Cadoudal et « le coup essentiel »

Auteur(s) : BERNET Anne
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Introduction

23 août 1803 : la falaise de Biville se devine à peine sur l'obscurité du ciel nocturne. Depuis l'étroite plage, le sommet paraît quasi inaccessible. Cette réputation n'a jamais empêché les contrebandiers cauchois d'utiliser l'endroit pour leurs divers trafics. Depuis les commencements de la Révolution, Biville sert également de points de passage à diverses personnes désireuses de quitter la France, ou d'y revenir, en toute discrétion. Les capitaines anglais sont des habitués des parages. Le commandant de la corvette britannique, toutefois, a eu quelque peine à s'approcher. La présence de vaisseaux français près de la côte, puis un brouillard tenace, l'ont tenu au large des heures qui ont paru interminables à ses passagers.

Ils sont huit, français. Tous ont en commun plus de dix ans de clandestinité, de combats de guérilla, et de résistance acharnée à la Révolution. Leur chef, un colosse à l'encolure de taureau, à la grosse tête couverte de boucles d'un blond tirant sur le roux, le regard gris-bleu tour à tour perçant ou séduisant, arbore, à trente-deux ans, le cordon rouge des grand-croix de Saint-Louis, la plus haute décoration royale, et le grade de lieutenant-général. Il s'appelle Georges Cadoudal.

Fils de riches laboureurs de Kerléano, près d'Auray, Cadoudal est né le 1er janvier 1771. Il était en classe préparatoire lorsque l'entrée en vigueur de la constitution du clergé a fermé le collège Saint-Yves à Vannes, et interrompu ses études, mesure qui, s'ajoutant à bien d'autres, a fait de ce garçon un contre-révolutionnaire convaincu. Entré à l'Association bretonne du marquis de La Rouërie, Cadoudal, bien que le mouvement n'ait pas survécu au décès de son fondateur, mort d'émotion le 30 janvier 1793 en apprenant l'exécution de Louis XVI, a pris part, en tant que meneur, comme tous les anciens de ce groupe clandestin, aux émeutes déclenchées dans l'Ouest à l'occasion de la levée de trois cent mille hommes. Après l'écrasement, par le général de Canclaux, de la révolte dans les départements bretons, le garçon a refusé de rendre les armes et rejoint l'armée vendéenne. Au nombre des rares combattants royalistes qui aient survécu à la bataille de Savenay, le 23 décembre 1793, Georges a regagné sa maison natale, flanqué de Pierre Mercier, un Angevin de son âge, son inséparable ami, et son quasi-beau-frère puisque Cadoudal s'est fiancé à la soeur de Pierre, Lucrèce.

Un « jacobin blanc »

Évadé en novembre 1794 de la prison de Brest, où une dénonciation a conduit sa famille et où sa mère enceinte est morte, Cadoudal a, depuis, suivi un parcours remarquable. En 1795, pour avoir tiré ses troupes de la ratière de Quiberon, il s'est imposé au commandement du Morbihan. Lors du déclenchement de la troisième chouannerie, en octobre 1799, le maréchal de camp Cadoudal supervisait les opérations dans toute la Bretagne. Réussite exceptionnelle, d'autant que sa personnalité ne lui a pas valu que des amis. En effet, le comte de Puisaye, qui prétendait au commandement de toutes les chouanneries, et s'est heurté à l'opposition motivée et constante de Cadoudal, s'est ingénié à le présenter, dans l'entourage du comte d'Artois, comme un pur produit, abusivement royaliste, de la Révolution. Selon Puisaye, Cadoudal serait l'archétype d'un genre nouveau : le « jacobin blanc ». En vérité, ce que Puisaye reproche à Georges est d'être un pur produit des mentalités bretonnes, c'est-à-dire de juger les hommes à leur valeur et non à leurs titres. Partisan de « l'égalité sous le drapeau blanc » (dixit Puisaye), Cadoudal n'a jamais accepté de remplacer un officier roturier de valeur par un gentilhomme inexpérimenté, encore moins d'obéir aveuglément à des nullités titrées, ou de couvrir leurs erreurs, voire leurs malversations. Il n'en a pas fallu davantage pour lui valoir dans certains milieux de l'émigration la réputation « d'anti-noble » et la rancune tenace de certains gentilshommes, qui avaient plus d'ambitions que de capacités.

En revanche, cette attitude ne l'a pas desservi auprès des aristocrates engagés dans la lutte contre-révolutionnaire, qui ont appris que les mérites ne commencent pas au nom et aux titres. Quant aux princes, c'est sur la fidélité qu'ils ont appris à juger « Monsieur Georges » et cette fidélité, à la différence de tant d'autres, est absolument inentamable. Ils en ont eu la démonstration au printemps 1800.

Bonaparte-Cadoudal : tentatives et échecs de conciliation

Devenu Premier consul après son coup d'État du 18 brumaire, Bonaparte est parvenu, en trois mois, alternant la politique de la carotte et celle du bâton, faisant de larges concessions sur le plan religieux, aucune sur la question royale, a obtenir la signature d'accords de paix avec les principaux chefs royalistes de l'Ouest insurgé. Ceux qui traînaient à conclure et paraissaient chercher une échappatoire, tel le Normand Frotté, ont été purement et simplement éliminés.

En dissociant le rétablissement des autels et celui du trône, idée qui avait déjà autrefois effleuré Hoche sans qu'il parvienne à l'appliquer, Bonaparte a porté un coup fatal aux chouanneries : la base populaire, échaudée par les dérobades systématiques des princes, ne suivra plus, se contentant de la victoire religieuse. Quant aux cadres, s'ils n'ont pas été emprisonnés à titre préventif, le choix ne leur sera laissé qu'entre la soumission, à l'occasion accompagnée d'avantages et de grades dans l'armée, ou le maquis. Pris – et ordre est donné de les traquer – c'est la mort immédiate. De quoi faire réfléchir.

Lorsque Bonaparte a accordé une entrevue aux généraux royalistes et à leurs principaux officiers, le 5 mars 1800 aux Tuileries, il était persuadé d'entériner leur soumission définitive ; à tout le moins, de les impressionner assez pour qu'aucun d'entre eux n'ose plus bouger. Une erreur psychologique, basée sur des renseignements erronés fournis par les autorités militaires du Morbihan, a fait capoter ce plan.

D'après certains officiers servant en Bretagne, le véritable commandant de la région ne serait pas Cadoudal, mais son ami, Pierre Mercier qui, tout en se tenant dans l'ombre, serait seul à donner les ordres et organiser la guérilla. Sur quoi repose cette erreur d'appréciation ? Essentiellement des préjugés absurdes : la beauté, l'élégance, la distinction naturelle du général Mercier, ses talents de diplomate, contrastant avec l'apparente rusticité de Georges et sa réputation de violence… Le fait qu'il ait obstinément refusé de paraître à Paris a donné du poids à cette assertion. Pour le Premier consul, l'affaire est entendue : Cadoudal n'est qu'un homme de paille, qu'il n'est point nécessaire de ménager. S'ajoutent à cela ses origines plébéiennes, qui inclinent le chef de l'État à le recevoir moins aimablement que ses homologues nobles dont le ralliement le flatte davantage.

Traité de fort haut et discourtoisement, le lieutenant-général, grade qui anoblit d'office son titulaire, habitué aux plus grands égards de la part des princes et des gentilshommes, a vu rouge. Il s'était rendu à Paris parce qu'il lui fallait discuter avec le général Rapp certaines conditions d'application du traité de paix signé le 14 février à Beauregard ; non dans l'intention d'entériner définitivement une pacification qui lui était odieuse. Les mépris du chef de l'État ont fait plus que l'ancrer dans sa méfiance, abondamment nourrie par les avertissements de Mercier, ils ont fait naître chez lui envers Bonaparte une antipathie irréconciliable. Une seconde entrevue, accordée la semaine suivante à Cadoudal à la demande pressante de certains conseillers, avertis du mécontentement du chouan, et conscients des conséquences possibles de son aversion, n'a rien changé. Commettant une seconde bévue, Bonaparte a tenté d'acheter le Breton, avant, constatant que la technique ne marchait pas, de le menacer. Pareillement insensible à l'intimidation et à la vénalité, Georges a quitté les Tuileries plus furieux encore que la fois précédente. Au directeur de l'Agence royaliste de Paris, Guillaume Hyde de Neuville, qui s'inquiétait de le retrouver ébranlé, Cadoudal a confié : « Si vous saviez ce que j'avais envie de prendre ce petit homme entre mes bras et de serrer, de serrer ! À l'étouffer ! ».

Cette envie devait se lire dans ses yeux car Bonaparte va conserver de Georges un souvenir pénible, celui d'un échec à séduire, doublé d'une peur véritable ; il a la conviction que si quelqu'un est de taille à se mettre en travers de ses grandes ambitions, c'est celui-là et aucun autre. Il n'a pas tort. Une résurgence de la chouannerie, au moment où le consul a besoin de tranquillité civile pour repartir combattre en Italie, ouvrirait un second front, intérieur, et pourrait occasionner un désastre. Pour peu qu'un prince s'associe à la tentative, le nouveau pouvoir pourrait chanceler. Or, seul Cadoudal est capable du double exploit de soulever l'Ouest, et d'entraîner un Bourbon dans l'affaire.

Enlèvement plutôt qu’assassinat

C'est dans ce but que Georges, échappant à la surveillance de la police, a quitté Paris et réussi à gagner Londres au mois d'avril 1800. Sa force de conviction est telle qu'il obtient tout : l'appui logistique des Anglais en vue du déclenchement de la quatrième chouannerie, la promesse du comte d'Artois de venir le rejoindre. Aucun de ces engagements ne sera suivi d'effet. La victoire de Marengo, le 14 juin, amène le gouvernement britannique à reconsidérer sa position vis-à-vis de la France consulaire, et à prier M. Cadoudal d'attendre un moment plus opportun.

Empêché de se battre, Georges a songé à d'autres solutions. Avec Bonaparte, la Révolution s'est incarnée. Que l'homme fort du régime disparaisse, le désordre et la corruption qui avaient rendu le Directoire insupportable à tous les Français recommenceraient. Une restauration monarchique aurait des chances d'aboutir. Ce n'est pas à assassiner le chef de l'État que songe Cadoudal. Cela, il en a eu par deux fois l'occasion au mois de mars, et l'a refusé avec indignation lorsque La Haye-Saint-Hilaire l'a suggéré. L'idée de Cadoudal est d'enlever Bonaparte lorsqu'il rentre le soir à la Malmaison. Il suffirait ensuite de gagner la côte boulonnaise et de livrer le colis aux Anglais. Le plan est-il réalisable ? Pour le savoir et tâter le terrain, en novembre 1800, Georges a expédié à Paris un groupe de ses officiers, sous le commandement d'un de ses aides de camp, le chevalier de Saint-Régeant. Malheureusement, ces messieurs ont trouvé que leur chef se compliquait la vie. Adeptes de méthodes plus expéditives, ils ont, sans lui en référer, organisé un attentat à la voiture piégée. L'explosion du véhicule sur le passage du cortège officiel, rue Saint-Nicaise, le 24 décembre 1800, a raté Bonaparte, et fait une dizaine de victimes parmi les badauds. Elle a aussi provoqué un désaveu unanime, tant de la part du clergé indigné que de Louis XVIII exilé, permettant de surcroît l'exploitation du drame par la propagande du régime, enchanté de pouvoir présenter les chouans comme un sinistre ramassis de terroristes.

Une haine d’homme à homme

Quant à admettre que des subordonnés aient pu désobéir aux ordres et passer à l'acte sans l'aval de leur chef, l'idée est inconcevable pour Bonaparte ; même les déclarations de Saint-Régeant qui, arrêté, revendiquera l'entière responsabilité de l'attentat, ne parviendront pas à le convaincre de l'innocence de Cadoudal. Celui-ci se retrouve prisonnier de ce personnage de « monstre breton », de tueur aveugle, de fanatique prêt à tout que la police lui a fabriquée. Persuadé que le général a voulu le tuer, le Premier consul estime être en droit d'abattre l'adversaire. Par tous les moyens.

Plusieurs tentatives visant à faire empoisonner Georges par des proches échouent, grâce au préfet d'Ille-et-Vilaine qui désapprouve la méthode et avertit le chef chouan. Mais l'étau militaire se resserre autour des Blancs.

Dans la nuit du 21 janvier 1801, Pierre Mercier est abattu par la gendarmerie à La Fontaine-aux-Anges, près de Loudéac. Aucune disparition ne pouvait être plus sensible à Cadoudal que celle de cet ami. L'homme de fer pleure.

Le 5 février, le gouvernement fait arrêter le colonel Julien Cadoudal, cadet de Georges, dans l'espoir qu'inquiet pour son frère, le lieutenant-général commette une imprudence. Devant l'inertie apparente du chef chouan, on pousse la provocation à son terme. Le 8 février, Julien Cadoudal, que son aîné s'apprêtait à faire évader, est assassiné par les gendarmes chargés de l'escorter à Lorient pour interrogatoire. La colère et la douleur n'aveuglent pas Georges au point de le pousser à des folies. Il sait son existence trop précieuse à la cause. D'ailleurs, la seule vengeance qu'il veuille ne vise pas les subalternes, mais le véritable responsable, le commanditaire de ces meurtres. L'antipathie entre lui et Bonaparte s'est muée en une haine d'homme à homme.

Paix d’Amiens et rupture de la paix

Dans l'attente du moment propice, Cadoudal repassa en Angleterre à la fin du printemps 1801. Il n'y fut pas bien accueilli.

En position de faiblesse, la Grande-Bretagne avait besoin de souffler après une décennie de conflit. Accorder l'asile politique à un homme dont Bonaparte avait mis la tête à prix n'était pas de bonne politique en ces circonstances. Cependant, le général Cadoudal restait un personnage d'envergure qu'il était imprudent de ne point ménager. On pouvait avoir encore besoin de lui si les accommodements avec les Français ne duraient pas. Georges fut donc reçu, mais officieusement, sous une fausse identité, et astreint à résidence hors de Londres.

Cet exil paraissait destiné à s'éterniser. La signature du traité d'Amiens, le rétablissement des relations entre la France et l'Angleterre, renvoyaient, semble-t-il, au néant les espérances royalistes. À la fin de 1802, une restauration de Louis XVIII ne relevait plus, selon les esprits sérieux, que de la rêverie sentimentale. Prenant acte de cet état, le tsar Paul Ier venait de chasser le roi de France des territoires russes. Désolé, Cadoudal avait alors envisagé de partir avec ses officiers pour le Mexique ou quelque pays d'Amérique latine, et d'y tailler un royaume de rechange à ceux qu'il appelait, des larmes dans la voix, « nos pauvres princes ». Il fallait vraiment que l'espoir l'eût abandonné…

C'est alors, contre toute attente, que la situation avait basculé. La rupture de la paix d'Amiens au printemps 1803, la crainte que Bonaparte débarquât sur les côtes britanniques, moins sûres depuis que les mutineries du Spithead avaient fait douter de la loyauté de la flotte, avaient valu aux blancs une attention renouvelée de la part du gouvernement anglais. Le moment n'était-il pas venu de réactiver le projet auquel Cadoudal avait travaillé en 1800, l'enlèvement du Premier consul ?

Ce qui se passa, en 1803, au niveau des services de renseignements britannique, français, bonapartiste et royaliste, car les blancs possédaient leurs propres agences, est difficile à démêler. On se livra, des deux côtés de la Manche, à une double opération d'intoxication et de désinformation de l'adversaire ; celle-ci prit de telles proportions qu'il fut vite impossible de savoir qui manipulait l'autre. Pour autant qu'on puisse en juger, Fouché, toujours actif bien qu'il ait perdu le portefeuille de la Police, aurait décidé de rentrer dans les bonnes grâces de Bonaparte en le débarrassant de Cadoudal. Tandis que la presse française se déchaîne et accuse l'Angleterre de payer les chouans réfugiés chez elle afin d'assassiner le chef de l'État, des agents provocateurs tentent d'infiltrer les milieux royalistes de Londres et de convaincre Cadoudal de se lancer dans une tentative inconsidérée contre le Premier consul. L'idéal serait que le Breton entraîne un Bourbon dans l'affaire. Sous surveillance, les blancs ne pourraient jamais passer à l'acte, se feraient prendre en flagrant délit et seraient exécutés, prince compris. Fouché, pour avoir sauvé la vie de Bonaparte, redeviendrait ministre, et, faisant d'une pierre deux coups, obligerait le Premier consul à verser le sang royal, lui interdisant tout accommodement possible avec l'ancien régime.

Le montage du « coup essentiel »

Cadoudal éventa les menées des espions, mais estima jouable de rentrer en France, et, semant la police, d'enlever le chef de l'État. Le Premier consul enlevé, et en attendant que Louis XVIII puisse regagner la France, deux hommes entraient en jeu, en charge de l'aspect politique de l'opération.

Le général Pichegru, très populaire à Paris six ans plus tôt, mais soupçonné par le gouvernement de jouer le jeu de la droite royaliste, avait été « fructidorisé » en septembre 1797 et expédié au bagne de Sinnamary, dont, exploit sans précédent, il s'était évadé. Réfugié à Londres et dégoûté de la Révolution, il était passé aux blancs. Quant au général Moreau, vainqueur de Hohenlinden, il incarnait l'opposition militaire. À ce titre, il inquiétait les milieux consulaires, ce qui explique pourquoi les agents bonapartistes avaient soufflé son nom à Cadoudal, n'hésitant pas à prétendre Moreau crypto-royaliste afin de la compromettre dans le complot. Que le général fût breton, comme Georges, rendait crédible leur collusion. C'était sur Pichegru et Moreau que reposait la seconde partie du plan, puisqu'ils devaient, Bonaparte hors jeu, prendre le contrôle, l'un de la capitale, l'autre de l'armée, en attendant l'arrivée du roi. Sur le papier, ce dispositif, baptisé « le coup essentiel » fonctionnait.

Cadoudal avait passé six mois à recruter, parmi les exilés et les militants demeurés en France, une trentaine d'hommes triés sur le volet. Parmi eux, Charles d'Hozier, de l'agence royaliste de Rennes, Bouvet de Lozier et Louis Ducorps, des réseaux royalistes de Haute-Normandie, Coster de Saint-Victor, des chevaliers catholiques, les volontaires nobles de la chouannerie bretonne issus de l'émigration, Deville et les deux frères Gaillard, officiers de la chouannerie mayennaise, Mérille, compagnon du général de Frotté, Édouard de La Haye-Saint-Hilaire, Michel Roger, Armand Joyaux, Yves Le Thiais, le docteur Quérelle, Pierre-Jean Cadoudal et Joseph Picot, venus de la chouannerie morbihannaise et vieux amis de Georges. Le comte d'Artois avait autorisé trois de ses intimes à se joindre au groupe : le favori, Charles de Rivière, et les deux jeunes Polignac, Armand et Jules.

Le groupe que la corvette anglaise dépose, la nuit du 23 août 1803, à Biville, sous le commandement de Cadoudal, constitue le premier échelon de l'opération. Les autres conjurés rejoindront en décembre et janvier. Empruntant une ligne de passeurs, les royalistes atteignent Paris le 1er septembre et se dispersent, sous de fausses identités, dans la capitale. S'ils ont semé la police, il est moins sûr que certaines officines de renseignement ne soient pas toujours sur leur trace. En effet, par un très curieux hasard, la dernière étape de la fameuse ligne sécurisée se situe à Saint-Leu, sur la propriété d'une cousine de Bouvet de Lozier, Mme de Bonneuil. Le seul problème, mais il est de taille, est que Mme de Bonneuil est un agent des services de renseignement français et la belle-mère d'un proche du pouvoir, le conseiller d'État Regnaud de Saint-Jean-d'Angély… Il se peut que Cadoudal et ses amis aient été laissés libres de leurs mouvements dans l'espoir de pouvoir faire tomber avec eux le général Moreau. L'entrevue avec celui-ci, obtenue à grand peine, aura lieu le 26 janvier 1804, dans un fiacre car Moreau ne veut pas recevoir Cadoudal à son domicile. Dès lors que le rendez-vous est arrêté, il est temps, pour les services consulaires, d'agir.

Le 21 janvier, le docteur Quérelle, arrêté au mois d'octobre précédent, au grand dam du Renseignement qui n'a pas apprécié cette maladresse de la police, est opportunément condamné à mort. Il faut que l'homme craque, qu'il vende, contre promesse de la vie sauve, la fameuse ligne de passeurs, cela sans compromettre Mme de Bonneuil. Il craque en effet.

Et là, le plan de Fouché grippe. Parce que Quérelle va distiller ses révélations au compte-goutte, ce qui laisse à son chef et aux autres le temps de changer de planques ; parce que Moreau va refuser les propositions de Cadoudal, ce qui convainc Georges d'arrêter l'opération. Quand la police se lance aux trousses des conjurés, ils ont disparu dans la nature. Les retrouver dans Paris va être une entreprise de longue haleine, cependant facilitée par la profonde méconnaissance qu'ont les Bretons de la capitale.

La police est efficace

Le 7 février, Picot se fait prendre dans un hôtel connu pour loger des royalistes. Il ne dit rien ; afin de le rendre bavard, on le torture. Le gars tient trente-six heures ; quand il parle, il y a longtemps que Georges, prévenu de son arrestation, a changé d'adresse. Mérille, Roger, Coster de Saint-Victor, arrêtés le lendemain, se taisent également. Mais le 9, la police met la main sur Bouvet de Lozier, le seul qu'elle n'ait jamais perdu de vue, parce qu'il continuait à voir sa cousine, Mme de Bonneuil. Interrogé par Réal, Bouvet, sans réfléchir, confesse son incompréhension de la collusion avec Moreau, puis réalise qu'il en a trop dit. Son commencement d'aveu a donné corps aux accusations contre Moreau, que rien n'étaye, la brève rencontre de celui-ci avec Cadoudal étant demeurée sans lendemain. Afin d'amener Bouvet à charger Moreau, le 13 février, dans son cachot du Temple, on le soumet à une séance de torture, en le pendant, puis dépendant plusieurs fois. Les propos arrachés à Bouvet à demi-asphyxié, bien que le malheureux n'ait cessé de répéter le refus opposé à toutes les avances de Cadoudal par Moreau, permettent le lendemain l'interpellation du rival de Bonaparte. Le 28, Pichegru, que son hôte a dénoncé, se fait prendre. Le 4 mars, c'est le tour du duc de Polignac, de son jeune frère, et de leur ami, le marquis de Rivière. L'emprisonnement de ces trois-là cloue Georges à Paris. Comment s'en aller maintenant alors qu'il a promis au comte d'Artois de veiller sur ses protégés et surtout sur le prince de Polignac dont les bonnes langues prétendent qu'il est le fils de Monsieur ? La seule sauvegarde qu'il puisse s'accorder est de quitter sa cache pour une autre plus sûre : l'enseigne truquée de la parfumerie Caron, rue du Four. Tout irait bien si le colocataire d'un des conjurés ne surprenait les conditions de ce plan d'exfiltration, et n'allait tout raconter à la préfecture de police. Lorsque, sur le coup de 7 heures, le soir du 9 mars, la voiture qui doit récupérer Georges place du Panthéon arrive au rendez-vous, elle est filée, et la souricière en place. Au cours de la bagarre qui éclate entre inspecteurs et royalistes, Cadoudal, dont les amis couvrent la fuite, réussit à monter dans le fiacre qui part au galop.

Évitant la rue Saint-Jacques, l'attelage se lance à travers le Quartier latin. Au coin de la rue Monsieur-le-Prince, l'inspecteur Buffet se jette à la bride du cheval ; Georges abat le policier, et continue à pied. Jusqu'au carrefour des Quatre-Vents, bloqué par les forces de l'ordre. Malgré la pénombre, la silhouette du chouan, décrite d'abondance sur des affiches placardées à travers Paris, est très reconnaissable. « C'est Georges ! ». Cadoudal, qui sait la partie perdue, hausse les épaules et acquiesce : « Oui, c'est moi ».

Le procès et l’exécution

On le conduisit à la préfecture de police, où une première entrevue avec le magistrat en charge de l'affaire, l'ancien conventionnel régicide Thuriot, immédiatement surnommé « Tue-Roi » par Georges, tourna à l'avantage du prévenu. Cadoudal, à la stupeur générale, n'avait pas le profil du fanatique obtus, du terroriste sanguinaire « qui voulait faire sauter la moitié de Paris » décrit par les journaux. Puis on l'enferma au Temple, le laissant volontairement exposé à la curiosité des visiteurs, dans l'espoir que ce voyeurisme finirait par l'ébranler. Mais rien n'était susceptible d'ébranler Georges, qui, malgré les mauvais traitements, trouvait encore le moyen de soutenir à bout de bras le moral de ses amis. Avec Thuriot, il avait opté pour l'insolence, et s'en tenait à cette attitude, même quand les coups pleuvaient, même lorsque, le 7 avril, on retrouva, dans sa cellule, le général Pichegru suicidé d'une façon si bizarre qu'elle suscitait les pires soupçons.

Il fallait en finir, faire un exemple qui découragerait les oppositions au pouvoir, d'où qu'elles viennent. Déjà, le 21 mars, l'exécution du duc d'Enghien, abusivement soupçonné d'être le prince attendu par les conjurés, avait donné un premier avertissement. Le procès de Cadoudal, de Moreau et de leurs quarante-quatre complices présumés commença le 28 mai 1804. Depuis dix jours, la République, à laquelle on les accusait d'avoir voulu attenter – il n'y avait pas même eu commencement d'exécution… – avait cédé la place à l'Empire, et Bonaparte à Napoléon Ier. L'Empereur avait exigé non une cour martiale, ce qui eût été logique s'agissant de juger des officiers français, mais une juridiction civile d'exception, une cour criminelle qui ajouterait l'infamie à son verdict, et enverrait les condamnés à la guillotine plutôt qu'au peloton. Les débats, toutefois, étaient publics, et, presque immédiatement, Cadoudal et ses amis s'attirèrent la faveur du public. Leur fidélité et leur abnégation touchaient, Paris commençait à s'émouvoir. Finalement, ces hommes n'étaient pas les monstres assassins qu'on lui avait dépeints…

Cette émotion du public n'empêcha pas le procureur de requérir quarante-deux peines de mort, même pour des prévenus dont l'implication dans l'affaire était fortuite et involontaire. Cela fait, on refusa l'entrée du prétoire aux témoins à décharge, et l'on écourta au maximum les plaidoiries de la défense. Le 10 juin, les magistrats qui formaient le jury prononcèrent vingt condamnations à mort. Moreau, dont l'innocence était évidente, sauvait sa tête, mais était condamné, les juges n'ayant pas osé provoquer le courroux impérial par son acquittement, à deux ans de prison, ce qui ferait dire à Napoléon, furieux : « Ils l'ont condamné comme un voleur de mouchoirs ».

Murat, conscient que vingt têtes jonchant les marches du trône seraient d'un déplorable effet, tenta d'obtenir une grâce générale. Il usa d'une heureuse formule : « Si vous faites cela, on dira que l'Empereur pardonne les attentats contre le Premier consul ». Au vrai, il n'y avait pas eu d'attentat, mais cela n'inclina pas l'Empereur à pardonner. Les huit grâces accordées, à la demande de Joséphine, Hortense, de Caroline et Élisa, visèrent toutes, exceptée celle d'Armand Gaillard, que la procédure avait confondu avec son frère, tué lors de leur arrestation, à ménager la haute noblesse, l'armée, ou les banques suisses. Hormis Cadoudal et Coster de Saint-Victor, objet de rancunes particulières, tous les autres condamnés, Ducorps, Roger, Burban, Picot, Le Lan, Pierre-Jean Cadoudal, Le Mercier, Deville, Mérille, Joyaux, étaient de trop petites gens pour mériter d'être épargnés.

Peut-être, si Cadoudal s'était abaissé à demander… Le conseiller d'État Réal l'approcha. Une minute, Georges, qui pensait aux onze autres, vacilla. Il prit le formulaire imprimé du recours en grâce, lut : « supplie Sa Majesté, l'empereur et roi… », froissa le papier en boule : « Ah le bougre ! Non content de nous assassiner, il veut encore nous avilir ! ». Puis, plus doucement, il déclara à Réal : « Me promettez-vous plus belle occasion de mourir ? ».

Dans la nuit du 28 juin 1804, les condamnés furent transférés à la Conciergerie. À dix heures, on les fit monter dans les charrettes qui s'ébranlèrent en direction de la place de Grève. Au bourreau, Georges affirma calmement : « C'est à moi de donner l'exemple ». L'usage voulait que le chef mourût le dernier, mais Cadoudal redoutait une grâce de dernière seconde, qui, n'épargnant que lui, l'eût déshonoré. Il avait repris la récitation du chapelet qu'ils disaient dans les voitures. Au pied de l'échafaud, Georges s'interrompit sur l'invocation de l'Ave Maria, « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant ». Son confesseur chuchota : « Continuez ». Georges haussa les épaules : « à quoi bon, monsieur l'abbé, et à l'heure de notre mort, n'est-ce pas maintenant ? ».

Douze fois, le couperet s'abattit et seul fit taire l'écho du dernier cri : « Vive le Roi ! ». Il était midi. Au même instant, à Bicêtre, Rivière, qui venait d'entendre lecture de sa grâce, soupira amèrement et dit au conseiller Réal : « Ce matin, la place d'honneur, c'est la place de Grève… ».

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
452
Numéro de page :
27-33
Mois de publication :
avril-mai
Année de publication :
2004
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