Les oppositions rencontrées par le Second Empire > cours, bibliographie et iconographie

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IIe République / 2nd Empire
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Les oppositions rencontrées par le Second Empire > cours, bibliographie et iconographie
Le député Baudin (1811-1851) sur la barricade du faubourg Saint-Antoine le 3 décembre 1851,
par Ernest Pichio © musée Carnavalet

Protéger la société des errements « démagogiques »

Le 14 février 1853, Napoléon III, s’adressant au Corps législatif lors de la séance d’ouverture, confirme sa volonté de frapper ces « individus incorrigibles qui (…), au milieu d’une mer qui s’apaise chaque jour davantage, appellent des tempêtes qui les engloutiraient les premiers ». Il s’agit de rompre avec les atermoiements dont la Seconde République est accusée. La France napoléonienne se perçoit en régime d’ordre, dotée d’une économie prospère et d’une assise morale confortée par d’inébranlables sentiments religieux. « L’anarchie vaincue, la guerre civile apaisée, l’autorité relevée, la religion sauvée », tels sont les arguments d’un procureur pour justifier son ralliement. D’ailleurs, la propagande rejette les opposants du côté du dérèglement moral, les soupçonnant d’être des « égarés » abusés par les « mauvaises passions ». Les aspirations progressistes sont renvoyées du côté de la sauvagerie : « La tribune retentissait tous les jours des récits effrayants de pillages, de soulèvements, d’incendies, d’assassinats politiques, de réunions socialistes couvrant toute la France » (Lettre d’un légitimiste nouveau à un légitimiste ancien, 1856). L’iconographie, les poésies d’éloges exaltent le souverain en nouvel archange Michel, terrassant « l’hydre de l’anarchie», prélude de l’Apocalypse révolutionnaire programmée pour 1852 : « L’hydre sanglant (sic) menaçait la Patrie, / De ses poisons, de flammes et de poignards, / Quand un Géant, au péril de sa vie, / D’un bras nerveux, brisa ses mille dards / Dieu qui voyait la France vers l’abîme, / Prête à tomber une seconde fois, / Soutint l’effort de courage sublime / De Napoléon trois » (Le Chant du peuple). Préfets et procureurs insistent sur le rétablissement de l’ordre moral, garant d’une société apaisée. Dans le vocabulaire napoléonien, la politique s’apparente à l’éthique. Les opposants sont renvoyés du côté de la turbulence et de l’excès qui recouvrent le champ du mal.

Contrôler « l’esprit public »

Dès le coup d’État, les oppositions sont pourchassées au nom de la sauvegarde de l’État. La police, l’armée, la gendarmerie sont les auxiliaires de ce contrôle. L’appareil répressif n’est pas le produit d’un événement exceptionnel (le coup d’État), mais l’accentuation de la législation adoptée par la république conservatrice. L’encadrement autoritaire plonge ses racines dans le basculement de l’été 1848. Par exemple, la peine de délit de société secrète est forgée en juillet 1848. Le contrôle des moyens d’expression est systématique. Les cafés, soupçonnés d’abriter des conciliabules subversifs, sont soumis à autorisation administrative. Les propos provocateurs sont renvoyés devant les tribunaux correctionnels. La législation mise en place depuis la manifestation montagnarde de juin 1849 est approfondie : les clubs sont interdits, toute réunion de plus de 20 personnes est soumise à autorisation. L’état de siège facilite la suppression des quotidiens à Paris, où ne subsistent que onze feuilles. Les préfets suppriment en province les journaux démocrates qui avaient survécu aux purges édictées depuis 1849. En février 1852, une procédure inédite de surveillance est instaurée : des avertissements sont délivrés par l’administration aux publications dont l’ardeur critique a mécontenté le pouvoir. Le premier avertissement sert de rappel à l’ordre, le troisième sanctionne l’interdiction. La procédure évite l’étalage public des poursuites judiciaires, tout en contraignant la presse à la docilité (de 1852 à 1866, 6 journaux furent supprimés, dont L’Univers, du pamphlétaire ultramontain Louis Veuillot). L’opposition légale étant comprimée, les esprits s’échauffent à la pensée du tyrannicide. La tentative à l’encontre du couple impérial, commise par Orsini, le 14 janvier 1858, justifie la réactivation de l’état d’exception. La loi de sûreté générale, adoptée à la suite de cet attentat, autorise l’internement et la transportation, sans procès, de tout suspect menaçant la paix publique : « Le corps social est rongé par une vermine dont il faut coûte que coûte se débarrasser » (Napoléon III). Cependant, la thématique du « conspirateur rouge » passe pour anachronique : la « loi des suspects » heurte les populations et exaspère les magistrats.

Le temps des exilés

Une liste établie en janvier 1852 ordonne l’éloignement temporaire du territoire de personnalités orléanistes (par exemple, Charles de Rémusat, ancien ministre de Louis-Philippe ou Émile de Girardin, patron du titre La Presse). Des élus socialistes et montagnards sont frappés d’une mesure plus sévère, qui assortit leur expulsion d’une menace de déportation pour qui braverait l’interdiction. Ces 70 noms comptent parmi les plus connus du courant républicain, Hugo, Raspail, Pierre Leroux, Schœlcher, Martin Nadaud… La répression frappe surtout la foule des sans-grades. Nul besoin d’avoir pris les armes pour être inquiété, le soupçon d’avoir participé à l’« excitation » des populations suffit. Plus de 25 000 arrestations s’abattent sur des suspects dont les menées auraient « préparé la population au désordre ». Le flou de la désignation autorise des condamnations opérées sous le contrôle de commissions mixtes, justice d’exception composée d’un général, du préfet et du procureur, qui se prononcent à huit clos dans une graduation de « mesures de sécurité », allant de la surveillance à domicile jusqu’à la transportation en Algérie ou en Guyane (« la guillotine sèche »). Ces poursuites posent la capacité d’accueil des prisons. Ainsi, le procureur de la République de Béziers avoue son impuissance à gérer le flux d’arrestations « qui envahit les prisons à mesure que j’expédie des dossiers ». L’ampleur des poursuites contrarie l’ambition du régime d’apaiser les troubles. Dans le contexte des élections législatives, il convient de ne pas perturber la désignation des candidats officiels par un mécontentement diffus. Le complice de toujours, Persigny, nouveau ministre de l’Intérieur, donne le ton dans une Circulaire au sujet des arrestations opérées à la suite du 2 décembre 1851, en prônant la clémence des préfets pour « de malheureux ouvriers ou habitants des campagnes qui n’ont été entraînés à la révolte que par faiblesse ou par ignorance ». Cette indulgence désordonnée est portée au bénéfice du président. Louis-Napoléon s’empresse de recevoir en audience George Sand, qui plaide la cause de ses amis pourchassés : « Cet homme a été accessible et humain en m’écoutant », se justifie-t-elle. Surtout, le président dispose, selon la Constitution du 14 janvier 1852, du droit de grâce. Il va user de cette prérogative régalienne, qui lui permet d’endosser la figure gratifiante de protecteur du peuple, à l’occasion du voyage à travers la France entrepris à l’automne 1852.

Ce que c’est que l’exil (Victor Hugo)

Réfugiés, expulsés, bannis… Le vague de la terminologie renvoie à des statuts variables, même si les principaux concernés récusent le terme d’émigrés, associé dans la mémoire républicaine aux ennemis de la patrie. Les opposants les plus en notoires ont cherché refuge dans les pays limitrophes, la Belgique et la Suisse, avant d’aborder l’Angleterre, plus apte à résister aux pressions politiques. Les élites anglaises, converties à la doctrine du libre-échange, jugent le droit d’asile inséparable de la libre circulation des hommes. L’exil peut être un choix par défaut, afin d’échapper à un internement. Fait nouveau, il s’agit également d’une peine prononcée contre des catégories spécifiques ayant un profil commun, hommes d’âge mûr (avocats, médecins, enseignants…) ayant assumé des fonctions politiques récentes (Sylvie Aprile). Les proscrits du Second Empire subissent souvent une existence misérable, doublée d’une précarité d’accueil. Hermione Quinet a traduit en lignes touchantes cette épreuve cruelle : « L’exil, peine terrible, vraie mort civile, châtiment dû aux traîtres. (…) Comment énumérer les privations, les luttes endurées ? » (Mémoires d’exil). La Suisse se refuse à admettre de « prétendus droits à l’hospitalité », tandis que des Français sont chassés de Jersey pour manque de respect à la reine Victoria. Dans une lettre de Londres, en novembre 1852, Victor Schoelcher exprime la « douleur » qui l’accable : « Si je n’avais pas (…) un travail acharné, l’exil me serait un intolérable tourment. Je ne m’y accoutume pas du tout. » La précarité de la situation accentue une nostalgie lancinante envers la France. Ce mal du pays métamorphose Paris en parangon de la modernité, « le lieu où l’on entend frissonner l’immense voilure du progrès » (Victor Hugo – préface de Paris Guide en 1867). Dans Ce que c’est que l’exil, Victor Hugo pleure les souffrances de l’exilé, somnambule suspendu à l’attente d’un improbable retour teinté des affres de la défaite : « Un homme qui se sent de plus en plus devenir une ombre, le long passage des années sur celui qui est absent, mais qui n’est pas mort. » Soumis aux tracasseries policières, redoutant les mouchards, leur courrier épié, enfermés dans le cercle aigri de leurs compatriotes, les exilés français forment une « communauté imaginée » qui, bousculée par l’incertitude, cultive la douleur de la patrie perdue. Daniel Stern plaint « cette captivité intellectuelle » subit par le banni, qui le contraint à réviser par sa solitude ses convictions universalistes : « L’exil ! Que de peines inconnues, que de poignantes et muettes douleurs, que de larmes dévorées ne renferme pas cette vague parole. »

Le verbe hugolien frappe Napoléon le petit

Les retours des opposants, à la suite de commutations de peines, de grâces individuelles et d’amnisties collectives, ont lieu dès 1852. Les grands événements, qui scandent les succès de l’Empire, permettent au souverain d’illustrer sa clémence : l’union avec Eugénie, en 1853, la naissance d’un fils, en 1856. La victoire remportée en Italie conduit à l’amnistie générale des condamnés politiques, le 15 août 1859. La majorité des opposants, acculés par les difficultés matérielles, menacés par l’oubli, acceptent un retour humiliant, qui peut passer pour un reniement. Certains des noms les plus illustres refusent cet effacement du passé. Depuis Bruxelles et Genève, Edgar Quinet use de l’exil pour s’engager dans des essais philosophiques et historiques, afin de vivifier son idéal de liberté. Il dispense à travers sa correspondance ses principes d’action : « En un mot, agir si on le peut, parler si on ne peut agir, écrire si on ne peut parler » (lettre à Charles-Louis Chassin, 8 janvier 1861). Il ne déballe ses malles qu’une fois son exil devenu volontaire, en août 1859 : « Ceux qui ont besoin d’être amnistiés, ce ne sont pas les défenseurs des lois ; ce sont ceux qui les renversent. On n’amnistie pas le droit et la justice. » Ses réflexions sur le passé, en retraçant les destinées politiques de la France, sont un moyen de combattre la dynastie napoléonienne qui, sous le titre de « quatrième race », prétend s’inscrire dans la succession d’une monarchie remontant au mythique roi mérovingien Pharamond. La situation de Victor Hugo est encore plus exceptionnelle par la prodigalité de ses œuvres d’exil, puisque Les Misérables sont publiés en 1862. Depuis sa demeure de Guernesey, à Hauteville House, Victor Hugo récuse toute amnistie : « S’il en demeure dix, je serai le dixième ; Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » Ce combat ancre Victor Hugo, ancien légitimiste et pair de France, à la gauche de l’éventail politique. Napoléon le petit, datant de 1852, circule clandestinement en France, camouflé dans des bustes de plâtre… à l’effigie de l’empereur ! Le pamphlet, qui eut six éditions successives, contribue à fixer pour la postérité la figure du président-parjure : « Il est temps que la conscience humaine se réveille. Depuis le 2 décembre 1851, un guet-apens réussi, un crime odieux, repoussant, infâme, inouï (…) triomphe et domine, s’érige en théorie, s’épanouit à la face du soleil. » Dès la libéralisation de la presse, en mai 1868, les journaux célèbrent Hugo, alors qu’Hernani triomphe au Théâtre-Français. Le recueil de poèmes Châtiments, publiés hors de France en 1853, fait l’objet d’une édition française en octobre 1870 : « Tel enfant du hasard, rebut des échafauds, / Dont le nom fut un vol et la naissance un faux, / (…) Se fait devant la France, horrible, ensanglantée, / Donner de l’empereur et de la majesté. » En 1870, le dessinateur Faustin croque Victor Hugo, ses Châtiments sous le bras, traçant d’un trait de plume “Veritas”, qui épouvante Napoléon III alourdi par la chaîne des forçats.

La renaissance des oppositions

Au cours de la décennie 1850, l’Empire, adossé à la légitimité plébiscitaire, étouffe la voix des opposants, dont « le silence semblait la première des habiletés comme des vertus » (Pierre de La Gorce, Histoire du Second Empire). Les ténors de l’opposition libérale sont privés de leurs lieux d’expression, la presse et la tribune parlementaire. L’Académie française leur offre un havre de replis. Manifestant une fronde constante, la Coupole, sous l’influence de Guizot et de Thiers, se mue en Parlement de l’ombre à chaque discours académique, sans oublier la réception d’opposants déclarés. L’avocat Pierre-Antoine Berryer, élu en 1852, s’abstint de la visite d’usage à l’empereur et prédit lors de son discours de réception : « Quels que soient l’indolence ou l’entraînement des esprits, quel que soit leur assujettissement aux soins des intérêts matériels, les libres et généreux efforts de la pensée, le génie des âmes honnêtes, recouvrent tôt ou tard leur empire. » De leur côté, les députés sont obligés de prêter un serment de fidélité au chef de l’État, au même titre que les sénateurs, les magistrats et autres fonctionnaires publics. Les légitimistes et les républicains les plus radicaux refusent le serment, ce qui les exclut d’emblée du processus électif. Or, une nouvelle génération de républicains juge stérile cette stratégie. Cinq d’entre eux (Émile Ollivier, Jules Favre, Alfred Darimon, Ernest Picard, Hénon) sont élus aux législatives de 1857 et aux élections complémentaires de 1858. À leur entrée au Corps législatif, un huissier désigne leurs places, la travée à l’extrême gauche. Cet ostracisme en salle des séances n’empêche pas un fort activisme de ce groupe infime. Les Cinq plaident de concert en faveur de l’abandon des candidatures officielles, du rétablissement de la liberté de la presse, critiquent l’intervention au Mexique et protestent contre l’occupation de Rome par les troupes françaises. Pendant une mandature, ce groupe a la conviction d’être la voix de la « conscience publique », en insufflant la virulence de leurs contradictions dans l’atonie des débats parlementaires. Telle est la justification d’Alfred Darimon : il ne s’agit pas renverser l’Empire, mais d’exercer une influence sur un « gouvernement jaloux et ombrageux ».

Le compromis libéral des années 1860

La préparation des élections de 1863, sur fonds d’ouverture libérale, signe l’opportunité d’alliances osées, afin d’accroître la visibilité des opposants. Jusqu’alors, les légitimistes, suivant les consignes de leur prétendant, le comte de Chambord, s’étaient enfermés dans l’abstention. Les désillusions suscitées par la politique italienne de Napoléon III conduisent les responsables les plus influents (Falloux, Berryer) à s’engager plus activement dans l’arène électorale, dans un rapprochement compliqué avec les rivaux orléanistes, volontiers anti-cléricaux. Ainsi, le drapeau des « libertés nécessaires », thème fédérateur promu par Adolphe Thiers, rend possible une coalition hétéroclite, l’Union libérale, rassemblée sous le dénominateur commun de l’anti-bonapartisme. Ce groupe aux frontières mouvantes maintient sa cohérence à travers des publications qui, sous couvert de réflexion historiques, traitent des affaires de la Cité : François Guizot explore la révolution anglaise du XVIIe siècle, et Tocqueville publie L’Ancien Régime et la Révolution. Victor de Broglie précise son idéal libéral à travers une brochure à usage privé, Vues sur le gouvernement de la France. De même, la fréquentation des salons permet aux orléanistes et aux républicains de se côtoyer. Celui de Marie d’Agoult (Daniel Stern) illustre ces échanges. La nature du régime, royauté ou république, passe pour secondaire, indifférence qui permet de concrétiser un rapprochement justifié par « l’égal amour de la liberté », selon le manifeste de Prévost-Paradol, Les Anciens Partis : « Il n’est pas besoin d’une subite lumière ni d’aucune conversion pour amener d’anciens légitimistes, d’anciens orléanistes, d’anciens républicains à reconnaître qu’ils ont, sous des noms divers, aimé et servi la même cause. » La lutte en faveur des libertés laisse face-à-face « le parti de la résistance et le parti du progrès, le parti de la compression et le parti de la liberté », selon Auguste Nefftzer, directeur du Temps. Cette opposition, prête à s’accommoder du régime impérial, diffuse ses idées par la confrontation parlementaire et la presse, au point d’influencer les réformes des années 1868-1870. Le compromis signé entre monarchistes constitutionnels et républicains modérés, pacte fondateur de la IIIe république en 1875, est préparé par la réflexion doctrinale conduite durant l’Empire libéral.

Les gammes informelles de l’expression protestataires

Il existe de puissants « éléments de continuité dans la culture politique d’opposition en France entre 1815 et 1870 » (Sudhir Hazareesingh). L’expression protestataire durant le Second Empire prolonge des actions antérieures, de l’attentat fomenté contre « le tyran » aux pamphlets clandestins, sans oublier la diffusion d’objets emblématiques, buste de Robespierre ou allégorie de la République. Oubliées depuis le coup d’État, les barricades ressurgissent à l’occasion des élections législatives de 1869. Dans une société où les informations empruntent encore une circulation orale, les rumeurs diffusent l’incertitude. Des fables se propagent sur un souverain assailli de complots fomentés par les puissants (évêques, aumôniers, ministre, général). L’opposition vise à répandre l’inquiétude fiscale (dans l’Orne, en 1857, murmures d’un impôt sur les vaches) ou à délégitimer la famille impériale : un mal incurable frapperait le Prince impérial ; plus incroyable encore, l’impératrice Eugénie aurait quitté l’empereur pour rejoindre le pape à Rome. Ainsi, les républicains manipulent la rumeur à des fins politiques (François Ploux). Les opérations de déstabilisation empruntent également au répertoire de « l’anti-fête », puisant dans les registres protestataires en usage sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Les refus de participer aux célébrations de la Saint-Napoléon, le 15 août, exhibent la persistance de dissidences locales. Par une indifférence exagérée, qui exaspèrent préfets et maires, les républicains, soudés en une « société de mécontents » (commissaire de police d’un canton du Nord), récusent l’interprétation impériale de souveraineté de la Nation, la célébration du César étant rabaissée à une fête ostentatoire. Ces rites d’opposition permettent au parti républicain, décapité après 1851, d’exprimer au sein de l’espace public sa foi dans l’avènement d’une France régénérée. De même, l’enterrement d’un opposant détourné en rituel manifestant reste en usage. L’inhumation de militants est le prétexte d’allocutions engagées, les circulaires ministérielles échouant à empêcher des hommages aux défunts assimilés à des désordres. Ces démonstrations permettent au courant républicain de maintenir sa présence sur le terrain. Mobilisation d’une franche hostilité, en janvier 1870, une foule immense de 100 000 personnes suit le convoi funéraire de Victor Noir, journaliste abattu par Pierre Bonaparte au cours d’une querelle. Le publiciste Henri Rochefort, directeur de La Marseillaise, exploite le fait-divers : « J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin ! »

De la lutte clandestine au défi public

En cette fin d’âge romantique, l’action clandestine se dépouille de ses rituels baignés de spiritualité, qui visaient à convertir les masses à l’idéal de fraternité, pour prôner l’action violente d’une minorité radicale. Des opuscules qui circulent sous le manteau, tels Instructions pour une prise d’armes d’Auguste Blanqui, contribuent à faire entrer la conspiration « dans le domaine du mythe ou du cauchemar politique » (J.-N. Tardy). Les réseaux carbonaristes, qui s’étiolent autour de Lyon, côtoient une nébuleuse républicaine, la Marianne, qui essaime dans le Cher, le Doubs ou l’Est. En dépit de la survivance des sociétés secrètes, le socialisme conspirateur perd de sa légitimité. Le désaveu de Pierre-Joseph Proudhon est révélateur : « Vous qui portez la pensée de la Révolution, défendez-vous de cette fascination du régicide » (De la justice dans la révolution et dans l’Église – 1858). À partir de 1865, une nouvelle génération d’opposants est avide de croiser ouvertement le fer contre le régime. Des journaux, des revues participent à ce regain d’engagement. L’encadrement du suffrage par le pouvoir conduit à entretenir des réflexions sur la liberté des consciences. À l’issue des élections de 1863, Jules Ferry recense les pressions exercées sur les électeurs, appâtés par la promesse d’un chemin vicinal, d’une cloche pour l’église, d’un bâtiment scolaire, dans une brochure à valeur accusatoire, La Lutte électorale en 1863. Ferry se disculpe de toute tentation révolutionnaire, pour s’inscrire sur le terrain des revendications légales « qui s’éclairent par la discussion, s’atténuent par les concessions, se décident par la prudence ». Le coup de tonnerre éditorial est déclenché par Eugène Ténot, rédacteur au journal républicain Le Siècle, qui publie en novembre 1865, La Province en décembre 1851, complétée en 1868 par Paris en décembre 1851 : la crainte d’une dissolution de la société sous les assauts de la jacquerie « rouge », programmée pour 1852, est rabaissée à une « épidémie de peur » propagée par le parti de l’Ordre. Décidément, le coup d’État n’est pas la « vieille histoire » où l’empereur feint de la cantonner, puisque l’opposition puise dans cet événement son martyrologue. En novembre 1868, une souscription est ouverte afin d’ériger un monument en l’honneur d’Alphonse Baudin, député tué sur une barricade du faubourg Saint-Antoine, le 3 décembre 1851, promu héros sacrificiel de la légalité républicaine (voir la présentation du tableau sur le site du musée Carnavalet). Le succès de la collecte conduit le gouvernement à poursuive son initiateur, le journaliste Charles Delescluze. Représailles maladroites, car son avocat, Léon Gambetta, transforme le procès en acte d’accusation contre les « maîtres de la France », qui jusqu’au 2 décembre n’avaient « ni talent, ni honneur ». Baudin se mue en incarnation du « droit écrasé sous la botte d’un soldat ». Candidat aux législatives de 1869, Gambetta place sa candidature sous l’invocation de la devise de la Seconde République, « Liberté, égalité, fraternité », effacée des édifices publics depuis dix-huit ans. Sans nostalgie à l’égard des quarante-huitards, Gambetta se présente en chef de file des irréconciliables.

Le basculement du « répertoire de l’action collective » (Charles Tilly)

Le Second Empire marque une inflexion du « répertoire de l’action collective » (C. Tilly). En 1870, des formes antérieures de contestations (blocages de grains, bris de machines, banquets…) tendent à décliner, perçues comme des archaïsmes. Les années 1860 participent du surgissement de formes nouvelles de mobilisations dotées d’une audience nationale, l’échange des nouvelles étant facilité par l’essor ferroviaire. D’élection en élection, les Français apprivoisent les techniques de la démocratie de masse. La campagne plébiscitaire de 1870 innove ainsi en matière de meetings, à l’imitation de la Grande-Bretagne (monster meetings du mouvement chartiste de 1838 à 1848). Les formes des mobilisations évoluent également à la faveur de la législation (loi sur les coalitions en 1864, loi sur les réunions publiques de 1868). L’essor de l’internationalisme ouvrier, conforté par la naissance en 1864 de l’Association Internationale des Travailleurs, ne fut pas initialement hostile à l’Empire, jusqu’au basculement du mutualisme d’inspiration proudhonienne au socialisme révolutionnaire. La France entre dans « l’âge de la grève ». En janvier 1870, les aciéries et forges du Creusot sont affectées par un arrêt général du travail. La grève paralyse la plus grande usine française, qui compte 9 000 ouvriers, dont le patron, Eugène Schneider, est président du Corps législatif. Le Second Empire inaugure l’âge des masses. En 1863, la création du Petit Journal, quotidien vendu un sou à la criée, marque la naissance de la presse à grand tirage, tournée vers une clientèle populaire avide de distractions. Les progrès de l’instruction ont créé un nouveau lectorat, goûtant le divertissement mêlé de sensationnalisme sanglant : l’« affaire Troppmann » (découverte de six cadavres mutilés enfouis dans un champ à Pantin) excite davantage l’émotion du grand nombre que la souscription Baudin. C’est en relatant les affaires de sang que la presse s’investit dans la Cité (Dominique Kalifa, L’Encre et le sang).

Auteur : Juliette Glikman, août 2019
Docteur en histoire, et chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne, Juliette Glikman enseigne à SciencesPo. Elle a été lauréate des bourses de la Fondation Napoléon en 2000 pour sa thèse Symbolique impériale et représentation de l’histoire sous le Second Empire. Contribution à l’étude des assises du régime (sous la dir. d’Alain Corbin), publiée en 2013 chez Nouveau Monde Éditions – Fondation Napoléon, sous le titre La monarchie impériale. L’imaginaire politique sous Napoléon III.

Sources
– Alfred Darimon, Histoire d’un parti : les Cinq sous l’Empire (1857-1860), Paris, Dentu, 1885 => à consulter sur Gallica ici
– Léon Gambetta, “Plaidoyer pour M. Delescluze, prononcé le 14 novembre 1868 devant la sixième chambre du Tribunal correctionnel de la Seine”, Discours et plaidoyers choisis de Léon Gambetta, Paris, G. Charpentier, 1883, p.1-14 => à consulter sur Gallica ici
– Victor Hugo, Ce que c’est que l’exil, Actes et paroles. Pendant l’exil, 1852-1870, t.II, Paris, Lévy frères, 1875, p.I-XX => à consulter sur Gallica ici
– Lucien-Anatole Prévost-Paradol, Les Anciens Partis, Paris, Dumineray, 1860 => à consulter sur Gallica ici
– Hermione Quinet, Mémoires d’exil, 2e édition, Paris, Librairie internationale, 1869 => à consulter sur Gallica ici
– Daniel Stern (Marie d’Agoult), “L’exil”, Esquisses morales, p.352-354 => à consulter sur Gallica ici

Iconographie
– Collodion, Victor Hugo, Le Gaulois, 10 janvier 1869 => sur le site de la maison de Victor Hugo
– Honoré Daumier, Page d’histoire, Le Charivari, novembre 1870 => présentation sur le site de la BnF et téléchargement sur le site du MET
– Faustin, Victor Hugo, 1870 => musée Carnavalet

Articles
– Sudhir Hazareesingh, “L’opposition républicaine aux fêtes civiques du Second Empire : fête, anti-fête, et souveraineté“, Revue d’histoire du XIXe siècle, 26/27 | 2003, p.149-171.
– François Ploux, “L’imaginaire social et politique de la rumeur dans la France du XIXe siècle (1815-1870)“, Revue Historique, avril-juin 2000, p.396-434.
– Olivier Tort, “Les stratégies des légitimistes sous le Second Empire ou le triomphe de l’irrésolution“, Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2008/3 (n° HS 4), p. 116-131.

Ouvrages
– Comment meurt une République. Autour du 2 décembre 1851, Paris, Créaphis, 2004.
– Sylvie Aprile, Le Siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010.
– Éric Georgin (sous la dir. de), Les Oppositions au Second Empire du comte de Chambord à François Mitterrand, Paris, SPM, 2019.
– Patrick Lagouyete, Le Coup d’État du 2 décembre 1851, Paris, CNRS Éditions, 2016.
– Jean-Noël Tardy, L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
– Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986.

Sites Internet et dossiers
– Association 1851 Pour la mémoire des résistances républicaine => site internet et dossier “Alphonse Baudin et la Seconde République
– Pierre Ancery, “Victor Noir, journaliste martyr du Second Empire”, mars 2019 => à consulter sur le site Retronews.
– Hauteville House, à Guernesey => présentation sur le site
– Biographies des Immortels => sur le site de l’Académie française

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