Marie Ranquet : « Que le public fasse sienne cette maxime de Napoléon, selon laquelle « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours »… » (mars 2021)

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Dès que la situation sanitaire le permettra, les visiteurs devront courir à l’Hôtel de Soubise afin de ne rien manquer de l’exposition Dessiner pour Napoléon organisée par les Archives nationales et la Fondation Napoléon, avec le soutien de la Maison Chaumet et de Connaissances des arts. Plus de 100 plans, dessins, cartes, lettres et décrets parfois signés de l’Empereur, restaurés puis numérisés grâce à une souscription lancée en 2017 en partenariat de la Fondation Napoléon, sont pour la première fois montrés au public. Ces documents sont issus des fonds de la secrétairerie d’État impériale qui fut un organe vital de l’Empire, et dont les archives constituent aujourd’hui un véritable trésor iconographique. Conservateur du patrimoine, responsable du pôle des archives de l’Exécutif (1789-1870), des Assemblées et du contrôle de l’État aux Archives nationales, et co-commissaire de l’exposition, Marie Ranquet nous présente l’exposition, qui prendra fin le 19 juillet 2021. Un magnifique catalogue est édité aux éditions Michel Lafon.

Propos recueillis par Irène Delage (mars 2021)

Marie Ranquet : « Que le public fasse sienne cette maxime de Napoléon, selon laquelle « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours »… » (mars 2021)
Marie Ranquet, Conservateur du patrimoine
© Archives nationales - Nicolas Dion 2021

napoleon.org : L’exposition « Dessiner pour Napoléon » va révéler au public un fonds exceptionnel, matérialisant un des rouages essentiels du processus décisionnaire napoléonien : pouvez-vous nous tracer l’histoire et le rôle de la Secrétairerie d’État en quelques mots ?
Marie Ranquet : La Secrétairerie d’État est méconnue du grand public, alors qu’il s’agit de l’organe central de l’Empire ! Créée dès les débuts du Consulat, en l’an VIII, elle accompagne Napoléon Bonaparte jusqu’à sa chute finale en 1815. C’est une structure très stable, qui ne connaît que deux titulaires, Hugues-Bernard Maret et Pierre Daru, ce dernier ne faisant d’ailleurs qu’un bref passage, entre 1811 et 1813. L’empereur se repose entièrement sur ces fidèles d’entre les fidèles, par qui doivent obligatoirement passer tous ceux qui s’adressent à lui.
L’État napoléonien est une pyramide : tout remonte à l’empereur en personne, qui prend lui-même un nombre incalculable de décisions. La Secrétairerie d’État est là pour préparer ces décisions : elle reçoit les rapports des ministres, elle prépare de premiers projets de textes, elle rassemble et organise les éléments nécessaires à la bonne compréhension du sujet. Pour faire comprendre rapidement un projet à l’empereur, cartes, plans ou dessins sont joints à des rapports administratifs. Une fois la décision prise et signée par l’empereur, le secrétaire d’État s’assure en outre de son exécution, et de la bonne conservation des documents dans les archives. C’est à la secrétairerie d’État que revient la gestion des milliers de rapports qui remontent ainsi jusqu’au cabinet de l’empereur. Organe de l’ombre, et pourtant, indispensable au fonctionnement de l’Empire…

napoleon.org : Quels types de documents, dont certains assez inattendus, sont présentés ?
Marie Ranquet : Nous avons fait le choix d’exposer essentiellement des dessins, car notre propos était d’illustrer la façon dont Napoléon Bonaparte a recours au dessin pour l’aider dans sa prise de décision. Mais, si l’exposition fait la part belle aux cartes et aux plans, indispensables d’outils d’administration du territoire, ils sont loin d’être seuls ! Nous présentons également des objets : des tentures de soie, des assiettes de la Manufacture de Sèvres, une magnifique torchère, tous réalisés sur commande de l’empereur, dans un contexte de soutien de l’État à l’industrie, par exemple. D’autres objets sont peut-être encore plus inattendus : le fameux mètre étalon, sorti de l’armoire de fer des Archives nationales où il est conservé depuis son adoption en 1799, ou un pinceau servant à dessiner des hachures obliques, viennent illustrer l’innovation dans la cartographie ; mais aussi le propre portefeuille de Maret, qui lui sert à emporter les documents à présenter à Napoléon, notamment sur les théâtres d’opérations. Parmi les dessins présentés, on peut relever un projet d’installation de l’obélisque sur la pointe de l’île de la Cité, que l’on doit à Vivant Denon (et que l’empereur semble approuver, en y apposant de sa main un « faire faire le devis »), qui est de dimensions très modestes, mais parfaitement exécuté au lavis, et donne à voir un Paris fantasmé. Nous montrons également des dessins de la broderie qui doit orner les manteaux de Napoléon et de Joséphine lors du sacre.

Modèles de broderie pour le grand costume de l’empereur, par le brodeur Picot, joint à une lettre du 12 vendémiaire an XIII [4 octobre 1804] de Michel Régnault de Saint-Jean d’Angély. S. d. [1804]. Archives nationales, AF/IV/1220. © Archives Nationales
On peut également noter, parmi les pièces inattendues, un carnet de dessins de silhouettes de chefs de la tribu amérindienne des Osages, en ombres chinoises, dont on ne peut s’empêcher de se demander quelle réaction elles ont entraînée chez l’empereur, ou encore une caricature scatologique représentant un Napoléon « offrant » une constitution à l’Espagne. Il faut dire enfin un mot des dessins futuristes des aérostats, qui sont une invention un peu antérieure à la Révolution, mais deviennent littéralement « à la mode » à cette époque, avec un engouement populaire certain, à défaut d’une utilisation militaire peu probante !

napoleon.org : Y a-t-il un ou deux documents que vous aimeriez distinguer ?
Marie Ranquet : Précisément, je pense qu’il faut absolument relever la présence de ces extraordinaires dessins d’aérostats ! Le projet de Meusnier de La Place, proposé en 1783 et 1784 à l’Académie des sciences, réintégré par la suite dans ce qu’on appelle la « cartothèque de l’empereur », preuve de l’intérêt que Napoléon lui a porté, n’est pas entièrement réalisable, mais est néanmoins stupéfiant de précision. Il ouvre la voie à grand nombre d’innovations scientifiques, et Meusnier de La Place est considéré comme un pionnier de l’aérostation.

Projet de machine aérostatique présenté à l'Académie des sciences par Jean-Baptiste Meusnier de La Place (1754-1793). S. d. [1784]. Archives nationales, AE/II/1872 [AF/IV/1955]. © Archives nationales
Projet de machine aérostatique présenté à l’Académie des sciences par Jean-Baptiste Meusnier de La Place (1754-1793). S. d. [1784]. Archives nationales, AE/II/1872 [AF/IV/1955]. © Archives nationales
Parmi les cartes présentées dans l’exposition, il y a un incontournable : la reconnaissance hydrographique du golfe de Cattaro, ou Kotor aujourd’hui, au Monténégro actuel, réalisée en 1808 par l’ingénieur hydrographe Charles-François Beautemps-Beaupré. Cette carte, aux dimensions extrêmes (plus de 4 mètres sur 2), fournit des informations topographiques extrêmement précises, et est de plus illustrée de magnifiques panoramas dépeignant aussi bien les détails des côtes que la vie quotidienne.
Enfin, j’ai du mal à ne pas citer le projet de la « villa Napoléon » à Rome, probablement dessiné en 1809, et qui devait prendre place sur la piazza del Popolo. L’harmonie du dessin, avec cette arabesque qui vient épouser le méandre du Tibre, ces couleurs, entre nuances de bleu et de vert, la régularité des aménagements proposés, est une illustration parfaite des projets urbanistiques de l’Empire.
Il est difficile de ne citer que trois documents ! Je voudrais évoquer aussi ces dessins somptueux jusque dans leurs détails, comme ce cartouche de la carte de l’organisation de la gendarmerie nationale dans les départements de la Roër, de Rhin-et-Moselle, du Mont-Tonnerre et de la Sarre, qui, en 1799, prête au Rhin cette parole : « c’est ici que la nature a fixé les limites de la République française » ! D’une manière générale, il faut relever le soin du détail, porté à l’extrême, comme dans la représentation des petits soufflets des forges, ou encore, les ombres portées des arbres, minuscules…

napoleon.org : C’est l’un des enjeux d’une exposition : qu’aimeriez-vous que le public retienne de sa visite ?
Marie Ranquet : En un mot, le foisonnement des inventions, le bouillonnement des idées, cette quasi-frénésie autour du dessin, utilisé comme outil de gouvernement ! Et que le public fasse sienne cette maxime de Napoléon, selon laquelle « un bon croquis vaut mieux qu’un long discours »…

Projet d'obélisque à ériger sur le Pont-Neuf en mémoire de la campagne de Prusse, joint à un projet de décret daté du 15 août 1809 à Schönbrunn [en Autriche]. S. d. [1809]. Archives nationales, AF/IV/398. © Archives Nationales
Projet d’obélisque à ériger sur le Pont-Neuf en mémoire de la campagne de Prusse, joint à un projet de décret daté du 15 août 1809 à Schönbrunn [en Autriche]. S. d. [1809]. Archives nationales, AF/IV/398. © Archives Nationales

mars 2021

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