1801 ou la guerre à toutes les oppositions

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Après un an d’existence, ayant assis les institutions de l’an VIII et surmonté avec bonheur les turbulences extérieures, le régime consulaire et son chef abordèrent l’année 1801 en position de force. La stabilisation intérieure était en marche. Elle fut davantage affermie par les suites de l’attentat de la rue Saint-Nicaise dont les conséquences se firent nettement sentir dans le sens d’un renforcement du pouvoir de Bonaparte (1), alors que les oppositions étaient réduites au silence et que les succès du régime (Lunéville, Concordat, …) se succédaient. Le chef de l’État profita de ces événements pour attaquer toutes ses oppositions. En ce sens, 1801 fait figure d’année charnière, qui prépara la suite, cette véritable « monarchisation de la République » qui allait lentement s’affirmer au cours des deux années suivantes. 

La machine infernale et la chasse aux jacobins

Le 24 décembre 1800, le Premier consul se rendait à l’Opéra, où l’on jouait une adaptation de La création du monde de Haydn, lorsqu’une bombe de forte puissance explosa, quelques instants après son passage, rue Saint-Nicaise. On déplora quatre morts et une soixantaine de blessés (2). Indemne, Bonaparte assista au spectacle avant de rejoindre le palais. La foule des dignitaires et courtisans accourus bruissait de l’imminence de la destitution de Fouché. Mais Bonaparte, se disant convaincu que l’attentat avait été fomenté par les jacobins, avait décidé de faire boire un calice amer au ministre de la Police. Celui-ci fut donc reçu sans colère, mais très froidement, puis, sans s’adresser à lui, Bonaparte vitupéra contre les « exclusifs » qui, au bruit de l’explosion, avaient bruyamment fêté sa mort dans leurs tavernes. Puis, s’adressant enfin au ministre : « Direz-vous encore que ce sont les royalistes ? ». Sans perdre un instant son flegme, Fouché lâcha : « Sans doute. Qui plus, je le prouverai (…). C’est là l’œuvre des Chouans, et je ne demande que huit jours pour en apporter la preuve ».

Le Premier consul n’était pas décidé à accorder un tel délai. Peu importe ici qu’il ait vraiment été convaincu de la culpabilité jacobine. Tout se passa dès lors comme s’il voulait saisir une occasion inespérée de frapper à gauche pour attirer une fois pour toute les modérés. Si Fouché lui apportait la preuve promise, il pourrait réajuster le tir vers les royalistes et faire d’une pierre, deux coups. Au passage, il fragiliserait son ministre de la Police et profiterait de la vague de désapprobation qui, dès l’annonce de l’explosion, avait traversé l’opinion, pour le forcer à frapper lui-même ses anciens amis. Compte tenu de la rapidité avec laquelle les jacobins allaient être persécutés, l’hypothèse d’une volonté délibérée du Premier consul de prendre de vitesse l’enquête de son ministre apparaît crédible.

Le 1er janvier 1801, le Premier consul ordonna à Fouché de dresser une liste de cent trente « terroristes » ou, comme les appelait Bonaparte, « septembriseurs » (en souvenir des massacres de septembre 1792) à déporter. Le ministre s’exécuta, évitant de retenir les noms de ses amis ou de personnalités fortes, prévenant même quelques uns des autres de se mettre à l’abri pour éviter l’arrestation. Il subit sans broncher l’humiliation d’avoir à lire sa liste lors d’une séance tendue au conseil d’État : Destrem, Fournier l’Américain, Félix Le Pelletier de Saint-Fargeau, etc. Puis Roederer se déchaîna contre le ministre de la Police : « Ce sont ses liaisons avec les terroristes, les ménagements qu’il a toujours eus pour eux, et les places qu’il leur a données, qui les ont encouragés à commettre cet attentat » (3). C’est alors que plusieurs conseillers d’État firent dire au gouvernement que leur assemblée n’était pas prête à aller plus loin qu’écouter des discours : qu’on ne compte pas sur elle pour autoriser les proscriptions et ce d’autant plus qu’elle n’en avait pas la compétence. Pour contourner l’obstacle, sur une idée de Cambacérès et Talleyrand, on décida de se servir du Sénat. On lui demanderait de dire si les proscriptions envisagées entraient dans les mesures de « défense de la constitution ».

Le 5 janvier 1801, le Sénat vota un « sénatus-consulte » permettant la déportation sans jugement des intéressés et le conseil d’État accepta de valider la mesure sans qu’il soit fait appel aux chambres législatives : soixante-dix proscrits allaient être effectivement envoyés aux colonies et près de la moitié d’entre eux allaient y mourir (4). Deux jours encore et Fouché reçut l’ordre de placer en résidence surveillée, sous sa responsabilité, cinquante-deux autres jacobins, dont Antonelle et la veuve de Marat. Le 11 janvier, les jacobins Chevalier et Veycer qui, en leur temps, avaient eux aussi préparé une « machine infernale » furent fusillés. Le 19, Metge, auteur de Le Turc et le militaire, fut exécuté à son tour et, le 30, les complices de la conspiration de l’opéra le suivirent. Les jacobins militants étaient très durement frappés, de quoi faire réfléchir les attentistes « généraux de gauche ».

Les vrais coupables royalistes châtiés

Au moment où Aréna et ses acolytes montaient à l’échafaud, Fouché entrevoyait sa revanche. Il était un peu tard pour ceux qui avaient été punis, mais l’heure n’était plus pour le ministre à « éviter les réactions contre les personnes » : il fallait sauver son portefeuille, voire sa liberté ou sa vie. Les hommes de Fouché avaient commencé à démasquer la conspiration royaliste, grâce à une enquête minutieuse où police « scientifique » (étude des débris de la bombe et de la charrette qui la transportait, utilisation de la tête du cheval qui la tirait, déchiqueté dans l’explosion, pour remonter jusqu’à celui qui l’avait vendu) et infiltration (la police suivait les royalistes depuis novembre et avait empêché un premier attentat) conjuguaient leurs effets. Le 18 janvier, Carbon, l’acheteur de la jument et de la charrette, avait été arrêté, suivi par Saint-Réjant (qui avait allumé la mèche de la « machine infernale »), dix jours plus tard. Limoëlan, le principal organisateur, allait s’en sortir (5). Une foule d’autres fut appréhendée – on continua la recherche de certains suspects jusqu’en 1807. La culpabilité des Chouans de Cadoudal (Hyde de Neuville avait renoncé à soutenir cette opération) fut établie. Dans son rapport final aux consuls, le ministre de la Police n’eut pas le triomphe modeste : « Au premier instant de l’horrible explosion, un seul soupçon se fit entendre (…). La police, à ce premier moment, eut d’autres soupçons parce qu’elle avait d’autres indications ». Et Fouché terminait en enfonçant le clou : « S’il n’y eut jamais un forfait plus horrible, il n’y eut jamais non plus de scélérats mieux dévoilés et mieux connus » (6). 

Le procès des vrais coupables eut lieu du 30 mars au 3 avril 1801. Saint-Réjant et Carbon furent condamnés à mort et exécutés deux semaines plus tard. Les autres, qui s’étaient trouvés sur leur route par hasard ou n’avaient pas joué un rôle criminel, furent condamnés à de courtes peines de prison. Il y eut même cinq acquittements. Fouché sauva provisoirement son portefeuille.

Une fois de plus, Bonaparte enregistra un regain de popularité. Les modérés se félicitèrent de l’élimination des jacobins ; les républicains applaudirent à celle des royalistes. Grâce à l’émotion suscitée par l’attentat, le gouvernement avait en outre fait adopter, le 7 février 1801, une loi instituant des tribunaux spéciaux, sans jury, ni appel, ni cassation, pour réprimer les rassemblements séditieux, les rébellions, les assassinats et certaines formes de brigandage. Il avait donc obtenu, en dépit de la mauvaise humeur manifestée à cette occasion par le Tribunat, des moyens exceptionnels pour combattre ses oppositions les plus dures.

Bonaparte, homme de paix et de réconciliation

Après à peine plus de treize mois de pouvoir, le Consulat sortait renforcé de cette chaîne de conspirations, autant qu’il avait bénéficié de Marengo et Hohenlinden. Les espoirs des « deux France » avaient été ébranlés. Ni restauration, ni jacobinisme, la ligne de la « troisième France » était tracée. En ce début d’année 1801, au sein des brumairiens rentrés dans le rang et aux yeux de la grande majorité de l’opinion, Bonaparte avait les mains de plus en plus libres. Après Brumaire, il avait eu besoin de deux éléments : le temps et la confiance. La première condition commençait à lui être accordée. Quant à la confiance des élites, si elle ne lui était pas encore totalement acquise, les divisions de ses oppositions et les ralliements continuels lui permettaient désormais d’avancer à découvert. Le fléau de la balance politique penchait vers Bonaparte.

À court terme, le succès de la diplomatie consulaire était total. Bonaparte put pavoiser dans le message qu’il adressa, le 13 février 1801, au Corps législatif, même s’il y regrettait que l’Angleterre n’eût pas encore entendu raison (7). Au-delà des succès militaires et diplomatiques, le message s’adressait aussi aux populations. Celles-ci ne mégotèrent pas sur l’interprétation des succès extérieurs. À l’annonce de la paix avec l’Autriche, il n’est pas exagéré d’écrire que Paris laissa éclater sa joie. « Le (12 février, la paix) vint surprendre Paris dans les joies de son carnaval. Alors, le délire populaire se transporta tout à coup, suivant l’usage, dans le jardin des Tuileries, et aux cris frénétiques de Vive le Premier consul ! La multitude dansa sous les fenêtres » (8). La fête dura un mois, dans la capitale comme en province, et redoubla encore lorsqu’on apprit la ratification du traité par l’Empereur. Elle fut rythmée par les cérémonies officielles et les réceptions somptueuses (dont celle offerte par Talleyrand à Bonaparte), les feux d’artifice et les réjouissances spontanées, l’affichage des proclamations gouvernementales (9) et les discours des préfets ou des maires. Le Journal des Débats s’exclama : « Quelle magnifique paix ! Quel commencement de siècle ! Et quelle sagesse en même temps dans l’usage modéré de la puissance et de la force ! ». La police, cependant, releva que, malgré l’allégresse, quelques mauvais coucheurs s’obstinaient à contester : « Tous les membres du parti de l’opposition critiquent la paix (…). Ils prétendent que plusieurs articles de ce traité font le plus grand tort à la République. La cession de Venise leur fait jeter les hauts cris ; ils accusent le gouvernement français d’avoir trompé les peuples d’Italie » (10). Lorsque, le 1er octobre 1801, les préliminaires de Londres furent signés, une nouvelle explosion de joie eut lieu, renforçant encore la position de ce consul qui, le premier, avait assuré, croyait-on, les succès et les conquêtes de la République. « La nouvelle de la signature des préliminaires de la paix avec l’Angleterre a été partout accueillie avec les plus vifs transports de joie et de reconnaissance », nota le préfet de Police (11). 

Toujours du point de vue de la politique intérieure, le pouvoir fut encore renforcé par la signature du Concordat et les nouvelles mesures prises en faveur des émigrés. Sur le premier point, le rapprochement avec le Saint Siège présentait de nombreux intérêts et on ne doit ici rien exagérer des opinions religieuses personnelles de Bonaparte lorsqu’on aborde l’histoire du Concordat. « Signer un Concordat, c’était d’abord satisfaire l’opinion, doter le corps social de nouveaux cadres, maîtriser les revendications sociales et priver la contre-révolution de sa plus grosse masse de manœuvre sur le territoire de la République, tandis que, à l’extérieur, on affaiblissait encore un peu plus l’Autriche, non seulement dans son rôle moral de porte-drapeau du Saint-Empire, mais aussi dans sa position en Italie » (12). Le retour (même timide) de la fille aînée de l’Église dans le giron de Rome n’avait pas grand chose à voir dans les négociations. Quant aux mesures de plus en plus nettement favorables aux émigrés, elles finissaient la guerre civile et renforçaient l’ambiance de « pardon » qui régnait dans la France consulaire.

La rupture avec les idéologues

En engageant les négociations du Concordat (et toujours du point de vue de la politique intérieure qui seul nous intéresse ici), Bonaparte prenait délibérément le risque de mécontenter ses alliés de Brumaire et cette fois sur un aspect essentiel du dogme révolutionnaire. Mais, dans la balance, la mauvaise humeur de quelques idéologues – qui n’avaient pas hésité à conspirer au moment de Marengo – ne pesait pas lourd face à la popularité qu’amènerait la conclusion de la paix religieuse, simultanément à celle de la paix extérieure. Les relations avec ceux qui avaient tant soutenu le coup d’État ne cessèrent de se dégrader durant ces mois qui virent aussi, ne l’oublions pas, la publication du Parallèle de Fontanes et Lucien Bonaparte, l’attentat de la rue Saint-Nicaise, les pleins pouvoirs donnés au gouvernement pour châtier les vrais et faux coupables, les négociations de paix avec tous les adversaires de la France qui renforçaient chaque jour un peu plus l’emprise de Bonaparte sur l’État et l’armée, sans oublier les débuts de la rédaction du code civil qui allait constituer une autre pomme de discorde. Tout concourait donc à éloigner le Premier consul des idéologues.

Au nom de ses collègues de l’Institut, Volney tenta de profiter des bonnes relations qu’il entretenait avec le Premier consul pour lui expliquer la position des idéologues. L’audience fut houleuse. Bonaparte venait de lui dire que la France réclamait le Concordat, lorsque l’auteur des Ruines – que le jeune Napoléon avait tant admiré – lâcha : « Si la France vous redemandait les Bourbons, les lui accorderiez-vous ? ». Ne se contenant plus, le Premier consul lui aurait alors assené un violent coup de pied au ventre (13).

Dans les mois qui suivirent l’accord de juillet 1801, la tension ne cessa de monter entre les opposants et les partisans du Concordat : critique des idéologues, remous dans l’armée, murmures dans l’administration – « Je ne crois pas que le retour des prêtres soit un moyen de consolider le gouvernement », écrivait, entre autres préfets, celui de la Seine-Inférieure (14), mauvaise humeur jusque dans l’entourage de Bonaparte. « Tout cela ira fort bien tant que le consul vivra, plaisanta un conseiller d’État. Le lendemain de sa mort, il nous faudra émigrer » (15). Malgré les critiques, le Premier consul tenait bon et attendait l’heure de frapper. Il « ratifia » le Concordat, pour le compte de l’exécutif, le 10 septembre 1801. Gardé secret (les journaux avaient reçu ordre de ne plus aborder les questions religieuses), le texte commençait à se répandre dans le public et, partout, la joie populaire lui offrait comme une sorte de soutien moral. « Les opposants au Concordat comptent toujours sur la rentrée du Corps législatif pour arrêter les effets du traité conclu avec le Pape », avertissait la préfecture de Police (16). Le 4 octobre, un arrêté retira aux théophilanthropes (fidèles d’une « église » révolutionnaire créée sous le Directoire) la jouissance des églises. L’offensive de l’exécutif avait commencé, et sur un terrain solide : les différents traités de paix signés depuis le début de l’automne allaient être présentés aux organes collectifs de l’État en même temps que le Concordat. Qui oserait mettre en péril ceux-ci pour empêcher celui-là ?

Les idéologues et autres ennemis de la paix religieuse décidèrent pourtant de passer à la contre-offensive dans les chambres qu’ils peuplaient. Ils reçurent le soutien inattendu du conseil d’État, d’ordinaire plus soumis aux volontés du gouvernement, dont la séance du 12 octobre devint houleuse dès que fut abordé le sujet du Concordat. Flairant un raidissement des assemblées, Bonaparte décida de les effrayer en organisant pour elles une rentrée tonitruante, avec troupes présentant les armes, salves d’artillerie, présence de nombreux ministres dans les couloirs et discours du gouvernement. Mais il en fallait plus pour empêcher les bavards de bavarder et les anciens révolutionnaires de retrouver les délices des effets de tribune.

Dès l’ouverture de la session, le Corps législatif afficha ses intentions en portant à sa présidence Charles-François Dupuis. Cet ancien conventionnel non-régicide (il avait voté pour la détention perpétuelle de Louis XVI) était connu du pouvoir comme auteur d’un ouvrage sur l’Origine de tous les cultes qui prônait le rattachement de toutes les religions à une « idolâtrie astrale ». Il était un adversaire de principe du Concordat (17). Puis le Corps législatif désigna… Grégoire pour porter aux consuls sa réponse au discours sur l’état de la République prononcé par Thibaudeau. Lors de l’audience, l’évêque constitutionnel (qui avait adressé sa démission du diocèse d’Orléans le 12 octobre) respecta l’usage en félicitant le gouvernement du travail accompli. Mais il enchaîna par une tirade sur la nécessité d’obtenir une paix juste en Europe, rappelant au passage que le pouvoir était donné par le peuple et seulement par lui. Ce disant, Grégoire dévoilait la stratégie des adversaires du Concordat : tous les sujets seraient bons pour gêner le pouvoir pendant la session parlementaire, y compris ceux qui étaient éloignés de l’accord avec Rome et qui auraient dû être abordés sans incident.

Le Tribunat prit le relais du Corps législatif. Le premier accroc eut lieu lors de la discussion du traité de paix avec la Russie. Un des articles stipulait que les sujets des deux États se voyaient interdire toute correspondance avec ceux des nations encore en guerre. Le tribun Thibault interrompit l’orateur et demanda que soit spécifié que les Français étaient des citoyens et non des sujets. Le gouvernement recula, invoquant une erreur d’un copiste, mais la discussion reprit sur le même ton quelques jours plus tard, à l’occasion de la présentation par le conseiller d’État Costaz d’un autre article. Le secret des délibérations fut décidé et la querelle se poursuivit à huis-clos. Le traité fut finalement voté, mais Bonaparte en conçut une profonde amertume qu’il exprima lors d’une audience au tribun Stanislas de Girardin, ami de Joseph Bonaparte et néanmoins un des meneurs de l’affaire. « Il faut être chien, lâcha-t-il, pour risquer pour un mot de recommencer la guerre » (18). La guerre, il le savait, n’avait rien à voir là-dedans. Le Tribunat le lui prouva encore lorsque, le 6 décembre, il attaqua la discussion sur le code civil. La moindre peccadille fut retenue au débit du gouvernement. Le Tribunat recommanda le rejet du titre préliminaire (De la publication, des effets et de l’application des lois) par 65 voix contre 13. Il fut suivi par le Corps législatif qui rejeta également le titre premier (De la jouissance et de la privation des droits civils) en le jugeant contraire aux principes de 1789. Pour faire bonne mesure, le titre II (Des actes de l’état-civil) fut adopté à une très large majorité.

Et pour ne rien arranger, le Sénat entra aussi dans la bataille. Sieyès était de retour en son sein et avait agi pour « réveiller les consciences ». Le 25 décembre 1801, la Haute Assemblée coopta Grégoire, candidat du Corps législatif, de préférence au général Jourdan, candidat de l’exécutif, et à Desmeuniers, candidat du Tribunat mais très apprécié du gouvernement. Une semaine plus tard, Daunou, désigné à l’arraché par le Tribunat pour être son candidat – contre le général Lamartillière, soutenu par l’exécutif -, semblait promis à une élection facile au Sénat (19).

Cette fois, le Premier consul ne pouvait laisser faire. L’année 1802 allait être celle de la mise au net, notamment avec l’épuration des chambres, véritable « coup d’État constitutionnel » orchestré par Cambacérès.

La méfiance des militaires

Une partie, minoritaire mais agissante, de l’armée restait en retrait de l’opinion générale dans l’adhésion au Consulat. En l’an VIII déjà, les réactions au coup d’État avaient été contrastées, allant des adresses de joie à l’hostilité. Sous l’impulsion du ministre de la Guerre Berthier, une épuration de grande ampleur fut menée contre les éléments jacobins. Ainsi, en deux ans, soixante-douze colonels, cent-cinquante commandants, des milliers d’officiers et sous-officiers furent mis en retraite avec demi-solde. C’est bien Bonaparte qui inventa les demi-soldes.

Avec les généraux, hors les révocations de 1800, le gouvernement agit avec plus de doigté. Bonaparte connaissait les préventions ou les jalousies de ses anciens collègues. La politique de réconciliation nationale et ses compromis offusquaient ces hommes qui avaient fait couler tant de sang (et souvent le leur) pour imposer les principes révolutionnaires. Le diplomate autrichien Cobenzl écrivit ainsi à son gouvernement : « Quelques généraux qui se croient négligés, quelques pillards dont on croise les spéculations, des jacobins contraires au rétablissement de la religion, des démocrates outrés qui crient contre la rentrée des émigrés, des tribuns… tout cela se réunit et fait parti contre Bonaparte ». De son côté, le Prussien Lucchesini, voyait dans le comportement des généraux une forme d’avidité : « Les généraux rentrés et forcés de ployer devant les autorités civiles, l’habitude de dix années d’indépendance et de déprédations demandent à haute voix, à leur ancien compagnon d’armes et de fortune, ou la guerre ou des récompenses qui les consolent de l’élévation à laquelle ils l’ont porté par l’opinion des armées » (20).

Le Concordat agit comme un détonateur sur cette crise larvée. Le 31 août 1801, Fouché remit à Bonaparte un rapport faisant état de l’indignation des milieux militaires à la nouvelle de l’accord avec Rome. Les noms de Moreau, Brune, Masséna, Augereau, Lecourbe, Gouvion Saint-Cyr, Oudinot et Lannes y figuraient. Ne pouvant pas les sanctionner ouvertement, le Premier consul ordonna une surveillance accrue des milieux militaires jacobins. L’armée de Batavie fut dissoute. Augereau se retrouvait sans commandement, désœuvré, certes, mais sans masse de manœuvres. L’armée d’Allemagne attendit de longs mois avant d’être rapatriée. Le Premier consul utilisa encore la technique de l’éloignement pour affaiblir les rangs des contestataires. En mars 1801, Macdonald avait été envoyé à Copenhague. En novembre, Lannes se vit accréditer à Lisbonne, Romieu à Corfou et Gouvion Saint-Cyr à Madrid. Plus tard, Brune allait prendre le chemin de Constantinople. Leur sort serait enviable à côté de celui de leurs collègues Richepanse ou Decaen envoyés reconquérir les colonies, tandis que Lahorie et Lecourbe seraient mis en disponibilité (21).

Parallèlement, la partie de l’armée favorable au régime (soit la majorité des militaires) se vit cajoler : après les Armes d’Honneur, établies à l’hiver 1799, la Légion d’Honneur était en voie d’être créée, tandis que seize millions de biens nationaux non aliénés sur la rive gauche du Rhin et en Italie étaient réservés pour être donnés en récompense aux officiers et soldats blessés (22). Mais Bonaparte n’en avait pas fini avec cette « opposition militaire » que l’on allait retrouver en 1802 dans des conspirations dont la découverte permettrait d’aller encore plus loin dans la reprise en main et l’épuration.

Lorsque se terminerait l’année 1801, tout serait en place pour que Bonaparte puisse aller encore plus loin. Avançant à la fois sur le terrain des grandes réformes sur lesquelles les « masses » lui faisaient aveuglément crédit et sur celui de la répression des oppositions à ses vues, le Premier consul pourrait alors passer encore plus nettement à l’offensive et avancer vers un réel pouvoir personnel.

Notes

(1) Sur cet attentat fort bien connu, voir H. Gaubert, Conspirateurs au temps de Napoléon Ier, p. 72-121 ; J. Thiry, La machine infernale, 1954 (p. 154-192) ; J. Loredan, La machine infernale de la rue Saint-Nicaise, 1924.
(2) Le bilan retenu dans les minutes du procès des coupables fait état de quatre morts, alors que Le Moniteur en avait annoncé cinq, puis dix, que Bonaparte avait parlé au conseil d'État de "huit à dix morts" et Chaptal de sept. Jean Tulard a retenu le chiffre de deux morts dans son article "Machine infernale" du Dictionnaire Napoléon. Cette confusion dans les bilans est entretenue par le fait que plusieurs des blessés décédèrent dans les jours qui suivirent l'attentat (dont la patronne du café d'Apollon qui avait eu la poitrine labourée par un éclat de chaudron). Selon un rapport de Chaptal, les dégâts matériels se montèrent à plus de 160 000 francs.
(3) Œuvres, t. III, p. 355 et suivantes.
(4) J. Eymeret, "De la rue Saint-Nicaise aux Seychelles et à Anjouan. Histoire des déportés de nivôse an IX", Revue de l'Institut Napoléon, 1995-I, p. 59.
(5) Après une fuite rocambolesque, ruiné, abandonné par son aimée qui avait fait le vœu de prendre le voile s'il échappait à l'échafaud et tint parole, Limoëlan passa aux États-Unis et entra en religion. Il mourut en 1826.
(6) Rapport du ministre de la Police générale aux consuls, 31 janvier 1801, Fouché. Rapports et déclarations du ministre de la Police générale, 1998, pp. 71-76.
(7) Message au Corps législatif, 24 pluviôse an IX, 13 février 1801, Correspondance, n° 5362.
(8) Souvenirs d'un historien de Napoléon. Mémorial de J. de Norvins, 1896, t. II, p. 278.
(9) Voir celle de Bonaparte aux Français, Correspondance, n° 5475.
(10) Rapport de la préfecture de Police de Paris, 24 pluviôse an IX, 13 février 1801, A. Aulard, Paris sous le Consulat, 1904, t. II, p. 175.
(11) Rapport de la préfecture de Police de Paris, 11 vendémiaire an X , 3 octobre 1801, A. Aulard, Paris sous le Consulat, 1904, t. II, p. 555.
(12) Abbé Besnard, Souvenirs d'un nonagénaire publiés sur le manuscrit autographe, 1880, t. II, p. 97.
(13) Ce type de violence physique dont Napoléon se serait rendu coupable a été maintes fois rapportées dans divers mémoires : coups de poing et bousculades n'étaient pas absents de son mode de gouvernement.
(14) Cité par L. Madelin, Le Consulat, 1939, p. 146.
(15) Roederer, Œuvres, t. III, p. 450.
(16) A. Aulard, Paris sous le Consulat, 1904, t. II, p. 527.
(17) F. Piétri, Napoléon et le Parlement ou la dictature enchaînée, 1955, p. 111. Dupuis resta au "perchoir" jusqu'au 7 décembre et fut remplacé par Jean-François Baraillon, jusqu'au 22 décembre (P. Séguin, 240 dans un fauteuil. La saga des présidents de l'Assemblée, 1995, p. 692 et suivantes).
(18) S. de Girardin, Mémoires, journal et souvenirs, 1829, t. I, p. 230.
(19) Voir J. Thiry, Le Sénat de Napoléon, 1932, p. 82.
(20) Cité par J. Thiry, Le Concordat et le Consulat à vie, 1956, pp. 197-198.
(21) D'après les Mémoires de Bourrienne, Bonaparte aurait tendu un piège à Lannes pour le compromettre et lui faire contracter des dettes. Ne pouvant les rembourser, il aurait accepté le poste de Lisbonne pour se refaire une santé financière.
(22) Arrêté du 1er fructidor an X, 19 août 1802, Correspondance, n° 6259.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
432
Numéro de page :
13-19
Mois de publication :
déc. - janv.
Année de publication :
2001
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