Document > Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852 : commentaire et extraits, affiche à télécharger

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IIe République / 2nd Empire
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Quelques mois après le coup d’État du 2 décembre 1851, et la promulgation d’une nouvelle constitution en janvier 1852 établissant une dictature césarienne, sous la direction d’un président dont le mandat est fixé à dix ans, la question du retour à l’Empire se pose sans équivoque. Dans le cadre d’une traversée entamée à travers les provinces du Midi et du Centre, en septembre et octobre 1852, le discours tenu à Bordeaux est l’occasion pour le prince-président de présenter ses réflexions sur le régime.

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Discours de Bordeaux, 9 octobre 1852 © BnF-Gallica

EXTRAITS

« Le but de ce voyage, vous le savez, était de connaître par moi-même nos belles provinces du Midi, d’approfondir leurs besoins. Il a, toutefois, donné lieu à un résultat beaucoup plus important. En effet, je le dis avec une franchise aussi éloignée de l’orgueil que d’une fausse modestie, jamais peuple n’a témoigné d’une manière plus directe, plus spontané, plus unanime, la volonté de s’affranchir des préoccupations de l’avenir, en consolidant dans la même main un pouvoir qui lui est sympathique. C’est qu’il connaît, à cette heure, et les trompeuses espérances dont on le berçait et les dangers dont il était menacé. (…) Aujourd’hui, la France m’entoure de ses sympathies, parce que je ne suis pas de la famille des idéologues. Pour faire le bien du pays, il n’est pas besoin d’appliquer de nouveaux systèmes ; mais de donner, avant tout, confiance dans le présent, sécurité dans l’avenir. Voilà pourquoi la France semble vouloir revenir à l’empire. Il est néanmoins une crainte à laquelle je dois répondre. Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : l’Empire, c’est la guerre, moi je dis : l’Empire, c’est la paix. (…)

(…) J’ai, comme l’Empereur, bien des conquêtes à faire. Je veux, comme lui, conquérir à la conciliation les partis dissidents et ramener dans le courant du grand fleuve populaire les dérivations hostiles qui vont se perdre sans profit pour personne. Je veux conquérir à la religion, à la morale, à l’aisance, cette partie encore si nombreuse de la population qui, au milieu d’un pays de foi et de croyance, connaît à peine les préceptes du Christ ; qui, au sein de la terre la plus fertile du monde, peut à peine jouir de ses produits de première nécessité.

Nous avons d’immenses territoires incultes à défricher, des routes à ouvrir, des ports à creuser, des rivières à rendre navigables, des canaux à terminer, notre réseau de chemins de fer à compléter. Nous avons, en face de Marseille, un vaste royaume à assimiler à la France. Nous avons tous nos grands ports de l’Ouest à rapprocher du continent américain par la rapidité de ces communications qui nous manquent encore. Nous avons partout enfin des ruines à relever, de faux dieux à abattre, des vérités à faire triompher. Voilà comment je comprendrais l’Empire, si l’Empire doit se rétablir. Telles sont les conquêtes que je médite, et vous tous qui m’entourez, qui voulez, comme moi, le bien de notre patrie, vous êtes mes soldats. »

À télécharger :
> Affiche du Discours prononcé par le Prince Louis-Napoléon à Bordeaux, 9 octobre 1852 © BnF Gallica

COMMENTAIRE

La résistible marche à l’Empire

Dès son accès à la présidence en décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte sillonne un pays qui le connait peu. « Je ne suis pas venu au milieu de vous avec une arrière-pensée, mais pour me montrer tel que je suis », jure-t-il à Tours en août 1849. Les voyages tracent les contours du programme mêlant « ordre et stabilité » (Le Havre – 12 août 1849), l’hostilité aux partis (Sens – septembre 1849) et la défense de la prospérité (« donner de la vie à l’industrie et au commerce » Cherbourg, septembre 1850). Le procédé du voyage en vue d’affermir l’autorité est ancien, comme en témoigne le « tour de France » accompli par Charles IX entre 1564 et 1566. Néanmoins, la pratique avait cessé depuis le règne de Louis XIV. Si Louis-Philippe avait brièvement renoué avec le voyage politique, Louis-Napoléon en fait une application systématique, afin de s’offrir en interprète de « la voix puissante de la nation » (Poitiers, juillet 1851). Le coup d’État du 2 décembre 1851 laissait dans l’incertitude la nature de l’autorité. La constitution en janvier 1852 établit une dictature césarienne, sous la direction d’un président dont le mandat est fixé à dix ans. Le retour à l’Empire était-il irrésistible ? Qualifié de « sphinx », Louis-Napoléon adopte une ligne louvoyante, adjurant les députés en mars, « Conservons la République, elle ne menace personne, elle peut rassurer tout le monde », alors que l’aigle impériale est rétablie sur le drapeau tricolore. Or, la répression (justice arbitraire, transportations en Algérie) avait transformé l’opération de police contre des notables hostiles à « l’élu du suffrage » en étouffement des résistances populaires. La présidence décennale, identifiée à une législation d’exception, pouvait opportunément se muer en Empire, l’invocation du passé glorieux étant propice à la réconciliation.

Un voyage aux allures de plébiscite

Afin d’emporter l’hésitation, feinte ou réelle, de proclamer l’Empire, le ministre de l’Intérieur, Persigny, organise une traversée à travers les provinces du Midi et du Centre, en septembre et octobre 1852. Il s’agit de présenter une « interrogation » au pays. L’enthousiasme, savamment dosé par les préfets, les maisons pavoisées des armes impériales, les arcs de triomphe dressés à l’entrée des cités visent à témoigner de la ferveur universelle en faveur du changement de régime. Il est difficile de faire la part entre la confiance réelle suscitée par le redressement économique, la nostalgie impériale et la peur du « spectre rouge » mobilisée par les tenants de l’ordre (« les trompeuses espérances »). Le discours tenu à Bordeaux est l’occasion pour le prince-président de présenter ses réflexions, alors que son périple arrive presque à son terme : s’il s’adresse à la chambre de commerce, son intervention est reproduite dans Le Moniteur universel. La presse est l’occasion d’entretenir un lien immédiat entre le dirigeant et l’ensemble du pays, à l’issue de ce déplacement qui est présenté comme une consultation des volontés intimes des citoyens.

Incarner le peuple-souverain

Louis-Napoléon constate l’enthousiasme soulevé par la perspective du rétablissement impérial. Son ascension ne procèderait pas d’une ambition égoïste ou d’un droit héréditaire suranné, mais du sentiment irrépressible des populations qui l’ont acclamé : « Jamais peuple n’a témoigné d’une manière plus directe (…) la volonté de s’affranchir des préoccupations de l’avenir. » Il ne s’agit plus de soutenir un homme providentiel afin de surmonter une crise passagère, mais d’approuver une dynastie, puisque la transmission héréditaire exonère l’avenir de toute ambivalence. Le peuple, perçu sous une forme unanime, aurait directement exprimé sa volonté, à l’occasion du voyage-plébiscite. « Quand le prince voyage, le peuple fait ses affaires lui-même », avait jugé Roederer au début du siècle. Louis-Napoléon s’affiche à Bordeaux en interprète de ces volontés, hors de tout corps intermédiaire et dans le mépris de toute divergence partisane. Les « dérivations hostiles » sont proscrites, les pluralités renvoyées à des déviances, les partis rabaissés à des factions divergentes : la souveraineté émane du « peuple », du « pays », de « la France », ce qui implique l’unanimité sociale. Logique, bon sens seraient les vertus intrinsèques de ce corps civique qui célèbre son unité rassemblée « dans la même main » : le peuple uni s’incarne à travers la figure impériale.

La résolution de la « question sociale »

Le caractère d’incarnation de la dignité impériale impose des engagements réciproques, qui renouent avec la logique du don et du contre-don de l’ancienne monarchie : fidélité d’un côté, protection paternelle de l’autre. Les promesses souscrites par le prince-président introduisent son volontarisme économique : étendre les terres cultivées, rivaliser avec la Grande-Bretagne au sein du commerce transatlantique, étendre le réseau ferroviaire, assimiler les territoires algériens pour recouvrer une place dominante en Méditerranée… Ces promesses illustrent la pensée saint-simonienne de Louis-Napoléon, convaincu de la nécessité d’ouvrir au grand nombre les profits issus des mutations industrielles : la résolution de la question sociale est un des axes de son programme. Depuis les quais de la Gironde, Louis-Napoléon inaugure le lancement d’un immense bateau de commerce, à l’armature de fer et bois : le retour à l’Empire réfute tout archaïsme et s’approprie la notion de progrès.

L’annonce faite à la France

Parallèlement, le discours emprunte aux serments prononcés lors de la cérémonie du sacre par les rois de France à Reims. Face à Dieu, le souverain jurait d’accorder la paix, la justice et la miséricorde à ses peuples, tout en s’engageant à extirper l’hérésie. Auréolé de l’acclamation populaire, le prince-président jure, en 1852, d’abattre de « faux dieux » (sans doute le socialisme et l’anarchie), tout en identifiant l’Empire et la paix. La France était traversée depuis un demi-siècle par des bouleversements révolutionnaires qui se teintaient des menaces de guerre sociale (mille cinq cents insurgés, essentiellement des ouvriers parisiens, avaient été fusillés sur le champ lors la répression du soulèvement de juin 1848). La promesse, « l’Empire, c’est la paix », concerne d’abord la paix civile. Le discours entend rassurer également les puissances étrangères, inquiètes de la renaissance d’un empire belliciste. En outre, l’assurance de la paix européenne comblait le monde paysan, inquiet des aventures extérieures qui se traduisaient par des surcoûts budgétaires. L’Empire tempéré par la paix était entendu comme la garantie de charges publiques modérées. L’époque héroïque de la Nation en armes est renvoyée au passé. Désormais, les conquêtes seront pacifiques.

Essor matériel et redressement moral

Le prince-président use de références économiques pour tracer les contours d’un programme qui dépasse la création d’infrastructures. Le territoire esquissé vise autant les hommes que les choses, les consciences que les biens. Intérêts matériels et intérêts moraux sont indissociables : la marche à l’Empire s’affirme comme une rédemption, ce qui explique l’usage d’un vocabulaire emprunté à la religion (« foi », « préceptes du Christ »). L’Église est choyée tout au long du périple, sur fonds de Domine salvum fac Ludovicum Napoleonem entonné par le clergé. Au-delà des promesses propres à rassurer les élites orléanistes (liberté du commerce), le vocabulaire est doté d’un double sens. La modernisation du territoire renvoie à la régénération des êtres. La prospérité matérielle est au service de la reconquête chrétienne du monde ouvrier qui aurait été corrompu par les affres de la subversion (« ramener à la religion »). Les « immenses territoires incultes » concernent autant les esprits à convertir au bien que les terres en friche à exploiter. La formule peut tout autant anticiper la mise en valeur des Landes et de la Sologne, que la politique scolaire entreprise sous la houlette de Victor Duruy. Prospérité économique sous la conduite offensive de l’Etat, grandeur nationale face aux vainqueurs de 1815, accès des populations laborieuses aux bienfaits de l’ère industrielle et à l’éducation participent du programme impérial, identifié au « drapeau de la France ». Le discours, qui réprouve la pensée des « idéologues » et autres hommes à système, trace les contours d’une véritable doctrine : la dynastie, assurée dans l’avenir par son assise populaire unanime, œuvre à la satisfaction des nécessités économiques, meilleure garantie de l’élévation morale d’un pays dont l’empereur est l’interprète exclusif.

Auteur : Juliette Glikman, juin 2019
Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.

Source :
> Napoléon III, Discours, messages et proclamations de l’Empereur, Paris, H. Plon, 1860, p.240-243 : à consulter sur Gallica

À télécharger :
> Affiche du Discours prononcé par le Prince Louis-Napoléon à Bordeaux, 9 Octobre 1852 © BnF Gallica

Bibliographie :
– Patrick Lagouyete, Le Coup d’État du 2 décembre 1851, Paris, CNRS Éditions, 2016.
– Sudhir Hazareesingh, La Légende de Napoléon, Paris, Tallandier, 2005.

 

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