Le Tableau de Gros : Les Pestiférés de Jaffa

Auteur(s) : LEDOUX-LEBARD Guy
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Le Tableau de Gros : Les Pestiférés de Jaffa

Peu de scènes historiques remportèrent autant de succès et valurent autant de gloire à leur auteur que cet épisode célèbre. Pourtant, la commande du tableau faillit échapper à GROS. Le directeur des Musées, Vivant DENON, l'avait d'abord réservée à Pierre GUERIN, mais le Premier Consul l'attribua à GROS, peut-être grâce à l'entremise de Joséphine, pour le dédommager de celle de la Bataille de Nazareth, acquise au concours, mais jugée moins opportune. En outre une cabale, menée par le peintre HENNEQUIN, fut déjouée par les amis de GROS, trop droit et trop fier pour se défendre utilement.

Après avoir consulté les témoins de cette scène, notamment le médecin DESGENETTES, GROS en esquissa un dessin (Cabinet des Dessins du Louvre), puis une ébauche qui figura à la récente exposition « Napoléon » au Grand Palais (Musée de la Nouvelle Orléans). Après d'importants changements, vraisemblablement suggérés par DENON, assez heureux mais moins conformes à la réalité des faits  – Bonaparte n'aide plus à soulever un pestiféré et la scène ne se passe plus dans une chambre obscure de l'hôpital -, l'artiste fit une esquisse (Musée de Chantilly), très proche du tableau définitif.

C'est dans la salle du Jeu de Paume à Versailles qu'Antoine-Jean GROS, âgé de 27 ans et cadet de 2 ans de Bonaparte, peignit la toile portant encore l'esquisse au fusain de la Bataille de Nazareth et conservée au Louvre, de 5 m sur 7.
Après l'avoir montrée à quelques intimes, dont son ami ALLARD, chirurgien de l'Hospice Cochin, et reçu l'approbation de son maître DAVID, il se laissa convaincre de la soumettre au public. En juillet 1804, amateurs, curieux, mais aussi ouvriers, se bousculèrent dans l'atelier de Versailles.
Le tableau fut exposé au Salon ouvert au Louvre, en septembre 1804, le livret l'intitule « Bonaparte, général en Chef de l'Armée d'Orient, au moment où il touche une tumeur pestilentielle en visitant l'hôpital de Jaffa ». GROS souffrant de rhumatisme n'avait pas assisté au vernissage, mais trouva son oeuvre ornée de palmes et de lauriers par ses élèves, ses amis et par des visiteurs. Un banquet fut organisé en son honneur et les journaux publièrent d'élogieuses critiques.

Quelles raisons avaient motivé le choix de cet épisode de la campagne de Syrie, glorifié par GROS, qui devait peindre peu après la Bataille d'Aboukir ? Il semble que ce fut d'abord pour contrebalancer l'effet désastreux du massacre des défenseurs de Jaffa, dont la propagande anglaise s'était emparée, ou plutôt pour justifier le dédain, officiellement exprimé, de la contagiosité de la peste, dont les ravages avaient effrayé nos soldats et pour effacer les rumeurs d'empoisonnement à l'opium des pestiférés laissés sur place. Mais ces faits remontaient alors à 5 ans et on peut penser que Bonaparte, sacré entre-temps Empereur, vit là surtout, en glorifiant son attitude et son héroïsme, un moyen d'accroître sa popularité.

Le 11 mars 1799, cinq jours après la prise de Jaffa, le général en chef avait décidé de visiter l'hôpital, installé dans un monastère arménien du XVIIe siècle, qui existe toujours. Il s'y rendit avec quelques officiers de son état-major, accompagné du médecin en chef de l'armée, le chirurgien DESGENETTES. Durant une heure et demie, il réconforta les malades et s'enquit, selon son habitude, de bien des détails, nous rapportent les témoins. DESGENETTES tenta vainement d'écourter la visite pour ne pas l'exposer plus longtemps à la contagion, mais il s'attira cette réplique : « je ne fais que mon devoir, ne suis-je pas le général en chef ».
C'est dans une salle de pestiférés, s'ouvrant par des arcades sur la ville, que se situe l'épisode immortalisé par le pinceau de GROS. Bonaparte, l'air calme et bienveillant, en occupe le centre et touche des doigts de sa main gauche dégantée, en un geste un peu théâtral, la poitrine d'un pestiféré qui se tient debout, le bras droit soulevé pour montrer son bubon de l'aisselle. Un pantalon rouge le fait reconnaître comme marin de l'escadre de GANTEAUME.
En arrière et à gauche de Bonaparte, en partie masqué par lui, on reconnaît DESGENETTES qui tente vainement de le retenir de la main gauche. Son courage, sa grande conscience _ il s'opposa même à Bonaparte durant cette campagne pour le bien des malades _ furent aussi immortalisés par LAFITTE et par d'autres qui le peignirent en train d'inciser un bubon.

Les autres personnages sont moins sûrement identifiés. A droite de Bonaparte un général tient son mouchoir sur la bouche, un autre revêtu d'un manteau fait de même en se retournant. L'un d'eux serait BERTHIER, l'autre, si l'on en croit la réponse que fit GROS à son biographe TRIPIERLEFRANC, serait BESSIERES, qu'il aurait peint dans cette attitude pour se venger d'une insolence à son égard. On peut cependant remarquer qu'il n'est pas seul à avoir cette attitude et que les officiers du petit groupe à cheval visible sous une arcade la prennent également. Ce geste d'horreur ou de défense instinctive contre une possible contagion, se retrouve sur de nombreux tableaux représentant des épidémies de peste, ainsi que le signalent H. MOLLARET et J BROSSOLET.
A droite, un pestiféré agenouillé est pansé par un oriental coiffé d'un turban, personnage pittoresque, bien connu du monastère qui recourait à ses services. Dans le coin de droite, un médecin s'évanouit, atteint du même mal que le pestiféré agonisant qu'il tient sur ses genoux. Ce médecin porte probablement les traits de MASCLET, ami intime de GROS, bien qu'il ne fut pas à Jaffa, ou de SAINT-OURS, qui tous deux succombèrent de la peste.
Contre un pilier, un officier, un bandeau sur les yeux est victime de l'ophtalmie purulente qui sévissait alors, mais tend l'oreille pour écouter Bonaparte. Sur le devant, des malades et des moribonds, dans des attitudes diverses, symbolisent les ravages du fléau.
A gauche, des Turcs dont l'un porte une corbeille de pain et tourne la tête vers Napoléon, comme pour signaler que c'est à lui qu'ils doivent ce bienfait. LANDON nous apprend en effet dans les Annales du Musée qu'il s'était fait précéder par un envoi de sa cuisine.
Au fond dépasse la tête d'un chameau agenouillé. Il ne représente pas un simple trait d'orientalisme si l'on se souvient que Napoléon en avait doté les ambulances et formé un régiment de dromadaires. Nombre de ces animaux périrent et on sait maintenant qu'ils présentent de telles épizooties, mais sont aussi susceptibles de transmettre la peste humaine.
Les arcades laissent apparaître au fond la ville de Jaffa, dominée par une tour où flotte le drapeau tricolore; pour ce panorama l'artiste semble s'être inspiré d'une gravure de TICHENY.

Nous ne nous étendrons pas sur les mérites de la composition, du dessin et du coloris de ce tableau célèbre, si souvent vantés. Notons seulement pour terminer, que cette toile qui illustra son jeune auteur, fait déjà pressentir l'orientalisme et qu'elle fut admirée par DELACROIX. Elle demeurera comme l'un des nombreux témoignages d'oeuvres d'art de l'épopée napoléonienne.

Titre de revue :
Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
255
Numéro de page :
24-25
Mois de publication :
juillet
Année de publication :
1970
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