L’affaire montre, si besoin était, que la question de l’uniforme n’est pas (toujours) circonscrite au cercle des spécialistes du bouton de guêtre dont, selon le mot du général Le Bœuf, pas un ne manquait à l’armée française en 1870. Si la suite de l’histoire a prouvé qu’en matière d’art de la guerre, le bel uniforme ne fait pas tout, le mot n’en est pas moins ancré dans une réalité du monde militaire : aussi sûr que l’habit fait le moine, l’uniforme fait le soldat. Or, c’est justement là le thème de l’exposition qui a ouvert au musée de l’Armée quelques jours avant l’affaire « Miss Lorraine » : Les Canons de l’élégance parle de l’apparat dans le monde militaire. Point de futilité ! Il est question de parade et de style, bien sûr ; d’extravagance, parfois ; de sens, toujours.
L’exposition ancre le décorum dans la réalité du service qui, comme le rappelle sous le Premier Empire le Manuel d’infanterie du colonel Bardin, « est l’unique destination de l’homme de guerre : c’est son devoir de tous les instants. » Autrement dit, même en sous-vêtements, le soldat est investi de la dignité de son arme, de la puissance de l’Empire, de la gloire de l’Empereur. Voilà pourquoi, outre le maniement du fusil et le règlement du service, le Manuel explique par le menu comment faire reluire la giberne, blanchir les chemises ou plier le linge.
Des rois-chevaliers aux mousquetaires de la garde royale qui s’illustrent à Versailles comme au champ de bataille, la guerre est donc aussi affaire d’apparence. L’honneur et l’uniforme marchent main dans la main. Les victoires de l’Empire et l’importance – aussi symbolique que pragmatique – accordée par Napoléon à la bonne tenue de ses soldats ont encore ajouté au prestige de l’uniforme au sein des armées françaises. Dans les années 1810, quand la Prusse, l’Angleterre, la Russie réorganisent leurs armées pour faire pièce à la puissance française, ces pays repensent aussi l’uniforme de leurs troupes. Et tous, à des degrés divers, s’inspirent de la tenue de leur redoutable ennemi. De là, entre autres, la coupe des habits de la garde impériale russe, ou les bonnets à poil qu’arborent encore les gardes de Sa Majesté britannique. De même, réformant l’armée en vue de rendre à la France un rôle prépondérant en Europe, Napoléon III recrée, en 1854, une garde impériale qu’il dote de tenues soulignant sans ambiguïté sa filiation directe avec la gloire de la Grande Armée…
Les plus infimes détails du quotidien portent donc un enjeu crucial. Le soldat est un guerrier en uniforme. Sans uniforme, le combattant appartient à une toute autre espèce, qu’illustre une figure fascinante des Mémoires du général de Marbot, « le général de brigade Macard, soldat de fortune que la tourmente révolutionnaire avait porté presque sans transition du grade de trompette-major à celui d’officier général ! (…) Ce singulier personnage, véritable colosse d’une bravoure extraordinaire, ne manquait pas de s’écrier lorsqu’il allait charger à la tête de ses troupes : “Allons, je vais m’habiller en bête.” Il ôtait alors son habit, sa veste, sa chemise, et ne gardait que son chapeau empanaché, sa culotte de peau et ses grosses bottes. Ainsi nu jusqu’à la ceinture, le général Macard offrait aux regards un torse presque aussi velu que celui d’un ours (…) ! Une fois habillé en bête, (…) le général Macard se lançait à corps perdu, le sabre au poing, sur les cavaliers ennemis, en jurant comme un païen ; mais il parvenait rarement à les atteindre, car à la vue si singulière et si terrible à la fois de cette espèce de géant à moitié nu, couvert de poils et dans un si étrange équipage, qui se précipitait sur eux en poussant des hurlements affreux, les ennemis se sauvaient de tous côtés, ne sachant trop s’ils avaient affaire à un homme ou à quelque animal féroce extraordinaire. »
Émilie Robbe, Conservateur en chef du patrimoine du Département moderne (1643 – 1870) du musée de l’Armée (Paris)
novembre 2019
► L’exposition Les canons de l’élégance se tient jusqu’au 26 janvier 2020.