Faire revenir Napoléon en France : reportage exclusif à bord de la Belle Poule en 1840

Auteur(s) : MACÉ Jacques
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Le 7 juillet 1840, il y a cent quatre-vingts ans, la frégate la Belle Poule, commandée par le prince de Joinville, troisième fils du roi Louis-Philippe, appareillait de Toulon pour aller chercher à Sainte-Hélène les cendres de l’Empereur Napoléon 1er que La Grande-Bretagne acceptait de nous restituer. La Mission de Sainte-Hélène arriva à l’île le 8 octobre après des escales festives et mouvementées à Cadix, Madère, Santa Cruz de Ténériffe et Bahia (au Brésil). L’exhumation et l’identification du corps eurent lieu le 15 octobre, avant le retour et l’achèvement de la mission en apothéose  aux Champs-Elysées et aux Invalides le 15 décembre. Cet événement constitue l’un des éléments majeurs de la construction de la légende napoléonienne.

Faire revenir Napoléon en France : reportage exclusif à bord de la <i>Belle Poule</i> en 1840
La frégate la Belle Poule, Antoine Léon Morel-Fatio
© Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais - Giovanni Dagli Orti

En 2020, le quantième du mois tombe le même jour de la semaine qu’en 1840. Aussi, Jacques Macé nous propose de revivre en une sorte de pèlerinage  durant les cinq prochains mois le voyage de la Belle Poule, sous forme de dépêches quotidiennes ou semi-hebdomadaires selon le cas, en compagnie des membres de la Mission qui nous en ont laissé leurs souvenirs.

Épisode 1, Toulon, lundi 6 juillet
Épisode 2, Toulon, mardi 7 juillet
Épisode 3, En mer, dimanche 12 juillet
Épisode 4, Cadix, jeudi 16 juillet
Épisode 5, Cadix, lundi 20 juillet
Épisode 6, Funchal, île de Madère, samedi 25 juillet
Épisode 7, Santa Cruz, samedi 1er août
Épisode 8, Océan Atlantique (1°00’ Lat. N, 26°28’ Long. O), mercredi 19 août
Épisode 9, San Salvador de Bahia, samedi 29 août
Épisode 10, Rade de Bahia, lundi 14 septembre
Épisode 11, en vue de Sainte-Hélène, mercredi 7 octobre
Épisode 12, Jamestown, samedi 10 octobre
Épisode 13, Jamestown, mardi 13 octobre
Épisode 14, Jamestown, jeudi 15 octobre
Épisode 15, en mer, mardi 3 novembre
Épisode 16, Cherbourg, lundi 30 novembre
Épisode 17, Val de La Haye, mercredi 9 décembre
Épisode 18, Courbevoie, lundi 14 décembre
Épisode 19, Paris, Hôtel des Invalides, mercredi 15 décembre

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 1, Toulon, lundi 6 juillet

Depuis trois jours, la Belle Poule est ancrée devant la Préfecture maritime pour embarquer au fur et à mesure de leurs arrivées les membres de la Mission de Sainte-Hélène, accueillis par le capitaine de vaisseau Charner, commandant en second de la frégate.
Ce sont :
• Le général Henri-Gatien Bertrand, exécuteur testamentaire de l’Empereur et ancien grand maréchal du palais. Présent au décès le 5 mai 1821 ;
• Le général Gaspard Gourgaud, ancien Premier officier d’ordonnance de l’Empereur, qui a quitté Sainte-Hélène en mars 1818 et est aujourd’hui aide de camp du roi Louis-Philippe ;
• Emmanuel Pons de Las Cases, secrétaire de son père et expulsé avec lui de Sainte-Hélène le 31 décembre 1816. Il est aujourd’hui député de Landerneau (Finistère) ;
• L’abbé Félix Coquereau, prédicateur apprécié, choisi par la reine Marie-Amélie comme aumônier de la Mission, les abbés Buonavita et Vignali étant décédés ;
• Louis Marchand, exécuteur testamentaire de l’Empereur, bien qu’ancien valet de chambre. Pour cette raison, il a été convenu de l’embarquer sur la corvette La Favorite, du capitaine Guyet, qui va escorter la Belle Poule ;
• Arthur Bertrand, fils du général né à Sainte-Hélène, jeune homme à la vie agitée que son père a arraché, à son déplaisir, des bras de sa maîtresse, la comédienne Virginie Déjazet, de 19 ans son aînée.
Les quatre anciens domestiques de Longwood sélectionnés pour ce retour : Étienne Saint-Denis (dit le mameluk Ali), le maître d’hôtel Alexandre Pierron, l’huissier Abraham Noverraz et le cocher Achille Archambault, aujourd’hui huissier aux Tuileries. Non sélectionné, le chef d’office Jacques Coursot s’est fait embaucher comme valet du général Gourgaud et se trouve aussi à bord.
Il manque le général de Montholon, exécuteur testamentaire. Mais celui-ci, après une faillite retentissante, se trouve en Angleterre auprès du prince Louis-Bonaparte, en exil après son malencontreux coup d’état de Strasbourg, et on ne sait trop ce qu’ils mijotent. Il est donc déplacé de prononcer son nom.
Tôt ce matin est arrivé de Paris le prince de Joinville, accompagné de son aide de camp le capitaine de vaisseau Hernoux et de son officier d’ordonnance le lieutenant de vaisseau Touchard. On n’attend plus que le comte Philippe de Rohan-Chabot, commissaire du roi.
À demain
J.M. 

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 2, Toulon, mardi 7 juillet

Le prince de Joinville a inspecté les aménagements apportés à sa frégate. Dans l’entrepont, une chapelle ardente a été installée pour recevoir une grande caisse en chêne dont les côtés sont tenus par des ferrures. Quand on retire celles-ci les côtés tombent en dévoilant un magnifique cercueil en ébène poli, doublé intérieurement d’une enveloppe en plomb. C’est pourquoi on a aussi embarqué un plombier nommé Leroux pour procéder à la soudure. La caisse est recouverte d’un immense drap en velours violet, brodé d’abeilles et d’aigles et garni d’une grande croix de soie blanche.
Des canons ont été mis en long afin de pouvoir construire des cabines en planches pour les membres de la mission. Les quatre domestiques sont regroupés dans une cabine près de l’équipage.
Le docteur Rémy Guillard, chirurgien-major de La Belle Poule, a embarqué un cercueil en plomb car il a promis aux parents du jeune élève-officier de marine Robert d’Harcourt, décédé voici quelques mois à Sainte-Hélène, de ramener son corps.
Le comte de Rohan-Chabot, que l’on appelle Chabot, diplomate issu d’une famille émigrée légitimiste installée en Grande-Bretagne, arrive dans l’après-midi, car il avait été retardé par une dernière entrevue avec le président du conseil M. Alphonse Thiers, qui lui a confirmé ses instructions. Le gouvernement souhaite une reconnaissance du corps mais ne peut l’exiger des Anglais car ce serait considéré comme une mesure de défiance à leur égard. C’est pourquoi il n’a pas été prévu de médecin légiste. L’ouverture du cercueil doit donc être demandée comme une mesure sanitaire pour le voyage de retour et Chabot est chargé de présenter ainsi l’affaire aux Anglais. Il devra informer le docteur Guillard que, au titre de sa fonction de médecin du navire, il sera en charge de l’opération.
À sept heures du soir, Joinville, qui s’impatientait, ordonne l’appareillage de la frégate et de la corvette, saluées par une foule importante assemblée sur le port et par les canons des forts de la rade. Par une forte brise, elles prennent la route de l’ouest. La première escale prévue est Malaga, où la Mission est attendue par le consul de France, M. Ferdinand de Lesseps.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 3, En mer, dimanche 12 juillet

Nous avons traversé le Golfe du Lion sous des vents violents et avec une mer agitée. Plusieurs passagers ont été très malades, dont M. de Las Cases et M. Marchand. Aujourd’hui, à l’approche de la côte espagnole, le calme est revenu et nous naviguons sous bonne brise pour passer entre les îles Baléares et le continent. Les anciens de Sainte-Hélène, que l’on appelle Les Illustres, font connaissance avec les officiers de marine de la Monarchie de Juillet qui, pour la plupart, n’appartiennent pas à la même génération qu’eux. Las Cases leur raconte sa tentative d’attentat à Londres contre Hudson Lowe. Gourgaud rappelle qu’à Brienne il a sauvé la vie de Napoléon et explique comment il a le mois dernier persuadé le général Bertrand de remettre à la France, c’est-à-dire au roi, les armes de l’Empereur réclamées par Joseph Bonaparte. On se moque un peu de l’abbé Coquereau dont la modestie n’est pas la qualité majeure. Il ne dîne pas à la table du prince avec les Illustres mais à celle des officiers du bord, lieutenants et enseignes de vaisseau, et en est profondément meurtri.
Le prince de Joinville, joyeux drille de 22 ans qui sait néanmoins s’imposer et prendre ses responsabilités quand il le faut, veille à assurer l’harmonie à bord. Il a d’ailleurs embarqué un groupe de vingt-cinq musiciens (financés par sa tante Mme Adélaïde) qui joueront à bord quand le temps le permettra et aux escales. M. de Chabot, un peu plus âgé, observe une attitude plus réservée. Il a informé le prince de la lettre de Thiers lui confiant la direction effective de la Mission et la gestion des dépenses tout au long du voyage, alors que Joinville, fils du roi, est en charge de la navigation et des relations protocolaires, selon le principe du Foutriquet selon lequel « le roi règne mais ne gouverne pas ». Joinville, qui s’en doutait, s’accommode de sa position de cocher, dira-t-il, du corbillard. Et d’ailleurs quand son père l’avait informé de la mission qu’il lui confiait, il avait déclaré n’être pas ravi de devoir jouer au croque-mort pendant que ses frères se battaient en Algérie.
Portés par une bonne brise, nous sommes passés en vue des petites îles Columbretes, laissant les Baléares à bâbord, puis entre le Cap de La Nao et Ibiza et poursuivons notre route au large de la côte espagnole. Ce matin, le capitaine Charner, commandant en second, a passé l’inspection générale des équipements de la frégate et de l’équipage. Officiers, matelots et passagers, nous sommes 560 à bord, m’a fait remarquer le général Gourgaud, toujours très précis. Charner semble un maniaque de la propreté, de l’astiquage et de la peinture, ce qui promet aux matelots de lourdes tâches.
Puis l’abbé Coquereau a célébré une messe solennelle sur un autel dressé dans la batterie, en présence du prince. Les officiers, les passagers et les matelots y ont assisté. Il ne manquait que Martin, le grand singe qui « par ses malices et son adresse »  amuse le prince dans son salon et parfois à table. Coquereau a choisi deux mousses, nommés Dufour et Lérigé, auxquels il a appris à servir la messe et à présenter les burettes. Il est mortifié de ne pas être invité ensuite au diner du prince, m’a fait remarquer Gourgaud.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 4, Cadix, jeudi 16 juillet

Alors que nous nous traînions, au point que le prince jetait des bouteilles à la mer pour tirer dessus à la carabine, une forte brise d’Est s’est levée dans la soirée du 13. Le prince vient de décider d’en profiter pour franchir au plus vite le détroit de Gibraltar et de faire escale, pour compléter ses approvisionnements, à Cadix plutôt qu’à Malaga. Tant pis pour Ferdinand de Lesseps !
La frégate et la corvette ont hissé leurs couleurs pour passer le 15 à midi devant Gibraltar, franchir le détroit et remonter vers le Nord. Tous sur le pont tournent ostensiblement le regard à bâbord en passant devant le cap Trafalgar. Les deux navires arrivent à sept heures du soir devant Cadix mais le pilote du port leur demande d’attendre le lendemain pour y entrer. Ils restent donc toute la nuit sous voiles.
Le lendemain à 7 heures, La Belle Poule vient s’amarrer dans le port de Cadix. Après le déjeuner, les passagers descendent à terre pour visiter la ville. Ils sont charmés par sa propreté, ses couleurs, ses balcons de fer forgé. Ils ressortent après le dîner pour assister à la promenade des femmes dont ils apprécient les robes de soie noire, leur manière de porter «  une rose blanche pour souligner l’ébène de leur chevelure » , me fait remarquer le général Gourgaud, toujours à 57 ans très sensible au charme féminin.
Le prince a précisé à ses jeunes compagnons, et aussi au moins jeunes, que c’est la seule escale où il pourra leur procurer quelques agréments et les a invités à en profiter, comme lui-même. Ils ne vont pas s’en priver, y compris les matelots autorisés à débarquer par bordées. L’escale est prévue pour durer quatre jours.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 5, Cadix, lundi 20 juillet

Le vendredi 17, Bertrand et Gourgaud rendent visite au consul de France dont le chancelier leur fait visiter les monuments de la ville, puis ils vont faire du shopping. Gourgaud achète des éventails de Chine et des boucles d’oreilles, destinées à sa maîtresse (Élisa de Lariboisière, épouse de son meilleur ami Honoré de Lariboisière. Fille du riche financier Antoine Roy, elle a par sa générosité laissé son nom à l’hôpital parisien Lariboisière.). Ils assistent le soir au concert populaire donné sur la Plaza de la Constitucion par l’orchestre de la Belle Poule, à l’initiative du prince.
Le samedi matin (18), Bertrand, Gourgaud et Marchand dans une voiture, le prince et les autres à cheval, tous se rendent visiter les établissements de la marine, la plupart à l’abandon depuis le siège du 5 février 1810 au 24 août 1812 par l’armée française qui n’a pas réussi à s’emparer de la place de Cadix. Puis ils se rendent à Chiclana de la Frontera sur le site de la bataille indécise de Barossa, ou de Chiclana, qui opposa le 5 mars 1811 les troupes du maréchal Victor au corps anglo-espagnol des généraux Thomas Green et Manuel La Pena. Les souvenirs en sont encore vifs. Ils terminent l’après-midi dans une auberge par un dîner où règne une chaude ambiance. Ils sont acclamés par la population et jettent par les fenêtres des gâteaux aux enfants. Le prince les quitte au grand galop pour rendre visite à un amiral espagnol qu’il a connu à La Havane et qui a deux filles dont l’une l’a fortement troublé.
Dimanche 19. Le prince est retourné chez l’amiral et ses passagers l‘attendent pour se rendre à la corrida que les autorités locales donnent en leur honneur. Finalement ils s’y rendent sans lui, sont accueillis au cirque par des holàs et assistent à trois courses dont les images sanglantes et violentes, la rage du public espagnol, leur inspirent des commentaires mitigés. Ils terminent la soirée en prenant des glaces sur la Plaza de la Constitucion où un panorama représente Les Adieux de Fontainebleau. Joinville leur a conseillé « d’aller chez les filles ».
Le lundi 20 est le dernier jour à terre. Gourgaud retourne avec l’abbé Coquereau et le docteur Guillard faire des emplettes : chapeaux de paille, cannes, châle et robe de Chine. Ses compagnons sont étonnés de ses folles dépenses. Mais il donne aussi 30 francs à ’ ‘un pauvre soldat du 63e, abandonné à Cadix depuis 1809 ». Le général Bertrand, le général Gourgaud, le lieutenant Touchard et le comte de Chabot retournent à terre après le dîner. Ils vont assister à un spectacle de danses andalouses. Puis ils laissent le général Bertrand, 67 ans et un peu fatigué, prendre des glaces en ville et les trois autres se rendent dans une accueillante maison du port dite La Marquessa. Ils rentrent à 1 heure et demie du matin et Gourgaud note à ce sujet dans son journal : « Je b. Dolorès, charmante fille espagnole de 14 ans. M. de Chabot n’est pas en train ». Ainsi se termine l’escale à Cadix. Le départ est fixé à 6 heures et demie.
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J.M. 

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 6, Funchal, île de Madère, samedi 25 juillet

La frégate et la corvette appareillent le mardi 21 à l’aube, en direction de l’île de Madère. Tous revivent tranquillement dans leur esprit l’escale de Cadix. Dans la soirée, le vent forcit et passe au N.-E. On observe un très grand requin.
Dans la nuit, le vent devient très violent et provoque un fort roulis. La plupart des passagers sont malades et restent dans leurs cabines : «  on n’entend de tous côtés que vomissements et efforts pour vomir » , écrit Gourgaud, toujours très réaliste. Le soir, tous font l’effort de venir au dîner, sauf M. de Las Cases. Le lendemain (23), la navigation se poursuit à vive allure, avec un fort roulis. L’arrivée à Madère est prévue dès le 24 à l’aube.
Le 24 à 5 heures du matin, la Belle Poule est saluée par le canon du fort et mouille devant le port de Funchal, qui n’est qu’une plage de galets. Bertrand, Gourgaud et le docteur Guillard rendent visite au consul de France, M. Montero, puis au consul américain qui fait commerce de vins de Malvoisie et de Madère, et pour lequel Gourgaud a une lettre de recommandation. Celui-ci, dont la consommation n’a pas faibli depuis Longwood vingt ans plus tôt, en achète pour « vingt napoléons d’or ». Puis ils se rendent avec l’abbé Coquereau au couvent de Sainte-Claire car on parle beaucoup d’une jeune novice, Sœur Clémentine, « une merveille, un ange de beauté, d’autant plus malheureuse qu’elle y était contre son gré ». La visite du général Bertrand, dont elle connait le nom, lui apporte une faible consolation car c’est une admiratrice de Napoléon. Le soir au dîner, la destinée de sœur Clémentine est longuement évoquée.
Le lendemain (25), une vingtaine de passagers et d’officiers partent à 5 heures du matin dans une longue promenade à cheval pour découvrir la riche nature de l’île de Madère sous la conduite de M. Montero. On s’arrête pour un déjeuner bien arrosé des vins locaux dans la magnifique propriété d’un riche Anglais. Puis le prince entraine à grand galop tout son monde dans l’escalade d’une montagne. L’abbé Coquereau fait une chute et roule dans la poussière sans se faire mal heureusement. Les voyageurs se scindent en plusieurs groupes pour regagner Funchal. Ecoutons le récit de Gourgaud : « Nous revenons par un nouveau chemin qui n’est que roches et précipices. Mon cheval s’abat su vivement que je suis projeté par-dessus lui, la tête contre une roche plate. Le docteur et l’abbé me relèvent. J’ai la pommette gauche toute enflée. Je rentre à bord tout abîmé ». Pendant une semaine, le docteur Guillard va soigner la pommette et l’œil de Gourgaud, qu’il trouve bien douillet pour un ancien général de l’Empire.
Le départ est prévu le 26 à l’aube en direction des Canaries.
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J.M. 

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 7, Santa Cruz, samedi 1er août

Le dimanche 26, le prince et le commandant Charner procèdent à l’inspection générale du bâtiment. Dans la matinée, la corvette envoie des signaux indiquant que la Belle Poule a le feu à bord et dégage des fumées. On découvre que le feu a pris dans une cale à voiles située sous le beaupré, dans laquelle était tombée la pipe d’un matelot, bien qu’il soit strictement interdit aux gabiers de fumer. L’incendie est rapidement maîtrisé. La mer est grosse et l’on doit fermer les sabords.
Lundi 27. L’abbé, Bertrand, Las Cases, Archambault rendent visite à Gourgaud qui se sent beaucoup mieux. Il est allé trois fois à la selle, précise-t-il. On arrive aux Canaries toujours avec une mer bien formée et la Belle Poule mouille à 5 heures du soir devant Santa Cruz de Ténériffe, la dernière escale avant de se lancer à l’assaut de l’Atlantique. La nécessité de cette escale n’est pas évidente. Il s’agit en fait de permettre au prince de Joinville d’escalader le Pic de Ténériffe (3 718 mètres), excursion à laquelle il a dû renoncer lors d’un précédent voyage en raison des conditions climatiques (Aujourd’hui il y a un téléphérique !) !
Le brick le Voltigeur, venant du Havre, arrive le 28 apportant du courrier et les dernières nouvelles de Paris où on signale une tension croissante entre la France et l’Angleterre au sujet de la situation en Syrie. Le brick va emporter le courrier des membres de la Mission ainsi que le singe Martin dont la présence à bord ne semble plus compatible avec la dignité que va bientôt exiger la mission. Le prince prépare son expédition au Pic de Ténériffe mais auparavant il a un évènement à célébrer.
Mercredi 29 juillet. Dixième anniversaire des Trois Glorieuses. Le prince préside une cérémonie sur le pont de la frégate en grand pavois devant tout l’équipage en grande tenue, tandis que retentissent vingt et un coups de canon et que la musique de la Belle Poule interprète La Parisienne, de Casimir Delavigne, l’hymne quasi-officiel de la Monarchie de Juillet. Puis Joinville entraine à l’assaut du Pic Chabot, Las Cases, l’abbé Coquereau, Arthur Bertrand, Marchand, le lieutenant Touchard, l’enseigne Bazin etle général Bertrand, bien que tous tentent en vain de l’en dissuader en raison de son âge. Gourgaud, convalescent, et Hernoux préfèrent rester visiter les environs de Santa Cruz, tandis que la musique de la Belle Poule distrait chaque soir la population locale.
L’ascension va durer trois jours et nécessiter deux bivouacs en montagne dans des conditions sommaires. L’abbé Coquereau fait une chute et déchire sa culotte. Il reste assis sur une pierre, lisant son bréviaire, à attendre la descente de ses compagnons. Las Cases, Arthur et Marchand s’arrêtent avant le sommet mais le général Bertrand, épuisé, s’y fait néanmoins porter par les guides. Dans l’après-midi du samedi 1er août, les membres de l’expédition, éreintés et plus ou moins éclopés, arrivent par petits groupes à la frégate. Celle-ci a fait provision d’eau et est prête à appareiller dès le lendemain. Le prince a prévu d’aller se ravitailler au Cap en descendant le long du golfe de Guinée, avant de remonter à Sainte-Hélène en profitant des alizés de l’Atlantique sud. C’est à la voile le trajet classique. Il devra quitter Sainte-Hélène vers le 20 ou le 25 octobre, le retour à Cherbourg lui étant prescrit pour début décembre. Il pourra ainsi disposer d’une dizaine de jours pour visiter la province du Cap, qu’il ne connait pas, et se livrer à quelque safari.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 8, Océan Atlantique (1°00’ Lat. N, 26°28’ Long. O), mercredi 19 août

Voici 18 jours que nous avons quitté Ténériffe et nous approchons de l’équateur. Nos passagers, après avoir passé le temps à observer les poissons volants ou repérer des requins, éprouvent un grand ennui même si quelques incidents sont venus animer notre croisière. Le 4 août vers 4 heures du soir, la vigie a crié : « Un homme à la mer ». On n’apercevait que sa tête qui s’éloignait ; un canot a été immédiatement mis à la mer et a pu le rejoindre. C’était Dash, le chien très populaire à bord de l’enseigne Bazin. A son habitude, il était monté dans les porte-haubans pour faire très proprement ses besoins et était tombé à l’eau. Ainsi entre-t-on dans l’histoire !
Le lendemain, le prince dirige un exercice de branle-bas pour vérifier l’opérationnalité de son équipage. Chaque soir vers 7 heures, après le dîner, les passagers se réunissent dans le salon du prince pour y prendre le thé. L’abbé Coquereau tient de longs discours pour persuader Bertrand et Gourgaud, enfants de la Révolution à la foi plutôt chancelante, que « hors de l’Eglise, point de salut ». Bertrand finit par lasser en racontant à satiété des détails de ses campagnes. Le 6 août, M. de Chabot, précédemment secrétaire d’ambassade à Londres, signale que le prince Louis-Napoléon y dépense des sommes folles. Le lendemain matin, le général Gourgaud raconte qu’il a rêvé que Louis-Napoléon et le général de Montholon étaient arrivés à Sainte-Hélène avant eux et avaient enlevé le corps de l’Empereur (La veille précisément, Louis-Napoléon Bonaparte et Montholon ont débarqué à Boulogne et tenté un coup d’état !) !
Le prince organise une séance de tir au pistolet pour ses officiers. Le général Gourgaud s’y associe et démontre que, depuis Brienne en 1814, il n’avait pas perdu la précision de son tir. Le 8 août, on passe au large de San Antonio, la plus à l’ouest des îles du Cap Vert et le prince ne juge pas utile de s’y ravitailler en eau. La chaleur est étouffante et la Belle Poule doit ralentir pour ne pas se séparer de La Favorite qui est moins rapide. Le dimanche 9, le capitaine Guyet et Marchand sont invités à venir dîner sur la frégate. On discute de la route à suivre. Nous sommes par 14° de latitude Nord et 27° de longitude Ouest. Le Cap se trouve par 34° de latitude Sud et 18° de longitude Est. Il va falloir obliquer vers la côte africaine et gagner des degrés de longitude vers l’est pour y arriver dans un délai raisonnable mais les vents n’y semblent guère favorables. Le lundi 10, fortes pluies tropicales.
La semaine s’écoule ainsi, la frégate manœuvrant pour infléchir sa route vers l’Est, malgré des vents et des courants contraires. L’abbé Coquereau, adepte de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie (Dont le dogme sera proclamé en 1854 par le pape Pie IX après de vifs débats.), entend célébrer le samedi 15 août une messe solennelle pour la fête de l’Assomption, en y associant la mémoire de Napoléon Bonaparte dont ce sera le 71e anniversaire de la naissance. Bertrand fait remarquer qu’il n’est que de quatre années plus jeune et Gourgaud rappelle que sous l’Empire on célébrait ce jour-là la Saint-Napoléon. Le comte de Rohan-Chabot, protestant et bien ennuyé, adopte une attitude réservée. Il est soulagé car l’abbé doit renoncer à son projet en raison de « la mobilité de la frégate » , comme dit le docteur Guillard pour signaler un fort roulis. La messe est reportée au lendemain dimanche.
Une nouvelle semaine commence. L’erreur d’un matelot calier a provoqué la vidange de trois cuves d’eau douce et on doit rationner celle-ci à trois litres par jour et par personne pour la boisson et la toilette, ce qui soulève les récriminations de quelques passagers, comme Las Cases et Arthur Bertrand. Les marins, eux, sont habitués à ce genre de situation. Ceux-ci ne pensent plus qu’au Passage de la Ligne, prévu le 20 août, et font dresser la liste des personnes qui vont passer l’équateur pour la première fois et qui doivent être « baptisées ». Parmi les passagers, M. de Chabot, l’abbé Coquereau et le plombier Leroux. Parmi l’équipage, le docteur Guillard, de jeunes officiers et matelots. Joinville propose à l’abbé de trouver un motif pour l’en exempter (comme pour Napoléon vingt-cinq ans plus tôt sur le Northumberland) mais il refuse.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 9, San Salvador de Bahia, samedi 29 août

La journée du 20 août a laissé à tous un souvenir mémorable. A midi, le Père La Ligne et son état-major, tous superbement déguisés, viennent se mêler à la société de Son Altesse Royale le prince de Joinville. Apparaît alors un cortège de diables munis de cornes, de griffes et de fourches, poussant des cris affreux et escortant un évêque doté d’un chapeau pointu. Une chapelle a été dressée sur le pont, où sont appelés, l’un après l’autre après un long sermon psychédélique, les néophytes qui reçoivent un copieux seau d’eau sur la tête. C’est alors qu’entre en scène le prince de Joinville, lui aussi déguisé, et ses officiers qui ont déjà passé la Ligne : ils arrosent copieusement tout le monde avec une des pompes à incendie de la frégate et projettent sur l’assemblée le contenu de sacs de farine qui se transforme en une infâme bouillie, de sorte qu’on ne reconnait plus personne. Se déroule alors une épique bataille pour la prise des pompes à incendie.
Deux heures plus tard, Neptune se retire. Tout est nettoyé et la frégate retrouve son état normal. La journée n’était pas terminée car, après le dîner, la musique ouvre un bal pour les passagers et officiers du bord. Tous se sont déguisés, sauf le prince. La dizaine de jeunes élèves-officiers, excités par la journée, s’y invitent et y font un beau vacarme. Le calme revient très tard.
Le lendemain, les discussions reprennent à bord car on est bien dans l’hémisphère sud mais par 28° de longitude Ouest. Il va falloir un bon mois de navigation pour atteindre Le Cap et, compte tenu du délai de retour, on ne pourra y rester que 4 ou 5 jours avant de reprendre la mer pour encore de longues semaines de navigation, alors que nous sommes seulement à quelques jours de route de la côte brésilienne. Le commandant Hernoux charge Gourgaud de faire comprendre au prince qu’il doit renoncer à son espoir de chasse au lion. Joinville s’y résout et, pour sauver la face, convoque à son bord, le lundi 24, le capitaine Guyet de la Favorite. Ils décident collégialement de changer de route et d’aller faire leurs approvisionnements à Bahia (San Salvador de Bahia) où ils pourront disposer d’une escale d’une quinzaine de jours avant de prendre la route de Sainte-Hélène.
La décision est accueillie avec soulagement. La frégate se dirige à vive allure, malgré la pluie et des vents violents, vers la côte brésilienne. La bonne humeur est revenue à bord et dans le salon du prince on fait assaut de calembours. Ainsi Joinville se plaint que La Favorite ralentisse sa marche et l’abbé lui réplique : « Les favorites ont toujours fait le malheur des princes ». C’est le moment que choisit le comte de Chabot pour avertir officiellement le chirurgien-major Guillard qu’il va être chargé de réaliser, après l’exhumation, l’identification du corps de l’Empereur. Guillard s’en doutait et il en profite pour demander une rétribution spéciale. Chabot lui propose 5 000 francs versés à bord ou 6 000 au retour à Paris. Le docteur, connaissant l’administration française, préfère tenir que courir !
Le 28 août à 6 heures du soir, la Belle Poule vient s’ancrer dans la rade de San Salvador de Bahia, bientôt rejointe par la Favorite.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 10, Rade de Bahia, lundi 14 septembre

La frégate et la corvette sont ancrées dans la rade car le port n’est qu’un quai délabré et il faut une demi-heure de canot pour le rejoindre. De nombreux échanges vont néanmoins avoir lieu avec la population locale. Les consuls européens montent à bord, attirés par la curiosité. Le prince rend visite au gouverneur de la province que l’on appelle El Presidente. On arrive en pleine période de festivités car on célèbre la majorité légale (14 ans) de l’empereur Pedro II, qui a succédé à son père Pedro I destitué, et jusque-là doté d’un conseil de régence.
Samedi 29. Les passagers visitent la ville, très colorée et animée, où ils sont l’objet de toutes les attentions. Ils ne tardent pas à découvrir la boutique de mode d’une Française très connue dans la cité, Melle Rosalie, qui dirige aussi un commerce d’un autre genre avec des amies à elle. Gourgaud et Arthur Bertrand deviennent de ses clients assidus, de même que les jeunes officiers du bord. Melle Rosalie et ses amies seront invitées par eux à visiter joyeusement la frégate, au point que les anciens domestiques de Longwood Saint-Denis et Pierron, qui en ont pourtant vu d’autres, en seront choqués. L’abbé Coquereau et le docteur Guillard rendent visite à l’archevêque de Bahia, très savant et parlant un excellent français, qui leur explique que les ouvrages de l’abbé de Lamennais ont fait un très mauvais effet au Brésil où la situation politique et religieuse est on ne peut plus compliquée.
Le soir, la plupart des Français assistent au bal donné en l’honneur de l’avènement de Pedro II et obtiennent un vif succès auprès des dames, notamment le comte de Las Cases, excellent danseur et que l’on prend pour son père. Puis, le dimanche 30, l’office religieux est célébré en grande pompe sur le pont de la frégate, avant que le prince ne donne quartier libre à ses matelots.
Les jours suivants, les passagers se séparent en petits groupes. Certains sont reçus par les meilleures familles de la ville, d’autres se répandent dans la riche nature qui l’entoure ou vont assister à la sanglante séance de capture et dépeçage d’une baleine qui s’est aventurée dans la rade. Le prince a loué un petit bateau à vapeur et, accompagné de Touchard et de quelques jeunes officiers, entreprend de remonter un petit fleuve pour s’y livrer à un massacre de toucans, de perroquets et autres animaux exotiques. Bien sûr, il a négligé d’en informer les autorités locales.
La province de Bahia, très métissée, est séparatiste et en révolte contre le gouvernement de Rio et de Pernambouc. Aussi ces Blancs qui ont débarqué et tirent des coups de feu inquiètent la population du petit village de Maragoubip, qui se réfugie dans la forêt. Le groupe traverse le village complètement vide, regagne la rive et les voyageurs s’apprêtent à rembarquer sur leur canot, après avoir déchargé leurs armes. C’est alors qu’une quarantaine d’hommes très excités, munis de machettes et de lances les assaillent et les entrainent après une vive bagarre. Des édiles s’interposent alors et favorisent le départ des prisonniers, mais sans leurs fusils. Touchard réussit à faire parvenir un message à Chabot et Hernoux qui se précipitent chez El Presidente. Celui-ci souligne l’imprudence de partir ainsi, sans guide ni interprète, et promet d’intervenir. Le groupe revient à la frégate plutôt penaud le soir du 7 septembre mais le prince est bien décidé à recevoir des excuses. Il n’obtiendra que la restitution des fusils.
Les jours suivants sont beaucoup plus calmes. L’abbé Coquereau entraîne le docteur Guillard à une cérémonie religieuse en hommage au nouvel empereur, où un jeune moine prononce un sermon très politique et républicain. Officiers et passagers font l’acquisition d’oiseaux empaillés, ou font naturaliser leurs prises par le docteur Guillard, détenteur du formol. On leur propose même des têtes humaines, fraichement coupées et embaumées. Le prince a fait son calcul à rebours pour une arrivée à Cherbourg début décembre et a programmé son départ de Bahia le lundi 14 septembre. Des approvisionnements ont été faits pour plus de deux mois de navigation, dont des bœufs sur pied, et la coque de la frégate a été repeinte en noir funèbre.
Le 12 septembre, un grand diner est donné aux plus hautes autorités locales chez le consul de France, puis le prince et ses passagers se rendent au palais du gouverneur, invités à un spectacle de danses donné par les jeunes filles de la bonne société, suivi d’un bal. Quand le prince se retire, l’orchestre joue… La Marseillaise et toutes les dames le saluent. Le lendemain le prince reçoit à dîner le gouverneur et le commandant militaire de la province à bord de la frégate. Coquereau lui fait remarquer qu’il a oublié l’archevêque, espérant ainsi être invité. Joinville invite l’archevêque, mais non Coquereau qui en est mortifié !
Pour ce dernier soir avant une étape qui devra être plus sérieuse et recueillie, la plupart des officiers et passagers retournent à terre et certains s’attardent très tard. A leur retour sur le quai, ils sont attaqués à coups de pierre par « des maris et surtout des amants qui s’étaient réunis pour tirer cette lâche vengeance des audacieux Français ». Le docteur Guillard, très observateur, a même vu « le pauvre maréchal Bertrand et Las Cases victimes de ce guet-apens, eux les plus paisibles des voyageurs » , tandis que Gourgaud y perdait sa jaquette.
Le 14 à 9 heures, la Belle Poule et la Favorite appareillent pour l’île de Sainte-Hélène qu’ils espèrent atteindre en une vingtaine de jours.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 11, en vue de Sainte-Hélène, mercredi 7 octobre

Partis de Toulon le 7 juillet à bord de La Belle Poule, nous arrivons en vue de l’île de Sainte-Hélène après trois mois d’une navigation à la voile soumise aux aléas des vents, à la chaleur et aux tempêtes. Durant ce long voyage, dont nous vous avons fait revivre les épisodes tout au long de l’été, se sont révélés les personnalités et les caractères des membres constituant la Mission de Sainte-Hélène. Tous ont pu ainsi se préparer au moment où ils vont se retrouver face aux restes mortels de l’Empereur qu’ils doivent ensuite ramener à Paris.
Reprenons notre récit depuis le départ de Bahia.
Le 14 septembre au matin, nous partons de Bahia, par 39° de longitude O et -13° de latitude S, pour atteindre l’île de Sainte-Hélène par 6° de longitude O et -16° de latitude S. Pour ne pas se laisser surprendre, comme entre le Cap Vert et l’équateur, Joinville et Charner étudient attentivement les cartes marines. Nous allons faire route au sud-est et descendre jusqu’au 28ème degré de latitude, un peu au-delà de la longitude de Sainte-Hélène, pour récupérer au plus tôt les alizés réguliers qui soufflent du Cap de Bonne Espérance vers les Antilles et vont nous ramener vers l’île.
La vie à bord reprend son rythme. Le prince mène un exercice de tir au canon et fait à table le bilan de l’escale à Bahia, distribuant les bons et les mauvais points. Le beau temps s’installe et le docteur Guillard fait remarquer que c’est le second printemps que nous vivons cette année. Pour les promenades sur le pont, des duos se forment : Bertrand et Las Cases, Chabot et Touchard, l’abbé et Hernoux. Gourgaud est généralement seul et le prince se mêle de préférence aux élèves-officiers. La musique joue tous les jours de 2 à 4 heures dans la batterie, devant les matelots qui recousent les voiles ou leurs chemises.
Le mauvais temps revient et le roulis empêche de dire la messe le dimanche 20. Les vagues pénètrent à bord et certains locaux, tel l’hôpital, deviennent des cloaques. A table, des propos aigre-doux sont échangés : Arthur Bertrand, Las Cases, l’abbé trouvent le temps long et sont de mauvaise humeur. L’abbé, mauvais perdant, envoie au diable le jeu de dames. Des officiers ont acheté de petits singes ou des perruches à Bahia ; ces animaux meurent et leurs propriétaires demandent à Guillard de les empailler. Pour amuser la galerie, l’abbé Coquereau raconte une histoire qu’il affectionne. Une dame du Faubourg Saint-Germain ayant dit à Talleyrand en 1810 : « Il s’est trouvé des poignards pour nos rois légitimes, et il ne s’en trouvera pas un pour cet usurpateur de Bonaparte ! », l’ancien évêque répondit : « Que voulez-vous, Madame, il n’y a plus de religion ! ».
A partit du 23 septembre, nous allons faire route plein Est. Nouvel exercice de tir au canon et au fusil. Suite à un pari risqué, MM. de Chabot et Las Cases montent dans la mature mais sont pris de frayeur et des gabiers doivent aller les chercher pour redescendre. Justement, le gabier Quintin, un Breton de Ploudaniel, puni et condamné à rester plusieurs heures dans les haubans, refuse de s’attacher et menace d’un couteau le quartier-maître qui veut l’y obliger. A son grand déplaisir, le prince doit réunir un conseil de justice qui condamne Quintin à recevoir douze coups de corde. Le prince, très affecté de ne pouvoir trouver une circonstance atténuante, s’arrange ‘« pour qu’ils soient bien légèrement appliqués’ ».
À Bahia, les voyageurs n’ont pas obtenu d’information récente sur la situation politique en Europe et sont inquiets de la tension entre la Grande-Bretagne et la France, la première soutenant l’Empire ottoman, la seconde le pacha Méhémet Ali qui rêve d’indépendance de l’Egypte. Cette affaire a des répercussions. sur les Lieux Saints et l’abbé Coquereau soutient vivement la position de Rome. Las Cases appuie l’abbé et ils attisent la fureur du général Bertrand qui déclare que « Rome est la cause de la chute de l’Empereur, que Rome fait le malheur du monde entier ». Puis on parle du rôle des Jésuites. Cela met de l’ambiance à bord ! Le général Bertrand se sent d’ailleurs un peu décalé au milieu de la jeunesse qui l’entoure et se confie au docteur Guillard : « C’est triste chose que la vieillesse. On vous met de côté comme un vieux morceau de bois que l’on met au feu ». Il trouve près de Guillard affection et confiance. Le 29 septembre, nous rencontrons les alizés par 8° de longitude et nous commençons notre route au Nord.
Le 1er octobre, le prince se souvient du but de sa mission et fait monter sur le pont, non sans grande difficulté car son poids est considérable (900 kilos à une tonne), la caisse contenant le cercueil d’ébène. On enlève son couvercle, ce qui fait tomber les quatre côtés et laisse apparaitre le cercueil d’ébène, ou plutôt « de chêne, plaqué d’ébène », nous dit Ali qui a l’œil. Sur le couvercle est écrit NAPOLÉON ; sur chacun des grands côtés il y a un N et deux gros anneaux de bronze ; sur chacun des deux petits côtés, il y a aussi un anneau de bronze. On tâtonne pour ouvrir la serrure, dissimulée derrière une étoile en bronze, du cercueil d’ébène qui contient une enveloppe en plomb, elle-même ouvragée et portant l’inscription : Napoléon, empereur et roi, mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821. Puis l’ensemble est refermé et remis en place dans la batterie. Certains songent déjà à l’avenir et font leur cour à Hernoux et Las Cases, députés à l’Assemblé nationale (de Mantes et de Landerneau respectivement) supposés influents. Ainsi, l’abbé Coquereau ne cache pas son désir de devenir évêque (Ce sera aumônier général de la Marine.) et le quimpérois Guillard souhaite vivement, après vingt-cinq ans de navigation, être nommé dans un hôpital de la Marine, à Brest ou à Lorient, pour vivre avec sa femme et ses deux enfants qui lui manquent beaucoup(Ce sera Lorient, en 1842 seulement.).
Le 3 au petit matin, le prince fait mettre à l’eau les canots, la chaloupe équipée d’un obusier et, avec sa compagnie de débarquement, part à l’attaque de La Favorite. Mais le capitaine Guyet ne se laisse pas surprendre et manœuvre habilement pour résister à l’abordage. L’opération est cependant dangereuse et certains matelots se souviennent de manœuvres de ce genre qui ont mal tourné. Il n’y a pas de blessé. A midi, tout le monde remonte à bord et l’équipage bénéficie d’une double ration de vin. Les spectateurs ont été fortement impressionnés.
Les jours suivants sont consacrés au grand nettoyage de la frégate suivant la formule bien connue des matelots : « Sur un bateau, pour ne pas avoir d’ennui, on salue tout ce qui bouge, et on repeint tout ce qui ne bouge pas ». On passe même deux couches de peinture, remarque Ali qui observe tout. Le 7 octobre dans l’après-midi, la côte sud de l’île de Sainte-Hélène apparaît à l’horizon.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 12, Jamestown, samedi 10 octobre.

Le 8 octobre à l’aube, tous les passagers sont sur le pont pour voir surgir des flots l’île de Sainte-Hélène. La Belle Poule arrive par le sud de l’île et croise le petit rocher de George Island, repérable car couvert de guano, puis passe au large de Prosperous Bay d’où l’on aperçoit le plateau de Longwood (Aujourd’hui, on voit surtout la piste de l’aéroport mis en service en 2017.) et défile devant l’imposant massif du Barn, dont la forme évoque une silhouette bien connue, avant d’arriver dans la baie de Jamestown, encombrée d’une douzaine de navires dont l’un arbore un pavillon tricolore. Le prince manœuvre habilement pour venir jeter l’ancre en plein milieu de la baie, arrachant au passage le beaupré d’un bâtiment anglais.
Le commandant du port, le commandant de la place, le secrétaire colonial Mr Seale, Mr Salomon, négociant et consul de France, des civils que Bertrand et Gourgaud reconnaissent, montent à bord souhaiter la bienvenue, ainsi que le fils du gouverneur Middlemore, lequel est âgé et souffrant. En effet, le brick Dolphin est arrivé depuis une dizaine de jours, apportant les intentions et recommandations du gouvernement anglais. Le bâtiment français présent est le brick L’Oreste, en route pour renforcer la flotte bloquant le Rio de la Plata dans le conflit contre le dictateur argentin Rosas. Il est commandé par le capitaine Doret que Bertrand et Gourgaud retrouvent avec plaisir car, jeune officier à Rochefort en 1815, il a participé aux projets d’évasion de l’Empereur vers les Etats-Unis. Il a quitté Cherbourg le 31 juillet et a été chargé de faire un détour pour apporter des courriers à la Mission, ainsi qu’amener un pilote de la Manche pour faciliter le retour à Cherbourg. Dans une lettre à son fils, la reine Marie-Amélie exprime ses vives inquiétudes sur la politique belliciste du président Thiers, sa crainte d’une guerre avec l’Angleterre. Le prince sait bien que sa mère ne parlerait pas de la sorte sans l’avis de son mari ! Il importe donc de régler l’affaire de l’exhumation avec souplesse et de ne pas s’attarder à Sainte-Hélène.
Les passagers descendent à terre et « toute la journée se passe à voir de nos anciennes connaissances et à apprendre des nouvelles de l’île », écrit Gourgaud qui se renseigne sur Esther, l’ancienne maîtresse de Marchand, hélas décédée, et apprend que le fils d’Esther est parti au Cap. Marchand semble moins curieux. Des chambres en ville ont été mises à la disposition des passagers ; Chabot, Las Cases et Arthur Bertrand décident d’y prendre leurs quartiers.
Vendredi 9 octobre. Guidés par le colonel Trelawney et le capitaine Alexander, qui seront en charge des opérations à la tombe, le comte de Rohan-Chabot, SAR le prince de Joinville, les généraux Bertrand et Gourgaud, M. de Las Cases, l’abbé Coquereau et une dizaine d’officiers des deux équipages se rendent à cheval à Plantation House pour être présentés au gouverneur qui les reçoit très aimablement. Chabot et Joinville s’isolent avec le gouverneur pour s’entretenir de la suite. Pour Middlemore, ce sont les Anglais qui devront conduire et effectuer l’exhumation. Ce point n’est pas discutable. Chabot manifeste son souhait de procéder à une reconnaissance des restes. Le gouverneur se déclare surpris de cette demande et Chabot invoque des raisons sanitaires. On promet de se revoir le lendemain soir pour un diner à Plantation House.
L’après-midi, les voyageurs poursuivent leur trajet jusqu’à Hutt’s Gate. Ils sont très surpris par le changement de la végétation de l’île, devenue très luxuriante et agréable (Conséquence des mesures d’éradication des rats et des chèvres sauvages, initiées par Hudson Lowe et poursuivies par ses successeurs.) : « Partout nous voyons des bestiaux, des herbages et des barrières ». Ils retrouvent Mrs Dickson, veuve avec huit enfants dont l’une est la sœur de lait d’Arthur Bertrand car, pendant toute la captivité, Mrs Dickson fut au service de la comtesse Bertrand dont elle apprend avec beaucoup de peine le décès. Puis ils descendent au site de la tombe, très bien entretenue depuis 19 ans par son gardien le sergent Young (Ancêtre du metteur en scène Terence Young), et rencontrent la famille Torbett, concessionnaire du val de la tombe et qui le fait visiter aux voyageurs en escale. Ils redoutent de perdre leurs revenus et le prince promet de les indemniser largement.
Ils poursuivent leur excursion jusqu’à Longwood dont l’aspect désolé du plateau n’a pas changé. En chemin, ils rencontrent miss Mason, une anglaise excentrique, ancienne admiratrice de Gourgaud et qui lui saute au cou pour la plus grande joie de ses compagnons. Mais, à Longwood House, c’est le désenchantement et la colère. La maison a été concédée en bâtiment agricole au fermier de la Compagnie des Indes. La salle de billard est la seule pièce à peu près intacte, si ce ne sont les graffiti sur les murs. Le salon est devenu un moulin à céréales. La porte vers l’appartement de l’Empereur a été murée et ses deux pièces sont devenues une écurie et une étable : « portes, fenêtres, cheminées, tout a été démoli. J’ai voulu revoir mon logement : on m’a fait l’honneur d’établir une écurie dans ma grande chambre », s’étouffe Gourgaud.
En revanche, la maison de la famille Bertrand, un peu en contrebas et où Fanny s’est tant ennuyée, et la nouvelle maison que Napoléon n’a jamais habitée, sont en assez bon état Le retour à Jamestown est très triste. Un diner y est donné au palais du gouvernement (The Castle)) mais il est très lugubre et tout le monde remonte à bord à 10 heures et demie.
Samedi 10. Les passagers se répandent dans Jamestown, ville qui elle aussi a bien changé. Les commerces abondent en produits en provenance de l’Inde : châles, écharpes en cachemire, soieries. Gourgaud en achète pour 2 000 francs, et même un tam-tam. Puis tous, sauf Marchand qui n’est pas invité, revêtent leurs uniformes pour le dîner du gouverneur à Plantation House. Celui-ci se déroule en grand apparat, à la britannique. On termine la soirée dans la bibliothèque, à boire des liqueurs, avant de regagner en carrioles le port et les canots de la frégate.
Suite au prochain épisode.
J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 13, Jamestown, mardi 13 octobre.

Dimanche 11. Après la messe célébrée à bord, les officiers des deux navires et la moitié des équipages se rendent à terre pour visiter le site de la tombe et Longwood House. Bertrand et Gourgaud partent à Sandy Bay rencontrer Mr Doveton, doyen du conseil de l’île, auquel Napoléon a rendu visite le 4 octobre 1820 (sa dernière sortie), son gendre le major Hodson, surnommé Hercule par Napoléon et qui a assisté à l’inhumation, le tapissier Darling, qui en 1821 a fabriqué les quatre cercueils et qui leur fait cadeau d’objets achetés lors de la vente du mobilier de Longwood en 1822 (dont la volière que l’on peut voir au Musée-Hôtel Bertrand de Châteauroux.). Ils retournent voir Mrs Dickson qui leur présente sa fille Fanny qui avait eu la comtesse Bertrand pour marraine.
C’est au retour au port qu’éclate le drame. Gourgaud avait réservé le canot-major (faisant la navette avec le bâtiment) pour 5 heures moins un quart précises. Il n’est pas là, ayant été pris quelques minutes plus tôt par le commandant Hernoux regagnant le bord. Le canot revient une demi-heure plus tard. A bord, Gourgaud interpelle violement Hernoux ; le ton monte entre les deux hommes : « J’ai pris le canot parce que j’en ai le droit. Je suis chef d’état-major et vous simple passager ». Ils sont prêts d’en venir aux mains, devant l’équipage médusé ou amusé. La colère empêche Gourgaud de manger et il va se plaindre au prince qui se garde bien de trancher, les réunit sur le pont et leur demande de se réconcilier. Gourgaud reprend le canot et va coucher à terre !
Lundi 12. Journée de détente, sauf pour le prince et Chabot qui mettent au point avec le colonel Trelawney et le capitaine Alexander les modalités de l’opération d’exhumation qui commencera le 14 à minuit et devrait permettre le chargement du cercueil sur la frégate dans la journée du 15. La seconde moitié de équipages se rend à la tombe et à Longwood ; d‘autres y retournent et vont visiter Longwood New House dont l’occupant, l’ingénieur Onfroy, expose une collection minéralogique et se livre à des études sur le magnétisme.
Nos personnalités, y compris Marchand qui n’a pas été oublié, sans le prince et Chabot excusés, se rendent à 6 heures au dîner offert par les officiers de la garnison. Le secrétaire colonial, Mr Seale, porte les toasts traditionnels à la reine Victoria et à SAR le prince de Joinville. Puis le colonel Trelawney porte un toast au général Bertrand, le juge Valles un toast so british à Mr Marchand « qui dans une humble position a montré un grand dévouement ». Le colonel revient en porter un au général Gourgaud « militaire combattant jusqu’au dernier moment pour l’Empereur à Waterloo et renonçant à tout pour le suivre ». Gourgaud remercie, porte un toast au colonel Trelawney, à l’armée britannique, et un autre au comte de Las Cases, ici représenté par son fils, « que seuls les années et les infirmités ont empêché de nous accompagner dans notre pieux voyage ». Las Cases remercie en un excellent anglais et en portant un toast au comte de Rohan-Chabot, commissaire du roi des Français Chaque toast étant suivi de trois hourras et d’un verre cul-sec, on imagine aisément l’état des convives à la sortie, alors que la musique de La Belle Poule exécute le God save the Queen et La Marseillaise L’entente cordiale est en bonne voie ! Les plus vaillants vont terminer la soirée chez Mrs Seale qui donne un bal en l’honneur de ses charmantes filles et de leurs amies, déjà bien connues d’Arthur Bertrand.
Ce même soir, le docteur Guillard, accompagné des chirurgiens de La Favorite et de L’Oreste et de l’abbé Coquereau, se rend au cimetière de Jamestown où il a fait apporter le cercueil destiné au rapatriement du corps du jeune Robert d’Harcourt, élève de la marine débarqué malade à Sainte-Hélène quelques mois plus tôt et décédé. Les personnes qui l’ont soigné et soutenu sont présentes. La fosse est ouverte, le cercueil sorti et ouvert pour une rapide identification car l’état du cadavre est horrible. Guillard fait transférer les restes dans le nouveau cercueil plombé ; l’abbé donne une absoute. Le cercueil est descendu au port et embarqué sur La Favorite, selon la décision du prince. A noter qu’aucun des domestiques, ses anciens compagnons, n’a songé ou cherché à se rendre sur le site de la tombe du maitre d’hôtel Cipriani, inhumé en février 1818 au cimetière de Country Church, près de Plantation House.
Mardi 13. Joinville publie un ordre du jour fixant dans les moindres détails les opérations des journées du 14 et du 15 jusqu’à l’installation du cercueil sur La Belle Poule. En fait, le scénario a été décidé entre le gouverneur Middlemore et le comte de Rohan-Chabot qui a fait état de la lettre de Thiers lui confiant la responsabilité de la mission. Joinville en est froissé, manifeste son déplaisir, décide de ne pas assister à l’exhumation et de rester au port pour y accueillir le cercueil. La caisse contenant le cercueil d’ébène a été débarquée sur le quai ; le colonel Trelawney l’a faite transporter par des soldats britanniques sur le site de la tombe où ont été dressées deux grandes tentes. Les travaux doivent être exécutés par des soldats britanniques sous la direction du capitaine du génie Alexander.
Dix-huit Français seulement pourront assister à l’exhumation, ce qui soulève de vives récriminations et des jalousies à bord des deux (et même trois) navires. Il s’agit du comte de Rohan-Chabot, du docteur Guillard, de l’abbé Coquereau, des capitaines Charner, Guyet et Doret, des généraux Bertrand et Gourgaud, de M. de Las Cases, de Louis Marchand, d’Arthur Bertrand, des quatre domestiques de l’Empereur (Saint-Denis, Pierron, Noverraz et Archambault), des deux mousses-enfants de chœur de l’abbé… et du plombier Leroux. Les travaux auront lieu de nuit, le climat s’annonce détestable. Les officiers doivent prévoir de se changer pour la cérémonie officielle de remise des restes à la France. Aussi, l’ancien chef d’office Coursot, aujourd’hui valet de chambre, est chargé de porter sur le site les uniformes de gala des généraux Bertrand et Gourgaud : ainsi le malin bourguignon de Vitteaux assistera-t-il lui aussi à l’exhumation !
Rohan-Chabot a bien précisé au docteur Guillard qu’eux deux seuls, de même que Coquereau et Leroux es-qualité mais plus tard, auront un rôle actif à jouer lors des opérations d’exhumation, les autres n’étant que témoins. L’identification du corps sur le site aura lieu si le cercueil n’a manifestement pas été manipulé depuis le 9 mai 1821, comme on l’espère. En cas de doute, l’ouverture des cercueils ne se ferait qu‘entre Français, à bord de La Belle Poule. Telles sont les instructions de M. Thiers.
Suite au prochain épisode
J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 14, Jamestown, jeudi 15 octobre.

Nos pèlerins se reposent la journée du 14 car ils vont avoir une nuit blanche : les opérations d’exhumation doivent commencer à minuit. A partir de 22 heures, ils se rendent par petits groupes à la maison Torbett, près de la tombe, qui va en quelque sorte leur servir de quartier général car il tombe une pluie fine et froide qui ne va pas cesser jusqu’à midi.
Les sapeurs du capitaine Alexander enlèvent sur trois côtés la grille qui entoure la tombe et entreprennent de retirer les trois dalles qui la recouvrent. Là, les Français sont inquiets car, en 1821, tous se sont retirés après la pose d’une dalle monolithe au-dessus du cercueil et, quand ils sont revenus le lendemain, la tombe était fermée par les trois petites dalles. Dans son rapport, Hudson Lowe dit qu’il fit poser deux couches de maçonnerie dont une de ciment romain armé de barres de fer et enfin deux mètres de terre.
Sous les dalles, la terre s’est tassée, laissant un vide de 40 cm. On enlève la terre et on arrive effectivement à « un lit de ciment romain et de pierres dures liées entre elles par des barres de fer scellées avec plomb », nous explique le polytechnicien Gourgaud. Cette couche résiste longuement aux burins des ouvriers. Craignant de ne pouvoir en arriver à bout, le capitaine Alexander fait démolir l’un des murs du caveau et creuser une fosse pour extraire le cercueil latéralement. Les assistants, frigorifiés dans leurs longs manteaux, vont à tour de rôle prendre une tasse de café chez Mrs Torbett. Enfin, le ciment romain cède ; on peut retirer les deux couches de maçonneries et la dalle apparait. Mais il est déjà 6 heures trois quart. La pluie continue et le sol piétiné est devenu un bourbier.
On perce deux trous dans la dalle pour y placer des griffes et on soulève celle-ci avec les palans d’une chèvre dressée au-dessus de la fosse. Le cercueil d’acajou apparait alors, quasiment intact, posée sur une autre dalle monolithe, reposant elle-même sur des cubes de pierre hauts de 30 cm. Gourgaud me fait remarquer que « sont restés sous le cercueil les bandes et cordages qui avaient servis à le descendre ». L’abbé Coquereau l’arrose d’eau bénite et le docteur Guillard descend dans la fosse pour vérifier l’absence d’exhalations, répand du chlore et fait percer avec un vilebrequin deux trous, un vers les pieds et un vers la tête, pour parer à une éventuelle surpression intérieure. Après quelques prières, les ouvriers soulèvent le cercueil et le transportent dans la tente voisine, posé à terre à côté de la table portant le cercueil d’ébène en place ici depuis la veille.
Le comte de Rohan-Chabot et le colonel Trelawney s’entretiennent et conviennent qu’il ne peut y avoir aucun doute sur la conformité du cercueil avec celui inhumé en 1821, comme le confirment le major Hodson et le tapissier Darling, et qu’on peut procéder à l’identification de son contenu. Ils envoient un message au gouverneur et au prince pour les en informer. Par les trous déjà percés et avec un énorme soufflet, le docteur Guillard fait circuler une poudre antiseptique. Seul le fond du cercueil d’acajou porte des traces d’humidité mais ses vis sont fortement oxydées, résistent et le couvercle doit être soulevé avec un ciseau à bois. On scie deux côtés du cercueil pour en extraire un cercueil en plomb. Il est onze heures et demie. On sort alors le cercueil en ébène de son enveloppe de chêne et on met quelque temps à retrouver le fonctionnement de sa serrure (certains parlent même de la casser !) pour en ouvrir le couvercle. On place alors le cercueil de plomb dans l’enveloppe intérieure de plomb de celui d’ébène. Pas de problème car celle-ci est plus grande.
On arrête tout car on annonce l’arrivée du gouverneur Middlemore, informé du déroulement des travaux et qui tient à être présent. Il arrive à midi 35, ainsi que le lieutenant Touchard, envoyé par Joinville pour en savoir plus. On découpe alors le cercueil de plomb sur toute sa surface supérieure et on découvre, comme prévu, un second cercueil en acajou, parfaitement conservé. Là encore, les vis résistent et on doit les enlever au ciseau à bois. On découvre alors le quatrième cercueil, en fer blanc à peine oxydé.
Le dessus du cercueil en fer blanc est découpé et enlevé à 1 heure moins 5 minutes (précision gourgaudienne !), laissant apparaître un voile de satin blanc, détaché du couvercle. Le docteur Guillard s’empare de ce voile au niveau des pieds et le roule délicatement, découvrant progressivement le corps de l’Empereur en parfait état de conservation, avec l’habit des chasseurs de la garde ayant conservé ses couleurs, son cordon et sa plaque de la Légion d’honneur, son chapeau posé sur les jambes. Le voile adhère au visage au niveau du front et Guillard doit l’arracher. Au milieu de l’émotion générale (on se bouscule autour de Guillard pour mieux voir, notamment tous notent les orteils qui dépassent des bottes décousues), Le docteur se livre à un rapide examen du corps, tel qu‘il va le décrire dans son rapport, tâte les membres encore fermes mais ne peut déplacer les deux vases coincés entre les jambes. Le général Bertrand, qui juste avant la fermeture, a baisé la main droite de l’Empereur et l’a posée sur la cuisse au lieu de la remettre le long du corps, observe qu’elle y ait toujours. Le nez est un peu écrasé, des téguments se sont développés sur le visage mais le corps est parfaitement identifiable. Des voix, dont celle de Gourgaud, s’élèvent pour dire que l’atmosphère humide risque de détruire rapidement des restes aussi bien conservés. Chabot ordonne de refermer ; l’examen a duré moins de trois minutes. Gourgaud demande au docteur Guillard de remettre en place le voile de satin. Celui-ci le déroule, le met en place et constate qu’un débris s’est accroché à un doigt de sa main droite : il le recueille délicatement et discrètement. On repose simplement le couvercle de fer blanc, trop abimé pour être ressoudé rapidement car le temps presse si on veut redescendre à Jamestown avant le coucher du soleil, puis Leroux, qui ne sera pas venu pour rien, soude les deux cercueils de plomb. L’intervalle entre les deux cercueils de plomb est bloqué par des coins en bois et de la sciure. On ferme le cercueil d’ébène et, pour le protéger, on remonte les quatre côtés de la caisse de chêne, mais sans le couvercle, tient à préciser Gourgaud. On le recouvre du grand drap funèbre. Le gouverneur déclare alors « qu’il remet officiellement au nom de son gouvernement les restes mortels de l’Empereur Napoléon au commissaire français ». Il est trois heures et demie. La pluie a cessé et tous partent se changer.
Il ne faut pas moins de quarante soldats pour remonter jusqu’à la route le cercueil pesant environ 1 200 kilos et le poser sur le char funèbre qui l’attend. C’est alors qu’éclate un incident. Il avait été prévu que les cordons du poêle seraient tenus par les généraux Bertrand et Gourgaud, Las Cases et Marchand. Bien évidemment, Bertrand prend la place à droite de la tête et Las Cases fait alors remarquer que la place à gauche devrait lui revenir : « Je manquai tomber de mon haut en entendant une aussi bizarre prétention », nous dit Gourgaud, ainsi relégué au niveau de Marchand. Chabot calme les deux hommes et maintient Gourgaud au niveau de Bertrand, mais cela lui promet du plaisir pour la suite.
Pour la descente vers Jamestown, le char est équipé de quatre chevaux mais une cinquantaine d’artilleurs le retiennent en tirant sur deux cordes. Il est précédé de l’abbé Coquereau, escorté de ses deux enfants de chœur, l’un portant la croix, l’autre le bénitier ; il est suivi d’un détachement d’infanterie et d’une musique jouant des airs funèbres. La population de l’île se presse dans les virages et tout au long du parcours. Quand, après Les Briars, le char arrive en vue de la baie, le canon du fort de High Knoll tire de minute en minute.
Devant The Castle, « les soldats anglais tant de la Ligne que de la Milice qui faisaient la haie avaient les deux mains appuyées sur la crosse de leur fusil dont le canon s’appuyait sur le pied gauche, et leurs officiers tenaient leur épée la pointe en bas, à deux mains sur la poitrine. Soldats et officiers tous avec l’apparence d’une grande affliction », note Gourgaud jamais avare de détails.
Sur le quai, le général Middlemore prononce quelques mots en un français hésitant pour remettre « les restes de l’Empereur Napoléon » à SAR le prince de Joinville qui l’attend avec tous ses officiers en grande tenue. Il est tard, le coucher de soleil approche. Le prince fait charger le cercueil sur sa grande chaloupe dont il prend le commandement et qui se dirige vers la frégate, escortée des canots des trois navires français dont les canons tirent des salves et dont les matelots sont montés sur les vergues. C’est alors que survient un faux pas : le brick anglais Dolphin amène son pavillon car c’est l’heure réglementaire du coucher de soleil et personne n’a pensé à changer la consigne. Vives exclamations antibritanniques sur les canots !
Un grand pavillon tricolore qui a été cousu par les dames de Jamestown (Leurs descendantes sur l’île s’en souviennent toujours avec émotion et plaisir.) flotte sur la frégate. Le cercueil est hissé sur le pont et installé devant « l’autel dressé entre le mat d’artimon et le cabestan, les pieds vers le grand mat ». L’abbé donne l’absoute et le cercueil va rester ainsi, gardé par quatre factionnaires, jusqu’à la cérémonie de demain. « Nous éprouvions tous la plus vive satisfaction de tenir enfin notre Empereur sous le glorieux pavillon tricolore pour être ramené en France par un fils de roi, et cela vingt-cinq ans, jour pour jour, après son arrivée en vue de l’île où l’avait conduit la perfidie et la déloyauté anglaises, mais le peuple anglais nous le rend. Taisons-nous ! » (Je vous laisse deviner le nom de l’auteur de cette remarque.).
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 15, en mer, mardi 3 novembre

Le 16 octobre, les équipages des trois navires se réunissent sur La Belle Poule pour assister sur le pont à la messe célébrée par l’abbé Coquereau sur l’autel dressé devant le catafalque, avant de prononcer l’absoute. Tous les passagers, officiers et élèves-officiers viennent bénir le cercueil qui est ensuite descendu dans la chapelle ardente de l’entrepont, dotée maintenant d’une garde d’honneur. Dans l’après-midi, on charge à bord de la frégate les morceaux du cercueil d’acajou, les dalles retirées du tombeau et le tronc du vieux saule tombé près de la tombe. Cela en fera des reliques !
Joinville espère appareiller au plus tôt mais il est retardé car Chabot doit faire valider et signer par les autorités anglaises le procès-verbal d’exhumation et de remise des restes. Chaque mot employé fait l’objet d’une discussion et on finasse sur le protocole, en particulier sur l’ordre des signatures des participants. Le problème né lors de l’affectation des cordons du poêle resurgit et Gourgaud déclare haut et fort qu’en aucun cas il ne signera après Las Cases, ce gamin qu’il a connu à Longwood, même s’il est aujourd’hui député. Chabot ne parvient pas à trouver un accord et Gourgaud décide de retourner coucher à terre le soir du 17, mais il ne parvient pas à dormir car il redoute que la frégate parte sans lui ! Finalement, Chabot décide de laisser deux noms en blanc qui seront complétés à Paris après décision du roi. Enfin, le 18, Chabot revient avec les signatures anglaises et on peut partir en emmenant le pilote de la Manche qui avait été amené par L’Oreste. Ce brick appareille avec la frégate et la corvette, puis s’en sépare pour prendre la direction de Buenos Aires et rejoindre la flotte qui bloque le Rio de La Plata pour s’opposer au dictateur argentin Rosas.
La navigation et les habitudes reprennent leur cours. Le vent est très favorable et la frégate avance bien sous une très grande chaleur. Elle franchit l’équateur le 28 octobre par 24° de longitude. Le docteur Guillard met au point la version définitive de son rapport d’exhumation. Chabot se concerte avec lui pour rédiger le rapport officiel de sa mission au roi et au gouvernement. Las Cases et l’abbé Coquereau entreprennent d’écrire leurs propres récits du voyage, ce qui va les occuper jusqu’à la mi-novembre. Ils soumettent leurs écrits à leurs collègues et les corrigent en fonction des remarques qui leur sont faites. Las Cases fait revoir son texte par le commissaire de bord et le docteur Guillard car « il y a six fautes d’orthographe et trois fautes de français par page ».
Messe le 1er novembre et office des morts le lendemain. Mais le 3 novembre, La Favorite croise de près une goélette hollandaise ; le capitaine Guyet monte à son bord et en ramène des journaux d’Ostende datés du 8 octobre. On apprend que les Anglais ont bombardé Beyrouth, que Thiers menace d’intervenir et qu’à Paris on considère la guerre avec l’Angleterre comme imminente. On apprend aussi que, le 6 août, Louis-Napoléon Bonaparte et le général de Montholon ont fait une tentative de débarquement à Boulogne et sont incarcérés, en attente de jugement.
Le prince décide immédiatement de mettre sa frégate en configuration de combat pour le cas où il ferait une mauvais rencontre. Il n’est pas question de laisser son précieux chargement retomber entre les mains de l’Angleterre. Plutôt couler ! Une bande de toile blanche est tendue tout au long de la coque noire pour rendre l’identification du bâtiment plus difficile. Les cabines provisoires de l’entrepont sont démontées pour remettre en place les six canons qui avaient été retirés ; leurs planches et leur mobilier sont jetés à la mer. Les officiers du bord se regroupent par deux ou campent dans le carré pour laisser leurs cabines aux passagers, qui vont se plaindre de leur inconfort. Le général Gourgaud brûle des paquets de lettres, sans doute enflammées, qu’il avait emmenées pour les relire à bord et recueille les cendres dans une bouteille, ce qui amuse beaucoup le prince de Joinville. La Favorite ralentissant la marche en convoi, les deux navires se séparent et vont faire chacun leur route jusqu’à Cherbourg. Les passagers de La Belle Poule souhaitent bon vent à leur collègue Marchand !
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 16, Cherbourg, lundi 30 novembre

À partir du 4 novembre, le temps est très beau. L’alizé emmène la frégate à vive allure en direction des Antilles. Elle franchit le Tropique du Cancer (23° 26’ N) le 10 novembre par 35° de longitude O. Malgré quelques grains et coups de vent, la frégate avance bien et contourne le 18 les Açores, sans y faire escale. Nos approvisionnements complétés à Sainte-Hélène devraient suffire. Nous passons au sud-est de l’île de Santa Maria que l’on aperçoit au loin. Maintenant, le courant nord atlantique va nous ramener vers le continent européen. Le 23, nous sommes à la hauteur de Bordeaux mais par 23° de longitude. Le froid se fait de plus en plus vif. Beaucoup souffrent de rhume ; le prince a mal à la gorge. Chabot et Guillard apportent les dernières retouches à leurs rapports qu’ils vont bientôt remettre aux autorités. A l’initiative de Saint-Denis (Ali), les quatre domestiques écrivent une lettre à Monsieur Thiers pour demander à contresigner, comme les autres membres de la mission, le procès-verbal d’exhumation et de remise des restes à la France. Ils ne savant pas encore que M. Thiers n’est plus président du conseil et leur lettre restera sans réponse (À partir de ses notes journalières, Ali rédigera plus tard un récit de son voyage… qui sera publié en 2003 seulement par Jacques Jourquin (Mameluk Ali, Journal inédit du Retour des Cendres, 1840, Tallandier)).
Les matelots font excès de zèle pour nettoyer et faire briller la frégate car le prince doit désigner les 300 hommes de l’équipage qui accompagneront le cercueil jusqu’à Paris. A l’entrée dans la Manche, la frégate file à près de dix nœuds. Quelques voiles apparaissent à l’horizon mais l’espoir de combat du prince est déçu. Deux oiseaux de mer viennent se poser à bord. Le 28 au soir on aperçoit à bâbord le feu du Cap Lizard, le 29 à tribord les îles de Jersey et de Guernesey. C’est dimanche et l’abbé Coquereau célèbre une dernière messe à bord. Le pilote de la Manche dirige la navigation dans le Raz Blanchard qui conduit à la Pointe de La Hague. Le 30 à 8 heures du matin, la frégate entre dans le port de Cherbourg et est mise en quarantaine dans un bassin du port. On apprend immédiatement que le pays n’est pas en guerre, qu’un accord a été trouvé entre le sultan de Constantinople et le pacha d’Egypte, mais que Thiers a démissionné et a été remplacé par le maréchal Soult avec Guizot, le nouvel homme fort du gouvernement, aux Affaire étrangères. Le prince et Chabot décident d’envoyer immédiatement Hernoux et Las Cases à Paris rendre compte du succès de la Mission et préparer la suite. Le trajet Sainte-Hélène-Cherbourg a été effectué en quarante-trois jours non-stop : un bon chrono. La Favorite arrive deux jours plus tard.
Le Préfet maritime informe Chabot et Joinville que le gouvernement a prévu que le cercueil soit transféré sur le bateau à vapeur La Normandie qui gagnera Le Havre et remontera la Seine jusqu’à Courbevoie, puis qu’une grande cérémonie se déroulera aux Invalides. Il ne reste plus qu’à en fixer le calendrier. Certains se demandent comment La Normandie, avec sa haute cheminée, fera pour passer sous le pont de Rouen. Le trajet fluvial a été préféré à la voie routière pour éviter les manifestations de folie populaire qui avaient accompagnées, quelques mois plus tôt, l’arrivée à Paris depuis l’atelier du sculpteur Bosio de la statue de l’Empereur destinée à être mise en place sur la Colonne de la Grande Armée à Boulogne-sur-Mer. Tous les membres de la mission doivent rester confinés à bord et ne peuvent quitter Cherbourg.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Belle Poule – épisode 17, Val de La Haye, mercredi 9 décembre

Le 4 décembre, Rohan et Chabot sont informés qu’ils devront charger le cercueil sur La Normandie le 8, remonter la scène et s’arrêter le 14 à Courbevoie car, le 15, un cortège amènera le cercueil aux Invalides en passant sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, terminé depuis 1836 et inauguré par Louis-Philippe pour le sixième anniversaire des Trois Glorieuses. Gourgaud a reçu la visite de son fils qui s’est précipité à Cherbourg dès l’annonce de l’arrivée de la frégate, qui fait grand bruit dans la presse, et il lui raconte ses exploits. La population se bouscule pour monter sur le navire et se recueillir devant le cercueil. Gourgaud donne à une petite fille aveugle un morceau de roc de Sainte-Hélène. C’est le début de la distribution de reliques.
Donc, le 8 décembre, une dernière cérémonie réunit les autorités locales sur le pont de la frégate : « La pluie battante empêche de célébrer les saints offices et je dois me contenter de faire une absoute », déplore l’abbé Coquereau. Un plan incliné a été mis en place pour faire glisser le cercueil sur le gaillard d’arrière de La Normandie où il est exposé. Le rôle historique de La Belle Poule est terminé. Cinq mois plus tard, après réparation de ses avaries, elle reprendra la mer pour emmener le prince de Joinville au Canada et aux Etats-Unis, avec la majeure partie de son équipage de Sainte-Hélène.
La Normandie appareille vers 15 heures, escortée du Courrier et du Véloce transportant les 300 marins de La Belle Poule et les 100 de La Favorite qui ont été sélectionnés pour cette ultime phase du voyage. La flottille est saluée par les canons des forts de la rade. Certains font remarquer que c’est la première fois que Napoléon emprunte un bateau à vapeur ; il n’a pas non plus connu le tout récent chemin de fer : le monde change si vite !
A minuit, on aperçoit les lumières du Havre et à 6 heures du matin on file devant les jetées du port. Malgré l’heure matinale et le froid très vif, les autorités civiles et militaires, le clergé et une foule considérable se sont rassemblés sur les jetées et acclament le convoi. Cet enthousiasme fait bien augurer de la suite.
Villequier, Caudebec, Duclair, La Normandie arrive à 15 heures au Val de La Haye, en aval de Rouen. Les autorités préfectorales ont réalisé que la cheminée du vapeur ne passerait pas sous le pont suspendu de Rouen et ont réuni là une flottille de petits vapeurs naviguant sur la Seine pour effectuer un transfert. Un énorme catafalque à la décoration douteuse a été installé sur la Dorade 3, « digne de Carpentras ou de Brive-la-Gaillarde » fait remarquer Joinville, lequel le fait démonter pour exposer le cercueil revêtu du drap mortuaire bien visible à la proue. Le transfert a lieu tard le soir près d’une petite île au milieu du fleuve. Le convoi va être désormais ouvert par la Parisienne, suivie de la Zampa portant la musique de La Belle Poule et les quatre domestiques, de la Dorade 3, portant le cercueil et les autres membres de la Mission, de trois Etoiles et de deux Dorades transportant les marins, et clos par le Montereau. Tous s’installent dans une certaine confusion et le départ est prévu à l’aube du 10 décembre.
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J.M.

De notre envoyé spécial à bord de la Dorade 3 – épisode 18, Courbevoie, lundi 14 décembre

Le 10 décembre à 10 heures, le convoi arrive à Rouen et s’arrête entre les deux ponts. Des troupes, le clergé, la magistrature garnissent les deux rives sur des estrades décorées de drapeaux. L’évêque donne une absoute et lance un De Profundis. Puis le convoi repart et la Dorade 3 est couverte de fleurs jetées du pont sous lequel elle passe. Il pousse jusqu’à Pont-de-L’arche où il s’arrête pour la nuit. Tout le long du trajet, la foule se presse sur les deux rives, des cavaliers accompagnant le convoi sur le chemin de halage.
Le 11, la marche se poursuit dans les mêmes conditions, passant à Vernon et s’arrêtant à La Roche-Guyon. Elle reprend le samedi 12 pour aller jusqu’à Poissy. Le froid est très vif (-10 à -12°C). Les membres de la Mission souffrent énormément de l’inconfort de ce voyage, devant passer la nuit dans une seule cabine, les uns sur des matelas jetés au sol, les autres sur une table ou sur deux chaises. Enfin, le dimanche 13, avant le départ, l’abbé Coquereau célèbre une ultime messe et prononce une absoute devant le cercueil, en présence de deux princes au lieu d’un car le duc d’Aumale est venu rejoindre son frère. Les jeunes officiers et élèves des deux navires, la plupart nés après 1800 et n’ayant connu adultes que la Restauration et la Monarchie de Juillet, avaient longtemps considéré leur mission comme un agréable voyage, se moquant des uniformes surannés, couverts de broderies, de Bertrand et Gourgaud. Ils réalisent maintenant l’importance de leur action et s’associent à l’émotion et la dévotion du public et des autorités (Huit ans plus tard, ils voteront pour l’élection à la présidence de la République du neveu de l’Empereur dont ils avaient ramené le corps.).

Philippoteaux Henri-Félix-Emmanuel - Le Retour des cendres de Napoléon Ier, l'arrivée de la Dorade à Courbevoie, le 14 décembre 1840 © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) Daniel
Philippoteaux Henri-Félix-Emmanuel – Le Retour des cendres de Napoléon Ier, l’arrivée de la Dorade à Courbevoie, le 14 décembre 1840 © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) Daniel

La croisière se poursuit dans les méandres de la Seine jusqu’à Maisons pour y passer la nuit du 13 au 14, avant la dernière étape. Le lendemain, passage à Saint-Germain, à Saint-Denis. La foule est de plus en plus dense. Sur une colline, un groupe de dames agite des drapeaux : Joinville reconnait sa mère la reine Marie-Amélie et ses sœurs. A 15 heures, La Dorade 3 vient s’amarrer au pied du pont de Courbevoie.
Le président du conseil, le maréchal Soult, monte immédiatement à bord et vient s’agenouiller longuement devant le cercueil, accompagné de l’amiral Duperré, ancien ministre de la Marine, et du ministre de l’Intérieur, M. Duchâtel, qui se garde bien de détromper ceux qui racontent qu’il est fils de Napoléon. De toute la France sont venus à Paris plusieurs dizaines de milliers d’anciens de la Grande Armée (de Débris de la G.A., disait-on alors) qui ont remis leurs vieux uniformes, qui bivouaquent comme à leur bon vieux temps sur les rives de la Seine ou dans les jardins des Champs-Elysées. Tous se préparent à la cérémonie de demain. Le prince de Joinville va dormir dans sa chambre au château tout proche de Neuilly pour revenir le lendemain matin.
À demain
J.M.

De notre envoyé spécial près la mission de Retour des Cendres – épisode 19, Paris, Hôtel des Invalides, mercredi 15 décembre

Le transfert du cercueil aux Invalides va constituer une manifestation militaire, religieuse et populaire devant un public de 500 000 personnes selon la police et d’au moins un million selon la presse. Quatre-vingt mille hommes de troupe ont été rassemblés à Paris. Je vais présenter succinctement le déroulement de la journée car Monsieur Victor Hugo y a assisté de bout en bout et la décrira certainement mieux que je ne saurais le faire.
Un énorme char a été amené sur le quai de Courbevoie. Haut de sept mètres, il pèse plus de dix tonnes. Quatorze cariatides supportent un cercueil factice mais l’emplacement pour le cercueil réel a été aménagé dans le soubassement. Il est tiré par seize chevaux caparaçonnés de draperies blanc et or. A 9 heures, les matelots de La Belle Poule débarquent le cercueil d’ébène et le transfèrent dans le char. On suppose que c’est à ce moment que sont retirés les quatre côtés mobiles de la caisse de protection en chêne. Sur le sol en pente et verglacé, les chevaux ont le plus grand mal à remonter le char jusqu’à la route. Dans la traversée de Neuilly, le cortège se constitue.
Le défilé est ouvert par les gendarmes de la Seine, suivis de compagnies de la garde municipale de Paris, des cadets des écoles militaires, de régiments d’infanterie et d’artillerie. Quatre escadrons de la garde nationale précèdent le maréchal Gérard, ministre de la guerre, à cheval. Suit une berline transportant l’abbé Coquereau, puis un carrosse où ont pris place le comte de Rohan-Chabot, le général Gourgaud, Marchand et Arthur Bertrand. Rien n’a été prévu pour les quatre domestiques ; le général Bertrand intervient et fait ajouter une voiture pour eux. Viennent ensuite quatre-vingt-six sous-officiers portant les bannières des départements de l’époque, puis un vieux cheval blanc tenu par deux laquais en livrée impériale, portant la selle du Sacre. Dans la foule circule la rumeur que c’est « le cheval de bataille de l’Empereur » ! Maintenant, ce sont les 400 marins de La Belle Poule et de La Favorite, hache d’abordage à la main, suivis du prince de Joinville à cheval, dont l’uniforme et la belle prestance en selle déclenchent l’hystérie féminine.
Vient alors le char funèbre et ses seize chevaux, encadré par quatre officiers à cheval tenant les cordons du poêle, Ce sont ( liste hautement politique) le général Bertrand bien sûr, le maréchal d’Empire Oudinot, duc de Reggio, dont on discute dans la foule le nombre des blessures (23 ou 27 ?), le maréchal de France Molitor ( nommé par Louis XVIII) et l’amiral Duperré, ancien ministre de la Marine et vainqueur en 1810 de la bataille de Grand Port (Île Maurice), seule victoire navale que l’on ait trouvée à inscrire sur l’Arc de Triomphe. Suivent à pied tous les généraux d’Empire présents à Paris et encore valides, puis les vétérans de la Grande Armée qui ont passé la nuit autour de feux à Courbevoie et dont le nombre s’accroit sans cesse de ceux qui attendent le long du parcours et les rejoignent.
À midi, le char passe sous l’Arc de Triomphe et entame la descente des Champs-Elysées où toutes les fenêtres des hôtels ont été louées à prix d’or. Sur les trottoirs noirs de monde jaillissent les Vive l’Empereur et les Marseillaise. Le pont des Invalides (non encore Alexandre III !) n’étant qu’une simple passerelle, le cortège doit descendre jusqu’à la place de la Concorde, tourner devant l’Obélisque de Louqsor qui n’est là que depuis quatre ans, traverser la Seine et prendre le quai jusqu’à l’Esplanade des Invalides où des tribunes ont été dressées pour accueillir 60 000 personnes (il y a eu 500 000 demandes), dans un grand décor de statues en carton-pâte et de drapeaux.
Le char doit s’arrêter devant la grille des Invalides. Les marins de La Belle Poule sortent le cercueil du char et se relaient par groupes de vingt-quatre pour, sous de légers flocons de neige, le porter à bras d’homme jusqu’à l’Hôtel des Invalides, puis traverser la cour d’honneur où des régiments rendent les honneurs, remonter la nef de l’église Saint-Louis et venir le déposer sur un catafalque dressé à la verticale du Dôme (Grâce à la magie du cinéma et à Antoine de Caunes,.il est possible de revoir cette scène à satiété (Monsieur N).), aux accents du Requiem de Mozart. Les portes de l’église se sont refermées devant les vétérans qui devront attendre la fin de la cérémonie pour défiler devant le cercueil.
Dans des tribunes, la famille royale, les membres du gouvernement, Thiers, les députés et sénateurs, les invités qui remplissent l’église attendent depuis plusieurs heures, complétement frigorifiés car le cortège a pris du retard. Le comte de Las Cases est là, accompagnant son fils. Les discussions politiques vont bon train. Thiers et Guizot s’évitent. Les ministres doivent expliquer pourquoi les frères de l’Empereur, Joseph, Louis et Jérôme, bien qu’à l’étranger, n’ont pas été invités. Lucien alors ? Non, car il est décédé en Italie le 29 juin dernier mais ce décès est resté ignoré à Paris. Quant à la veuve Neipperg, mieux vaut ne pas en parler. De sa prison au fort de Ham, le général de Montholon a demandé une permission pour venir assister aux obsèques ; elle lui a été refusée.
Le prince de Joinville, sabre au clair, remet silencieusement le cercueil au roi son père ; il a oublié le petit discours qu’il devait prononcer, ce qui n’empêchera pas la presse de le citer le lendemain, ainsi que la réponse. Le roi fait déposer sur le cercueil l’épée de l’Empereur par le général Bertrand et son chapeau par le général Gourgaud. Commence alors le service funèbre qui va durer deux heures, chanté par les ténors de l’Opéra couvrant les voix du public impatient qui tambourine contre les portes de l’église. Soult est tout pâle : depuis le matin, il craint une émeute.
L’archevêque de Paris, Mgr Affre, donne l’absoute. Puis les personnalités défilent pour bénir le cercueil et se dirigent vers la sortie. La foule entre. Rien n’arrêtera plus la Légende. Regagnant son appartement, le vieux maréchal Moncey, gouverneur des Invalides, dit : « Rentrons. Maintenant nous pouvons mourir ». C’est le mot de la fin.

Depuis cinq mois, en une croisière virtuelle et 19 épisodes, vous avez pu revivre l’expédition de La Belle Poule, avec cette particularité que le calendrier de 2020 est identique, jour pour jour, à celui de 1840. Ainsi, ceux qui ont commémoré pendant vingt ans les bicentenaires des événements de l’Empire mais qui doutent de pouvoir célébrer le bicentenaire du Retour des Cendres se sont vu offrir la possibilité d’en refaire virtuellement le voyage. C’était le but de ce feuilleton.

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