Une chronique de Frédéric Lemaire : archéologie et soldats napoléoniens

Auteur(s) : LEMAIRE Frédéric
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Nous parlions dans une précédente chronique du problème des black diggers – ces « fouilleurs noirs » qui font commerce des artefacts archéologiques prélevés directement sur les chantiers de fouilles de par le monde, y compris sur les sites des campagnes napoléoniens. Ce funeste marché montre l’intérêt non démenti que suscite la vie des soldats de Napoléon. Mais depuis combien de temps ce quotidien guerrier est-il devenu un objet d’étude pour l’archéologie ?

Une chronique de Frédéric Lemaire : archéologie et soldats napoléoniens
Frédéric Lemaire, archéologue, ingénieur à l'INRAP © Fr. Lemaire

C’est à l’égyptologue George Legrain (1865-1917) qu’il faut attribuer – il nous semble – le premier acte d’une archéologie du fait guerrier napoléonien. Ce n’est pas un hasard : la campagne d’Égypte et son expédition scientifique marquent la naissance de l’archéologie moderne, de l’égyptologie en particulier. George Legrain fit en effet l’étude des graffiti laissés par les soldats de Bonaparte sur les monuments pharaoniques de Haute Égypte, à Edfou en particulier, qu’il présenta en 1911 à l’Académie des sciences morales et politiques.
Au sujet de ces « traces », George Legrain écrit : « Ce sont là d’humbles vestiges d’une phase glorieuse de notre histoire, des mots gravés à la hâte avec la pointe d’un sabre ou d’une baïonnette, tout aussi dignes d’être recueillis que bien des inscriptions grecques et latines, des sortes d’instantanés de victoire et de marche en avant dont j’ai pris copie. »

Georges Legrain, 1865-1917, égyptologue, inspecteur en chef des antiquités à Louxor.<br>Source : Wikipedia/Annales du Service des antiquités de l'Egypte», Vol. 19
Georges Legrain, 1865-1917, égyptologue, inspecteur en chef des antiquités à Louxor.
Source : Wikipedia/Annales du Service des antiquités de l’Egypte», Vol. 19

 

Ainsi, l’archéologue, pourtant habitué aux sites monumentaux, riches, spectaculaires, a pris la peine de retranscrire de modestes témoignages, d’un passé récent de surcroît. Mais la curiosité et le savoir-faire du chercheur ne sont pas les seuls ressorts. Son mobile principal, le patriotisme, est patent dans la dernière ligne de son article : « Et c’est parce qu’ils sont Français et bien français qu’il était de notre devoir de les recueillir pieusement. » Les mots de l’archéologue expriment également une nostalgie pour une « phase glorieuse de notre histoire » et un désir de « victoire et de marche en avant », dans le contexte de la seconde crise marocaine et de marche à la guerre.

En 1991, des chercheurs israéliens ont mis au jour, au cours d’une fouille de sauvetage, une tranchée du siège d’Acre et les squelettes de quatre soldats français décapités. Pour trois individus, la taille est donnée : 1,67 m, 1,77 m et 1,80 m, qui correspond à celle des grenadiers mentionnés par le mémorialiste François. Ce sont ces soldats d’élite qui sont envoyés en première ligne pour participer aux assauts dans les brèches de la tour carrée et de la courtine, dont les fondations ont été reconnues lors de cette fouille « Acco 1763 ». Notons qu’il s’agit probablement, à l’examen des boutons timbrés découverts avec les squelettes, de soldats d’un corps qui rejoint le camp de Montreuil pour participer à l’invasion de l’Angleterre, le 32e de ligne stationné à Camiers, déjà évoqué au sujet des graffiti de Haute-Égypte.

L’archéologie s’intéresse donc depuis longtemps aux soldats napoléoniens et les piste à travers le monde… Mais l’inverse est également vrai : les soldats du Premier Empire étaient sensibles à l’Histoire antique.

Parmi les noms gravés relevés par George Legrain en Haute-Égypte figure un Geoffroy de la 32e demi-brigade, avec la date 1800. Une recherche dans le registre matricule du corps indique qu’il s’agit selon toute vraisemblance du caporal fourrier Jean-François Geoffroy, matricule no 329, qui effectivement participe à la campagne d’Égypte. Volontaire en 1792, il est membre de la Légion d’honneur le 5 novembre 1804. Il s’agit donc d’un soldat du camp de Boulogne. Son régiment, le 32e de ligne, stationnait à Camiers, au camp de Montreuil. Récemment, le camp de Camiers a fait l’objet de fouilles et un petit objet évoquant distinctement l’Égypte a été découvert. La fascination des soldats de la Grande Armée pour l’Antiquité égyptienne est donc indéniable : ils ont y compris ramené l’Égypte avec eux en revenant de la campagne de 1799.

Le grand chantier que constitua le camp de Boulogne fut l’occasion de nombreuses découvertes antiques, du temps de Napoléon. Un article daté du 10 novembre 1803 à Boulogne, paru deux jours après dans la Gazette nationale ou Le Moniteur universel, relate la découverte d’une hache romaine lors des travaux de construction du « campement » du Premier consul (sa baraque). La découverte est qualifiée de présage, puisque l’objet est supposé avoir appartenu à l’armée qui envahit l’Angleterre. Effectivement, quelle étonnante coïncidence…

Pourtant, bis repetita à Ambleteuse ! Cette fois, ce sont des médailles de Guillaume le Conquérant qui sont découvertes sous la tente du Premier consul. D’ailleurs, l’article rappelle que le général Bonaparte, visitant les ruines de Péluse en Égypte, avait trouvé un camée de Jules César. S’inscrivant dans une même veine « égypto-mémorielle », le général Marmont, au camp d’Utrecht, fit construire par les soldats, au cours de l’automne 1804, une pyramide de terre, haute de 25 m, parfaitement préservée (la « pyramide d’Austerlitz » à Zeist). Les soldats du camp de Saint-Omer, quant à eux, contribuèrent financièrement à l’édification d’une colonne monumentale d’inspiration romaine, appelée aujourd’hui « colonne de la Grande Armée ».

Dans un même ordre d’idées, il faut mentionner la présence au camp de Boulogne d’un témoin particulier, un jeune inspecteur des Douanes âgé de 23 ans : Jacques Boucher de Perthes (1788-1868). Ce dernier, dans une lettre à son père, datée de Boulogne le 8 mai 1811, donne une description des camps, et d’un camp en particulier qu’il décrit comme occupé par des « beautés nomades »… L’auto-assimilation aux guerriers qui les ont précédés marque l’imaginaire des soldats du Premier Empire… jusqu’à déterminer leur vocation. Boucher de Perthes est aujourd’hui un nom emblématique pour la discipline archéologique puisqu’il fut l’un des pères fondateurs de la notion de Préhistoire et de sa science.

Jacques Boucher de Perthes, concepteur de la notion d'"homme antédiluvien" (1833) © Bibliothèque nationale de France
Jacques Boucher de Perthes (1833), inventeur du concept d’« homme antédiluvien » © Bibliothèque nationale de France

 

Campagne militaires napoléoniennes et campagnes de fouilles archéologiques sont décidément inséparables.
Le Premier Empire, période courte mais cruciale de notre histoire, est dorénavant questionnée par l’archéologie. Ainsi, toutes les campagnes militaires napoléoniennes sont aujourd’hui documentées par une ou plusieurs sépultures, multiples ou individuelles, fouillées dans des conditions souvent optimales par des archéo-anthropologues.

Frédéric Lemaire

Mars 2020

Frédéric Lemaire, archéologue, ingénieur de recherches à l’INRAP, Institut National de Recherches Archéologiques Préventives

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