Une chronique de Patrice Gueniffey : Correspondance et histoire de Napoléon

Auteur(s) : GUENIFFEY Patrice
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La nouvelle édition de la Correspondance de Napoléon, dont j’ai eu l’honneur de diriger le 9e volume, consacré à l’année 1809 – plus les deux premiers mois de 1810 – ne voit pas seulement l’enrichissement du corpus, considérable puisque plus de vingt mille lettres, dont onze mille inédites, sont venues s’ajouter à celles qui figuraient, parfois tronquées ou réécrites, dans les trente-deux volumes de l’édition patronnée par le Second Empire.
C’est, en quelque sorte, le statut même de cet ensemble qui a changé avec les principes d’édition choisis par la Fondation Napoléon.

Une chronique de Patrice Gueniffey : Correspondance et histoire de Napoléon
Patrice Gueniffey © Bruno Klein

Je dois avouer qu’au commencement, j’étais resté dubitatif sur l’intérêt qu’il y avait à exclure de la nouvelle édition toutes ces lettres, ordres, directives, décisions et bulletins signés par les lieutenants de l’Empereur, de Berthier à Decrès ou Clarke. La pertinence de ce choix est apparue à mesure que les volumes se succédaient : jusqu’alors « série de documents sur l’histoire de la période napoléonienne », précieuse et qui rendit d’immenses services, la Correspondance générale, dans sa nouvelle édition, devenait l’œuvre de l’Empereur lui-même. C’est comme si Napoléon rentrait enfin chez lui, dans un logis dont avaient en revanche déménagé tous ceux qui s’y étaient établis sans véritablement y avoir de titre.
Le biographe que je suis ne peut que se rendre à l’évidence, il vient pour ainsi dire de gagner une source supplémentaire pour l’écriture de la vie de l’Empereur.
Jusqu’ici, difficile en effet de pénétrer l’âme du grand homme.
Ce n’est ni dans les Mémoires (inachevés) de Napoléon, récemment réédités par Thierry Lentz, ni même dans le Mémorial de Sainte-Hélène qu’on trouvera un reflet de la vie intérieure de Napoléon. Surtout dans les Mémoires, composés à l’intention de la postérité, où Napoléon est aussi peu présent dans ces souvenirs écrits par Napoléon Bonaparte que Charles dans les Mémoires de guerre du général de Gaulle : leur statue est là, mais l’auteur n’y est pas. De plus, si Sainte-Beuve tenait ces Mémoires de Napoléon pour l’un des plus grands chefs d’œuvre de la littérature française, il faut bien dire que la volonté de classicisme et le grandiose y nuisent un peu à la légèreté d’une vie qui, loin d’avoir été composée, fut toujours toute de mouvement. Ces Mémoires ressemblent bien peu à leur auteur.

De ce point de vue, le Mémorial de Las Cases est plus intéressant, et le reste en dépit de la cure d’amaigrissement que lui a récemment fait subir la découverte d’un nouveau manuscrit.
Certes, ce recueil des propos de l’Empereur à Sainte-Hélène ne dément pas complètement l’adage de Nietzsche qui, après avoir tenté de sonder l’âme de Napoléon, disait : « Les vrais grands hommes gardent toujours les lèvres cousues sur leur vie intérieure. » Mais s’il est une circonstance où il se laissait aller à quelques confidences, c’était bien auprès de cet ancien aristocrate converti et qui, flairant aussi la bonne affaire, avait lié son sort à celui de l’Empereur déchu. Napoléon évoque volontiers sa jeunesse, ses débuts, son entourage et, longuement et souvent, les Cent-Jours et Waterloo, cette fin dont il ne comprenait toujours pas exactement les raisons profondes.
C’est au point que, du Mémorial, ressort bel et bien une sorte d’autoportrait de Napoléon. Il y a dans ce livre sans ordre le mouvement de la vie. Jean-Paul Kauffmann, dans La Chambre noire de Longwood, ne s’y est pas trompé : la qualité du livre tient pour beaucoup à son caractère décousu, à ses sauts sans transition dans l’espace et dans le temps, à la labyrinthique exploration d’une vie si riche, si foisonnante, si incroyable qu’on ne peut la faire rentrer dans le carcan de la chronologie. C’est « une chasse au trésor », « un rébus que le vaincu essaie de résoudre par le jeu de la mémoire ». Las Cases a laissé le désordre des souvenirs prendre possession de son œuvre. Stendhal disait que le grand mérite de l’ancien chambellan de l’empereur avait été de ne point « mêler du Las Cases au Napoléon » (même si la découverte du manuscrit original conduit à nuancer le propos : Las Cases a mis un peu de Las Cases dans Napoléon). Pourtant, l’impression générale reste la même. Le « Las Cases » reste un livre dont l’auteur est… Napoléon !

C’est précisément ce trait qui fait du Mémorial le pendant de la Correspondance.
C’est en effet dans celle-ci, telle qu’elle se présente aujourd’hui devant nous, à la fois épurée et complétée, que l’on trouve le mieux l’expression des sentiments qui agitaient l’âme de cet homme passionné. La passion amoureuse ? Tout le monde a lu les célèbres lettres à Joséphine. L’affection ? Il suffira de consulter presque toutes les lettres adressées à Eugène et qui composent, mises bout à bout, un grand traité sur l’art du commandement et l’art de gouverner affectueusement dicté pour l’instruction de son « fils préféré » qui était aussi le vice-roi d’Italie. La colère et la déception ? Les lettres adressées aux trois nullités, Joseph, Louis et Jérôme, qui jamais ou presque ne se montrèrent à la hauteur des tâches qui leur avaient été confiées. Le mépris ? Lisez la correspondance de Napoléon avec Bernadotte, mauvais général, mauvais patriote, éternel jaloux et traître !

Balzac disait d’un recueil de la Correspondance de Napoléon qu’il se proposait de publier : « C’eût été le plus beau livre du monde. Aux yeux des masses, ce livre sera comme une apparition. L’âme de l’Empereur passera devant elles »
L’observation est juste. Comme dans le Mémorial, on trouve dans les lettres « le mouvement de la vie » : mais ce qui est désordre dans les conversations avec Las Cases est ici variété : diversité et abondance des questions traitées chaque jour ; capacité d’attention, de concentration et d’application à chaque sujet dont bien peu de généraux ou d’hommes d’État offrent le spectacle…
On sait comment lui-même parlait de cette aptitude. De sa tête très bien organisée, il disait que les différents dossiers y étaient rangés « comme dans une armoire » et qu’il pouvait passer à volonté de l’un à l’autre ; et puis il ajoutait : « Quand je veux interrompre une affaire, je ferme son tiroir, et j’ouvre celui d’une autre. Veux-je dormir, je ferme tous les tiroirs et me voilà au sommeil. »

Rien ne montre mieux le fonctionnement de ce cerveau peu ordinaire que la Correspondance, en même temps qu’elle témoigne d’une multiplicité et d’une diversité de compétences qui probablement n’a jamais eu d’équivalent, au point qu’on pourrait décrire cet homme de la fin du siècle des lumières comme une incarnation moderne de « l’homme universel » qui avait été un idéal très en vogue à l’époque de la Renaissance. Impossible, aussi, de ne pas rappeler à ce propos un texte écrit à propos de Napoléon par le jeune Thiers, publié en 1829 dans la Revue française, et dans lequel le talentueux journaliste, déjà fou de politique et ambitieux, décrivait le métier militaire – qu’il eût rêvé d’embrasser si son 1m50 ne lui eût rendu le port du sabre un peu ridicule – comme offrant aux hommes la possibilité la plus haute d’un développement complet de leurs facultés. Napoléon en est bien évidemment le sujet :

« L’art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne le plus d’exercice à l’esprit. […] Il met en action et en évidence l’homme tout entier. Sous ce rapport, l’art de la guerre n’a que l’art de gouverner qui lui ressemble et l’égale […], parce qu’on gouverne et on combat avec son âme tout entière. L’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, a d’abord […] une instruction scientifique à acquérir. […] Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il faut qu’il devienne en outre […] géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leurs rapports, de leur valeur. Il faut qu’il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples ; qu’il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire ; il faut surtout qu’il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines ; au contraire ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu’ailleurs ; et l’art de les manier, d’une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l’art des grands capitaines. À toutes ces connaissances supérieures, il faut enfin que l’homme de guerre ajoute les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l’administrateur. Il lui faut l’esprit d’ordre et de détail d’un commis ; car ce n’est pas tout que de faire battre les hommes, il faut les nourrir, les vêtir, les armer, les guérir. Tout ce savoir si vaste, il faut le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. À chaque mouvement, il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi ; munitions, vivres, hôpitaux ; calculer à la fois sur l’atmosphère et sur le moral des hommes ; et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est pire, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès ; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite ; car, une minute de plus, et la combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend. Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose d’ailleurs ; car on est poète, savant, orateur médiocre aussi ; mais cela fait avec génie est sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines. »

Revenons maintenant à la Correspondance. De ces 40 000 lettres et plus, on peut dire que non seulement elles forment le « Journal » ou « l’autobiographie » de Napoléon, mais qu’elles auront été son vrai chef d’œuvre littéraire et un monument à la gloire de l’écrivain.
Contrairement à ce que pensait Sainte-Beuve, c’est la Correspondance, plutôt que les Mémoires, qui lui vaut une place dans l’histoire littéraire française.
Peu importe à cet égard que Napoléon dictait, et la part de la contribution – inévitable – des copistes qui devaient remettre de l’ordre dans la parole passablement désordonnée de l’Empereur.
L’inspiration est sienne, toujours, frappée au coin de ce mélange de rigueur classique (la phrase brève) et d’inspiration poétique romantique, — notamment lorsqu’il « ossiannise », comme dans cette lettre écrite du camp de Boulogne en 1805 :

« Le vent ayant beaucoup fraîchi cette nuit, une de nos canonnières qui était en rade a chassé et s’est engagée sur des roches à une lieue de Boulogne ; j’ai cru tout perdu, corps et biens ; mais nous sommes parvenus à tout sauver. Ce spectacle était grand : des coups de canon d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante, toute la nuit dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux. L’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit » ?

Le style de Napoléon, c’est un curieux mélange entre César et Ossian. On s’est amusé de cet étrange engouement du Héros pour le faux barde celte ; mais la poésie de James McPherson (l’inventeur de ce pastiche littéraire) le conduisait par les landes brumeuses de l’Écosse dans un pays peuplé de héros. C’est ce qu’il aimait tant chez Ossian, comme, du reste, chez Corneille. Il retrouvait chez l’un et chez l’autre les modèles de cette vie héroïque à laquelle il aspirait et des héros dont la seule limite était le destin et son fatum. « Il faut que les héros meurent », disait-il volontiers quand on lui parlait de pièces de théâtre qui finissaient bien. Le poème qu’il affectionnait entre tous était La Bataille de Témora. En lisant ces chants, pas si médiocres qu’on le dit, on croit entre-apercevoir l’âme de Napoléon : les hommes y sont grands, immenses même, dans un monde crépusculaire et sous un ciel vide. Avec la musique à laquelle il était sensible, l’ossianisme de Napoléon témoigne de cette face cachée, si difficile à saisir, de l’astre napoléonien. Au poète il devait probablement « quelques-uns des caractères bien connus de son style : la sublimité et la brusquerie du ton, la grandeur des images, le tour à la fois abstrait et métaphorique. Dans sa conversation même, quand une grande idée s’emparait de son âme, il ossianisait ». Sainte-Beuve assurait que c’est lui qui prêtait de son génie à Ossian, plutôt que l’inverse. Mais peu importe. Ossian se convenait mieux que tout autre à cette poésie oratoire qui fait le fond de la correspondance de l’empereur.

L’influence d’Ossian, c’est, du reste, ce qui subsiste des aspirations littéraires du jeune Bonaparte, auxquelles il renonça – heureusement – en 1792 (si l’on excepte l’Eugénie et Clisson de 1795).
Ces années 1792-1793 furent décisives, on le sait. Des années de mutation, celles où il fait ses adieux – contraints et forcés – à la Corse, où il jette par-dessus bord le rêve de devenir un nouveau Paoli, où il s’éloigne de Rousseau, le mentor littéraire de ses jeunes années, où il découvre, enfin, la France et, avec elle, une scène vaste qui convient à son génie et la guerre qui, à ce moment, les oppose entre eux et aux étrangers. Moment unique où, happé par l’action, le commandement, la guerre et la politique, il jette la plume. Et, en renonçant, comme il le confie à Joseph, à « la petite ambition de devenir auteur », il devient écrivain. Il peut commencer son grand œuvre, sa Correspondance.

C’est la guerre qui, en 1796, le fait subitement passer de Rousseau à César. C’est pourquoi les quarante mille lettres et plus de sa correspondance, partie intégrante de l’action – concevoir, décider, diriger et surveiller l’exécution – composent son vrai chef d’œuvre. Napoléon fut « auteur », ou se voulut tel, avant que l’action ne l’emporte sur son aile ; il devint écrivain dans et par l’action.
Poésie oratoire, poésie de l’action. Chez Napoléon, l’écriture – même dictée – est le prolongement de l’action. Elle l’accompagne, elle la magnifie, elle la transfigure. Elle en a aussi bien été transfigurée. L’action, l’exercice du commandement et le travail gouvernemental auront fait l’apprentissage littéraire de Napoléon. Son style s’y est épuré, il s’est ramassé, réduit à une algèbre. Rien n’est plus remarquable que les dizaines, les centaines de lettres, d’ordres, de billets qui précèdent le déclenchement de chaque campagne. C’est qu’alors Napoléon est au maximum de ses capacités, l’œil à tout, attentif aussi bien à la conception d’ensemble qu’aux détails de l’exécution. L’action est son dopant. Simon Leys le dira « incapable de contemplation ». C’est vrai. La rumination n’est pas pour lui. La remémoration désordonnée du Mémorial, oui, car se souvenir c’est encore vivre ; mais ruminer son histoire pour en tirer des leçons, en comprendre les ressorts ou lui conférer cohérence et unité, bref, écrire ses Mémoires, très peu pour lui. Il n’était pas doué pour l’autobiographie. L’action, chez lui, explique tout. Elle fut sa vraie passion, dans la conviction que vivre, c’est faire. La Correspondance générale, de ce point de vue, est comme une fenêtre ouverte sur l’âme de l’Empereur. Balzac avait raison.

Historien, Patrice Gueniffey est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Juin 2018

 

Titre de revue :
inédit
Mois de publication :
mai
Année de publication :
2018
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