et plus encore un mois et demi plus tard, le 21 décembre, en réponse à l'adresse du Sénat : « J'appelle de mes voeux le moment où les grandes questions qui divisent les gouvernements pourront être résolues pacifiquement par un arbitrage européen. […] Cette grande pensée, jadis une utopie, ne peut-elle pas devenir demain une réalité ? » (23). Arbitrage suprême, arbitrage européen, « tribunal européen » même (24),  pensée qui fut jadis une utopie : l'ambition est plus vaste que de refaire le congrès de Vienne ou de ressusciter la vieille politique des congrès pratiquée par Metternich, le tsar Alexandre et la Sainte Alliance entre 1815 et 1830. Il s'agit plutôt, et à proprement parler, de « remplacer entre les nations de l'Europe l'état de nature par l'état social », pour reprendre une expression tirée des Idées napoléoniennes (25). En un mot, Napoléon III, adepte de ce qu'on a appelé plus tard « sécurité collective » et « organisation de la paix », ou encore « politique wilsonienne », était, en cette fin d'année 1863, le précurseur de la Société des Nations (SDN) et de l'Organisation des Nations Unies (ONU).

En relisant cette invitation, on ne peut manquer d'être frappé par son aspect visionnaire. Elle n'ambitionne pas moins que d'aboutir à ce qu'allait être l'Europe de 1919, cette Europe des nationalités et des peuples, cette Europe française, avec arbitrage international des conflits et recours aux plébiscites pour régler les litiges frontaliers ; et ceci par un raccourci d'un demi-siècle, par une Conférence de Paris avant la lettre qui aurait économisé les drames, les malheurs et les destructions meurtrières de la Première Guerre mondiale. Les Puissances, pour diverses raisons qu'il ne nous appartient pas de rappeler ici, déclinèrent l'invitation, donnant raison à la prédiction que l'Empereur avait faite dans son discours d'ouverture de la session législative : « Deux voies sont ouvertes : l'une conduit au progrès par la conciliation et la paix ; l'autre, tôt ou tard mène fatalement à la guerre par l'obstination à maintenir un passé qui s'écroule »(26). C'est la seconde voie que suivit l'Europe pour son malheur.

L’Europe

On aura remarqué que l'organisation de l'Europe qu'on voit poindre sous la proposition de congrès de 1863 est une organisation diplomatique seulement destinée à résoudre les litiges touchant aux questions de frontières. Elle ne vise aucunement à l'intégration politique, économique, sociale ou monétaire des États européens. En ces matières, sur lesquelles nous ne nous appesantirons pas parce qu'elles sont analysées par ailleurs (27), mais qu'on ne saurait oublier sauf à donner une vision incomplète et donc fausse des vues impériales, on peut toutefois relever deux réalisations d'importance : l'abaissement des frontières douanières et la création de l'Union monétaire latine. Dans les deux cas, on trouve à nouveau à la base de la politique impériale, l'idée nationale, l'ambition de puissance française et la conscience d'un intérêt supérieur commun.

Le traité de commerce de janvier 1860 avec la Grande-Bretagne, comme ceux qui l'ont immédiatement suivi avec les autres États européens se situe dans le droit fil de la pensée saint-simonienne, qui voyait dans le libre échange le moyen d'accroître la prospérité générale grâce au développement du commerce international. Napoléon III, on le sait, est imprégné des théories de ce courant de la pensée économique. Mais, en abaissant les barrières douanières, sans d'ailleurs les supprimer complètement, il n'avait pas pour autant comme objectif d'établir la division internationale du travail chère au libéralisme intégral, système qu'il récuse, comme il l'avait écrit dès 1842 dans l'Analyse de la question des sucres : « Une nation est coupable de remettre à la merci des autres son approvisionnement des denrées de première nécessité. Pouvoir d'un jour à l'autre être privé de pain, de sucre, de fer, c'est livrer sa destinée au décret étranger, c'est une sorte de suicide anticipé » (28). Il y dénonçait en conséquence les « apôtres de la liberté illimitée du commerce, [qui] ont admis comme principe cet axiome : à chaque pays son produit naturel »(29).

La politique commerciale de Napoléon III ne vise pas même à la constitution d'une union douanière, concept qui pourtant existait à l'époque, avec le Zollverein allemand, et que, sous Louis-Philippe, notre pays avait tenté de mettre en place entre la France et la Belgique. Les traités de commerce signés entre 1860 et 1870 sont en effet strictement bilatéraux, même s'ils aboutissent en s'additionnant à un réseau européen d'échanges privilégiés, grâce à la clause dite de la nation la plus favorisée.

En fait, sur le trône comme auparavant dans l'exil, l'Empereur voit l'économie mondiale comme une compétition entre économies nationales, entre nations, compétition qui remplacerait avantageusement celle, plus meurtrière, qui les voit s'affronter sur les champs de bataille : « Aujourd'hui, c'est par le perfectionnement de l'industrie, par les conquêtes du commerce, qu'il faut lutter avec le monde entier » (30). Il raisonne en outre en ayant à l'esprit qu'une grande nation doit pouvoir, en cas de guerre, disposer en tous domaines de l'autosuffisance et vivre en autarcie. Son ardeur à développer le commerce en temps de paix ne lui fait pas oublier l'économie de guerre. Et s'il rêve d'un monde où la concurrence économique aurait remplacé les affrontements guerriers, il sait que ceux-ci ne disparaîtront pas de la planète avant longtemps. La conception de Napoléon III n'est donc pas celle d'un marché unique européen ou mondial dont les acteurs seraient de grandes entreprises multinationales qui s'affronteraient par delà les frontières et par-dessus les gouvernements des États, ni celle d'une unification et d'une fusion économiques du continent.

L'ouverture des frontières douanières de la France est d'abord pour lui le moyen de renforcer les entreprises françaises en leur faisant sentir l'aiguillon de la concurrence. Cette concurrence internationale, qui fera baisser les prix pour le plus grand bien des consommateurs, en particulier des plus pauvres, aura pour résultat principal de contraindre les différentes branches de l'économie nationale à améliorer leur compétitivité, c'est-à-dire leur productivité, en un mot de les obliger à se moderniser. Le but des traités de commerce est là : accroître la prospérité et la puissance économique de la France. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les droits de douane à l'importation ne sont jamais complètement supprimés ; ils sont au contraire calculés au plus juste, produit par produit, de telle sorte qu'ils soient une incitation suffisante à la mutation, au progrès, au renforcement subséquent des entreprises françaises concernées, mais afin aussi qu'ils restent suffisamment protecteurs pour que nos produits ne soient pas éliminés du marché par la concurrence étrangère.

C'est ainsi également qu'il faut comprendre la mise en place de l'Union monétaire latine. Celle-ci est certes une concrétisation du projet d'unification des monnaies du Mémorial de Sainte Hélène, repris dans les Idées napoléoniennes. Mais, loin de supposer l'abandon de notre monnaie nationale, puisque non seulement cette dernière subsiste comme signe monétaire distinct des autres monnaies de l'union mais qu'en outre sa valeur leur sert de référence, l'Union latine ne peut être comparée à la monnaie unique européenne instituée par le traité de Maastricht. C'est en réalité et tout simplement une « zone franc » qu'elle met en place.
On remarquera d'ailleurs qu'il en est de même pour tous les rêves d'uniformisation européenne des deux empereurs : l'uniformisation des poids et mesures, c'est l'exportation du système métrique ; l'uniformisation des codes, c'est la généralisation du code Napoléon ; la régénération des peuples, c'est leur ralliement aux principes français de 1789 ; l'établissement d'une paix solide, c'est leur groupement en un système diplomatique d'alliance ou d'arbitrage dont l'inspirateur et le régulateur suprême ne serait autre que le chef providentiel de notre grande nation. Il y a quelque chose d'impérialiste dans tout cela, même si cet impérialisme est teinté d'un universalisme sincère, hérité des Lumières et de la Révolution.
Convaincu de la supériorité de notre pays, de ses principes et de ses lois, comme de sa vocation à se trouver à la tête de la civilisation et du progrès, préoccupé de
le renforcer et de l'agrandir, Napoléon III, comme Napoléon Ier, place la France au centre de ses préoccupations et conçoit sa politique extérieure comme l'accomplissement d'une mission providentielle qui lui est propre. Aussi, au risque de décevoir ceux qui voudraient voir en lui un précurseur de la « construction de l'Europe », force est de constater que, sur ce plan, le Second Empire ressemble plus à l'Amérique de Georges Bush qu'à l'Europe de Robert Schuman et de Jean Monnet.

Notes

Notes :
(1) Ch. IV, in Œuvres de Napoléon III, tome 1, Paris, Plon, 1856, p. 134.
(2) Rêveries politiques, 1832, in Œuvres, tome 1, p. 377.
(3) « Opinion de l'Empereur sur les rapports de la France avec les puissances de l'Europe », Le Progrès du Pas-de-Calais, 22 mars 1843, in Œuvres, tome 1, p. 469.
(4) « La paix », Le Progrès du Pas-de-Calais, 5 nov. 1844, in Œuvres, tome 2, p. 49.
(5) On en retrouve d'ailleurs encore l'écho sous la Seconde République. Dans son manifeste électoral présidentiel de 1848, le neveu de l'Empereur veille à rassurer les électeurs : « Je ne suis pas un ambitieux qui rêve [...] l'Empire et la guerre ». Et à nouveau, en octobre 1852 à Bordeaux, avant de restaurer l'Empire, alors qu'il était pourtant au faîte de sa popularité présidentielle, il crut nécessaire de parer une nouvelle fois à cette critique, d'apaiser les puissances inquiètes en même temps que les Français qui allaient se prononcer par plébiscite, en affirmant solennellement dans une formule devenue célèbre : « L'Empire, c'est la paix ».
(6) Des Idées napoléoniennes, ch. IV, in Œuvres, tome 1, p.135.
(7) Ibid., p.131.
(8) Ibid., ch.V, p.153.
(9) Voir les citations de ces textes dans les autres communications. On notera au passage que ces déclarations sont toutes postérieures à la retraite de Russie.
(10) Ibid., note 1.
(11) Ibid., pp. 156-157.
(12) « L'idée napoléonienne », Londres, 1840, in Œuvres, tome 1, p. 9.
(13) Des Idées napoléoniennes, ch. V, in Œuvres, tome 1, p.155.
(14) Ibid. p. 156.
(15) Ibid., p. 162.
(16) In Œuvres, tome 1, p. 380.
(17) Ibid., p.377.
(18) « La paix », Le Progrès du Pas-de-Calais, in Œuvres, tome II, pp. 46-47.
(19) Les buts et les moyens, note s.d., Arch. Nat., 400 AP 54.
(20) « Opinion de l'Empereur... », in Œuvres, p. 468.
(21) On trouvera le texte de cette lettre notamment dans Charles Pouthas, La politique étrangère de la France sous la Seconde République et le Second Empire, Paris, CDU, 1949, p. 244.
(22) Procès verbaux du Corps législatif et du Sénat.
(23) Ibid.
(24) Terme employé dans le discours d'ouverture de la session législative, le 5 décembre 1863, à propos de la solution de la question polonaise. Ibid.
(25) Ch.V, p. 155. Il y regrettait déjà que ce soit « encore la force et non le droit qui décide du sort des peuples ».
(26) Procès verbaux du Corps législatif et du Sénat.
(27) Voir les communications de Jean-François Suagher et Philippe Barjon.
(28) Analyse de la question des sucres, ch. III, in Œuvres, tome 2, p. 253.
(29) Ibid., ch. II, p. 231.
(30) Discours du 31 août 1849 au banquet de l'exposition de l'industrie, in Œuvres, tome 3, p. 104.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien (acte du colloque de Vichy, septembre 2003)
Numéro de la revue :
451
Numéro de page :
38-43
Mois de publication :
février-mars
Année de publication :
2004
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