Essai sur les idées de jeunesse de Bonaparte

Auteur(s) : LENTZ Thierry
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Essai sur les idées de jeunesse de Bonaparte
Page d'une copie du Discours de Lyon, collationnée et corrigée de la main de Bonaparte

De la Casa Buonaparte aux Tuileries, des Tuileries à Sainte- Héléne, il y a plusieurs Napoléon. Rien n’est plus éloigné du testament pour l’Histoire que livre l’Empereur captif à ses fidèles que les idées parfois échevelées du jeune Buonaparte. L’itinéraire de l’Homme est si complexe et l’époque si troublée que seul le contraire serait étonnant. Et comme tous les êtres humains changent et évoluent tout au long de leur vie et de leurs expériences, que cette caractéristique essentielle est encore accentuée chez les hommes de pouvoir, pourquoi Napoléon y aurait-il échappé ?
L’approche des idées de jeunesse de Bonaparte est, partant, un préalable utile à l’étude des principes politiques de Napoléon. On y découvre le socle philosophique sur lequel est fondée toute l’évolution intérieure de l’élève de Brienne, du général et de l’Empereur. On y rencontre l’idéologie des Lumières plus tard rejetée et cependant tant cultivée à l’époque de la jeunesse.
Très tôt, Bonaparte a beaucoup écrit et pensé, plume en main. Il s’est essayé à tous les genres, du roman à l’étude technique, en passant par les essais philosophiques, historiques et politiques, les contes et les dialogues. Quelques-unes de ces productions, tantôt inachevées, souvent bâclées, parfois très travaillées, mais toujours intéressantes, ont été conservées. Elles constituent la matière première du présent essai, tentative de réflexion libre sur un sujet qui se prêterait volontiers à de plus ambitieux travaux.

Bonaparte écrivain

Première page du Souper de Beaucaire écrit et publié en 1793 (voir RSN 389).C’est dans la variété de ses lectures et le sentiment sans doute justifié d’avoir des dons pour l’écriture que Bonaparte a puisé le besoin de confier ses états d’âme au papier. On connaît l’image légendaire du chétif insulaire s’isolant au fond d’un jardin ou dans une pièce mansardée pour dévorer des livres. Ce cliché n’est pas surfait, bien que la plupart des biographes contemporains nous conseillent de ne pas exagérer la culture initiale de Bonaparte. Certes, il a beaucoup lu, et sur de nombreux sujets, ses notes de lecture le prouvent. Il a au moins parcouru les grands classiques, comme Plutarque, Fénelon, Platon, Cicéron, Tite-Live ; il s’est penché sur Voltaire et Bossuet. Comme nous le verrons, il s’est imprégné de Rousseau. Mais il n’a pas tout lu, même si sa prodigieuse et sélective mémoire lui permettra plus tard d’ébahir ses contemporains – qui ne demandaient d’ailleurs souvent qu’à s’émerveiller-par quelques citations choisies et introduites au moment propice d’une conversation.
Entre toutes les disciplines, l’Histoire a immédiatement retenu son attention. Toutes les périodes furent bonnes à connaître et à étudier. Les livres furent lus, annotés, quelquefois remaniés. L’enseignement de Brienne n’était pas étranger à cet intérêt : contrairement à ce qui se passait ailleurs, on dispensait dans ce collège militaire un enseignement classique, l’histoire de France et de l’Antiquité y étant considérées comme matières fondamentales. Les élèves devaient apprendre de volumineuses chronologies et généalogies. Sans modestie, l’Empereur confiera plus tard à madame de Rémusat, comme preuve de sa sélectivité :  » J’étudiais moins l’histoire que je n’en fis la conquête ; c’est dire que je n’en voulus, je n’en retins que ce qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l’inutile et m’emparant de certains résultats qui me plaisaient « .
L’Histoire sert souvent de cadre aux écrits de jeunesse de Bonaparte. Mais c’est une Histoire prétexte, embellie, romancée. Dès qu’elle s’absente, la philosophie des Lumières, et plus particulièrement celle de Rousseau, pointe le nez. De ces prémisses, nous avons retenu pour notre essai les textes les plus personnels, excluant les condensés de technique militaire, les notes et les résumés de lecture. Notre attention s’est donc concentrée sur des créations, même lorsqu’elles frôlent le plagiat, comme les contes et romans (Le comte d’Essex (1789), Le Masque Prophète (1789), La Nouvelle Corse (1789), Clisson et Eugénie (1795) ; les essais philosophiques (Le Parallèle entre l’Amour de la Patrie et l’Amour de la Gloire (1786), le Discours de Lyon (1791), le Dialogue sur l’Amour (1796) ; quelques écrits historiques, politiques ou militaires (Projet de Constitution de la Culotte (1789), Lettre à Matteo Buttafoco (1791), Le Souper de Beaucaire (1793). La majorité de ces écrits date des premières années de la Révolution. Participant peu aux premiers événements de la tourmente qui engendrera son pouvoir, Bonaparte profite de son temps libre et de ses nombreuses permissions pour rêver et écrire. Une fois entré dans l’Histoire, les moments de répit lui manqueront trop pour qu’il puisse se consacrer à la création littéraire. À ce titre, Le Souper de Beaucaire marque une rupture chez l’écrivain Bonaparte. La politique active fait irruption dans son œuvre. Celle-ci devient plus un instrument de la conquête qu’une soupape personnelle. Clisson et Eugénie sera le dernier cri d’un jeune homme que sa carrière dirigera dès lors vers les aspects concrets de la vie militaire et politique.

Jean-Jacques

 » Ô Rousseau ! Pourquoi faut-il que tu n’aies vécu que soixante ans ? Pour l’intérêt de la vertu, tu eusses dû être immortel ! « . Comment mieux illustrer la passion du jeune Bonaparte pour Jean-Jacques qu’en citant cette plainte du Discours de Lyon ? Jusqu’au Souper de Beaucaire, la référence à l’auteur du Contrat social est permanente. Le mimétisme se retrouve aussi dans le style que Germaine de Stael qualifiera de  » gigantesque « . Sous la plume du futur-empereur, les despotes deviennent des  » tigres « ; les Corses,  » braves insulaires « , brandissent  » l’étendard de la Liberté « , non sans avoir versé de  » sublimes larmes  » sous le joug de tyrans  » vomis par l’enfer « . Quant au fond, l’imitation peut aller jusqu’au plagiat. Le 3 mai 1786, Bonaparte ne semble pas étre en grande forme morale. Il note :  » Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie « . Relisons les Rêveries. La ressemblance avec la phrase liminaire de la première promenade est frappante :  » Me voici donc seul sur la terre, écrivait Rousseau, dix ans plus tôt, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même « . Corrigeant un projet de Lettres de Corse, Dupuy, professeur de grammaire à Brienne écrira non sans cruauté à son élève, en 1789 :  » Les figures, les saillies, les grands mots et les déclamations surtout sentent un peu trop le jeune homme « . Oui, Bonaparte fut un jour un jeune homme. Un jeune homme de son temps, amoureux de Rousseau, de ses idées et de ses rêves.
À Sainte-Hélène, une trentaine d’années plus tard, Napoléon se plaindra à Las Cases que la lecture de Jean-Jacques ait  » gâté  » toute une génération et notamment l’esprit de son frère Louis. Il aura alors oublié à quel point il fut  » gâté  » lui-même. Son premier texte connu en est une preuve de plus. Le 26 avril 1786, il entreprend de répondre par écrit à la question : les Corses ont-ils eu le droit de secouer le joug génois ? Contrat social en main, il répond positivement. Quelques mois plus tard, il reprend la plume pour critiquer les attaques de Roustan, ministre du Saint-Evangile à Genève, contre Rousseau, publiées en 1764 dans une Offrande aux Autels de la Patrie.
Plus tard, bien sur, l’ambition et les nécessités politiques réclameront la mise en sommeil des théories de sa jeunesse. Visitant Ermenonville, en 1802, il déclarera, à propos de Jean-Jacques :  » Il eût mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’eût jamais existé « . Ce sera oublier que, malgré tous les excès commis en son nom, Napoléon doit aussi son destin à la fermentation des esprits engendrée par les philosophes des Lumières. À Sainte-Hélène, Bertrand recueillera un dernier jugement :  » Les principes de Rousseau sont en général ridicules « . Il reconnaîtra cependant que leur lecture  » qui n’est plus supportable dans un âge avancé « , l’a impressionné  » lorsqu'[il] avait dix-huit ans « . Et même un peu plus, serait-on tenté de dire.
Si l’influence de Rousseau est capitale sur ses écrits de jeunesse, l’apport des autres lectures n’est pas négligeable. On devine chez Bonaparte ce discret et savant mélange des diverses tendances de la pensée française qui ont engendré l’esprit du XVIIIe siècle. Cet esprit n’est pas homogène. Il résulte de la combinaison de plusieurs influences, parfois contradictoires, entre lesquelles s’est établie  » une moyenne  » (J.-J. Chevallier) dans les têtes cultivées. La variété des références de Bonaparte le fait entrer dans ce moule instable, mais commode. L’anticléricalisme de Voltaire le séduit, même s’il assène au vieillard de Ferney, dans le Mémorial, un jugement sans appel :  » Plein de boursouflures, de clinquant, toujours faux connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni la grandeur des passions « . De Montesquieu, il retient l’influence des climats, des reliefs, des cultures sur les lois, même si les idées du futur-empereur sur la séparation des pouvoirs sont confuses. Machiavel lui fournit un modèle de prince mettant son énergie au service de la pérennité de son pouvoir. Ainsi se sont créés les fondements de l’œuvre de jeunesse de Bonaparte.

Une idée de la société

L’idée philosophique de la société développée par le jeune Bonaparte peut être utilement recherchée dans le Discours de Lyon. En 1791, l’Académie de cette ville lance un concours dont le thème est : Quelle vérité et quels sentiments importe-t-il le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur ? Napoléon décide de composer. Ses pensées vont sans doute à ce moment à Rousseau dont la gloire littéraire débuta par un succès à un tel concours. Malheureusement, entramé par les tourbillons de son style, le futur empereur connaît l’échec. Un juge estime que sa dissertation n’est  » qu’un songe très prononcé « . Un autre la trouve  » trop mal ordonnée, trop disparate, trop décousue et trop mal écrite pour fixer l’attention « . D’ailleurs, aucun des textes reçus n’ayant atteint le niveau attendu, l’Académie de Lyon n’attribue pas le prix. À Sainte-Hélène, Bertrand notera cette confidence de l’Empereur :  » À vingt ans (en réalité vingt-deux. NdA), j’avais remis à l’Académie de Lyon divers mémoires que j’ai fait retirer depuis : quand je les ai lus, j’ai trouvé que tout cela méritait le fouet. Que de choses ridicules j’y avais dites et que je serais fâché qu’on put les retenir aujourd’hui. Comme je regretterais aujourd’hui que cela fût connu ! « . N’en déplaise au Grand Homme, cet écrit a traversé le temps et, malgré son échec au concours, malgré le reniement ultérieur, il est essentiel pour connaître la pensée du jeune Bonaparte. Il y atteste la présence de Rousseau. Ici, le mimétisme vaut adhésion.
 » L’homme est né pour être heureux « . Comme tous les philosophes des Lumières, Napoléon ouvre l’ensemble de sa réflexion par une  » enquête  » sur l’état de nature. Le but de toute société est de rendre à l’homme ce bonheur qu’il a aliéné par le contrat social. Rousseau ne disait pas autre chose. Dans l’état de nature, écrit Bonaparte,  » l’homme était doué de tous les organes nécessaires à sa création  » car  » une nourriture, une cabane, des vêtements et une femme (…) sont d’une stricte utilité pour le bonheur « . C’est ce que l’auteur du Discours de Lyon appelle  » l’organisation animale « . Mais l’homme est tout de même différent de la bête, même à l’état naturel, et son organisation  » animale  » se double d’une organisation  » intellectuelle « . Pour une raison que Bonaparte n’explique pas plus que Rousseau ne le faisait, l’état de nature s’est corrompu et une organisation  » sociale  » s’est superposée aux deux autres. C’est cet ajout social qui a privé les hommes de leur bonheur primitif.  » En naissant, écrit Bonaparte, l’homme porte avec lui des droits sur la portion des fruits de la terre nécessaires à son existence « . Mais la société l’en prive car certains privilégiés se sont accaparés les richesses.

Le dérèglement social est verrouillé par les préjugés qui maintiennent l’homme dans son malheur. Dès 1786, dans la ligne des textes de Voltaire sur ce thème, il écrivait :  » Écoutons le cri des préjugés : les peuples ont toujours tort de se révolter contre leurs souverains. Les lois divines le défendent. Qu’ont de commun les lois divines dans une chose purement humaine ? Mais concevez-vous l’absurdité de cette défense générale que font les lois divines de jamais secouer le joug d’un usurpateur ? « . Cette révolte de Bonaparte est bien dans l’esprit du temps. La fin du XVIIIe siècle veut secouer tous les jougs et  » les incarne dans un seul, celui des préjugés (…) contraires à la raison, contraires à la nature, contraires au bonheur « . On croirait ces lignes de J.-J. Chevallier écrites par le futur empereur. Elles qualifient une époque dans laquelle l’auteur du Discours de Lyon se fond parfaitement.
Pour Bonaparte, c’est la  » raison  » qui doit gouverner les hommes. Tout ce qui lui est contraire doit être rejeté. Dans son Parallèle entre l’Amour de la Patrie et l’Amour de la Gloire (mai 1786), il écrit parlant de la religion, contraire de la raison par essence :  » Tout ce qui nuit à l’unité sociale ne vaut rien. Tout ce qui met l’homme en contradiction avec lui-même ne vaut rien (…). Pour la religion romaine, il est de la première évidence que l’unité de l’État est rompue « . En effet, en invitant les hommes à se conformer à ses propres préceptes, le christianisme de Rome diminue toute confiance dans le législateur humain. Il faut donc extraire ce pouvoir étranger du corps social :  » Son emprise n’est pas de ce monde, il n’est donc jamais citoyen « . C’est très exactement ce que disait Voltaire depuis vingt ans. Avec le Concordat – et même bien avant -, le réalisme politique reprendra le dessus chez Bonaparte. L’Église se verra reconnaître une position sociale conforme aux nécessités de l’époque. Mais n’imaginons pas que Bonaparte aura, au fond, changé d’avis. N’a-t-il pas un jour confié à Roederer :  » C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le Temple de Salomon  » ?

On pourrait imaginer que l’étape suivante du raisonnement du Bonaparte des années 1780 est la révolte. Pas du tout. C’est par un meilleur partage des richesses que se fera la réforme sociale. C’est en le mettant en œuvre que le législateur parviendra à fédérer les hommes autour de la société (Discours de Lyon). L’organisation  » intellectuelle  » ne devra pas être oubliée. La réformer, c’est restaurer le  » sentiment « . C’est lui qui donne à l’homme l’amour du  » beau  » et du  » juste « , la force de lutter contre le  » méchant « .  » Puisque pour être heureux, il faut sentir, opine Bonaparte dans son Discours, puisque le sentiment est ce tressaillement qui nous affecte si délicieusement aux perspectives varices de la nature, puisque le sentiment nous attache au pays, nous inspire l’amour, l’amitié, la reconnaissance; puisque c’est le lien qui unit l’homme à l’intelligence supérieure, l’homme à la société, l’homme à l’homme; c’est donc principalement par et pour le sentiment que nous vivons « . Une fois encore, Rousseau guide la plume de Napoléon. Cette partie du Discours, c’est l’Émile revu et si peu corrigé. Comme chez Jean-Jacques, l’homme nouveau sera sage, apte au bonheur car son éducation lui aura permis de fermer la porte aux préjugés. La raison devra toujours l’emporter :  » La raison est comme la vérité, comme le sentiment naturel. Il ne faut pas la confondre avec le préjugé ou le sophisme (…). La raison se forme à l’abri des passions « .

Esquisse de l’organisation de l’État

La réflexion du jeune Bonaparte n’est pas qu’abstraite. L organisation de l’État l’inspire aussi. Dans un domaine aussi concret, l’apport de Rousseau s’estompe.
Fin 1788, en garnison à Auxonne, Bonaparte se voit confier la rédaction des statuts d’une association d’officiers appelée la  » Calotte « . Composée des lieutenants et sous-lieutenants du régiment, cette compagnie doit veiller à leur bonne conduite et à leur tenue. Le premier lieutenant exerce dans ces matières le pouvoir disciplinaire. Le Projet de Constitution de la Calotte du Régiment de La Fère est un prétexte saisi par Bonaparte pour introduire dans son texte quelques idées sur l’organisation politique des sociétés humaines. Et malgré le ton grave et solennel employé pour un si petit objet – ce qui lui vaut quelques moqueries de ses camarades -, le Projet de Napoléon est adopté. On y découvre organisation militaire oblige – le principe d’un gouvernement monocéphale :  » Tout gouvernement doit avoir un chef « . Mais ce chef n’est pas libre de ses actes, il est lié au peuple par un pacte :  » Ou c’est le peuple qui a établi ces lois en se soumettant au prince, ou c’est le prince qui les a établies. Dans le premier cas, le prince est (…) obligé d’exécuter les conventions, par la nature même de sa principauté. Dans le second, ces lois devront tendre au but du gouvernement qui est la tranquillité et le bonheur des peuples « .
Comme Rousseau, Bonaparte perçoit l’impossibilité technique de la démocratie directe dans un grand État. Le peuple doit donc déléguer son pouvoir à un homme et le surveiller. Une telle idée ne sera pas perdue. Elle figurera plus tard clans les justifications démocratiques du Consulat : le chef sera élu lors des plébiscites, devenant un représentant suspendu au contrôle du peuple.
Dans son écrit sur l’organisation étatique, Bonaparte en appelle aussi à Montesquieu. Il admet que  » dans les mains de l’homme, tout se corrompt  » (Discours de Lyon) et que  » l’esprit de partialité caractérise les hommes en place  » (Projet de constitution…). Par contre, la séparation des pouvoirs selon Bonaparte a une portée réduite : le chef gouverne seul sans autre contre-pouvoir institué que des organes de surveillance qui n’intervient que lorsque le pacte est violé. Il y a ici comme un avant-goût lointain de la constitution de l’an VIII, notamment par cet appel théorique au despotisme éclaire C’est donc avec quelques années d’avance que, toutes choses égales par ailleurs, Napoléon perce sous Bonaparte.
Quant aux citoyens, ils sont égaux en droits. Cette règle est  » constitutionnelle « . La remettre en cause serait contester le contrat social lui-même. Bonaparte se rapproche des rédacteurs de la Déclaration de 1789 :  » Liberté de penser, entière (…), liberté de parler et d’écrire en ce qui ne blesse pas l’ordre social (…). Le droit individuel ne doit donc être borné que par une loi précise et cette loi ne doit prohiber que des actions directement contraires à la société  » (Discours de Lyon). Même s’il est  » le plus beau  » et  » celui que les tyrans redoutent le plus « , le droit d’insurrection n est reconnu que timidement par Bonaparte qui en réserve la mise en oeuvre pour les cas extrêmes.

Bonaparte à Auxonne. C’est à Auxonne qu’il rédige les statuts d’une association d ‘officiers qui annoncent quelques-unes de ses idées sur l’organisation politique des sociétés, Photo J.A. Lavaud.

Réformer la monarchie française

Les diverses observations que nous livre Bonaparte dans ses écrits de jeunesse sont fondées sur son appréciation critique de l’action de la monarchie .Il la pense sur la voie du déclin et croit que des réformes s’imposent. Premier signe de réalisme, il conçoit ces réformes sans excès. Dans une note de lecture sur l’Histoire ancienne de Rollin, il opine :  » Le premier roi est toujours le premier homme de son peuple… jusqu’à ce que la corruption, introduisant dans le gouvernement la religion prêchée par des hommes vendus ait fait oublier aux hommes leur dignité et les causes premières de l’institution de tout gouvernement « . Le monarque en place, donc Louis XVI, ne peut être tenu pour seul responsable de siècles de dégénérescence.  » Il y a que peu de rois qui n’eussent mérité d’être détrônés « , note Bonaparte, en 1788, dans une dissertation sur l’autorité royale à peine ébauchée C’est pourquoi la sanction qui frappera immanquablement Louis XVI doit être modérée.
Lorsqu’éclatent les troubles de l’été 1789, loin de Paris, Napoléon ne semble pas préoccupe par ce qu’il pense être un simple accès de fièvre. Il lui faudra encore quelques mois pour réaliser que son époque pourrait être celle de la mise en œuvre des conseils de Rousseau. Sa correspondance, notamment avec son frère Joseph, montre que le futur-empereur n’a pas cru tout de suite à la Révolution. En 1791, clans le Discours de Lyon, il se félicitera de l’adoption de la déclaration des droits, quand bien même les idées de Jean-Jacques en sont pratiquement absentes : « … après des siècles, le Français, abruti par les rois et leurs ministres, les nobles et leurs préjugés, les prêtres et leurs impostures, s’est tout à coup réveillé et a tracé les droits de l’homme Qu’ils servent de règle au législateur Alors l’on verra moins de mécilants par ce qu’il y aura des heureux ».
Moins modéré apparaît l’engagement de Bonaparte au moment de la rédaction du Souper de Beaucaire. Après avoir applaudi, en juin, à l’adoption de la constitution de 1793 et sa déclaration des droits rousseauiste , il compose, en juillet, un texte de soutien à la politique de la Montagne. On connaît les grandes lignes de ce pamphlet opportuniste écrit sur le mode, très en vogue à l’époque, du dialogue. Jean Tulard a noté que  » tout Napoléon est dans le Souper de Beaucaire « . C’est vrai, on peut y déceler les principes d’action politique du Grand Homme, du pragmatisme à la réconciliation nationale. De plus, c’est pour lui la fin de la période  » littéraire  » de ses écrits de jeunesse. S’il se rapproche de Robespierre, il n’en abandonne pas moins Rousseau. L’heure est à l’action, qui se moque des doctrines.

De l’ambition

Page autographe de « Clisson et Eugénie » écrit à l’été de 1795 et dont on a retrouvé le manuscrit aux archives de Kornik (Pologne). L’écriture plus tourmentée qu’au temps de Valence deviendra bientôt presque indéchiffrable. Extrait de A. Ciana. « Napoléon, autographes, manuscrits, signature »s.

On ne peut nier que Napoléon ait eu, très jeune, de l’ambition. Initialement, c’est vers la Corse que la tournait le jeune homme. L’histoire de notre pays peut remercier Pascal Paoli de son amertume entêtée à l’égard des Buonaparte. Sans lui, le destin fabuleux de Napoléon n’aurait pu se réaliser. On se rappelle qu’après avoir combattu les Français, les parents Bonaparte s’étaient finalement ralliés à  » l’occupant  » de leur île. C’est cette  » trahison  » y qui amena le vieux leader corse à rejeter les offres de service que lui présenta Napoléon. Ainsi, le 12 juin 1789, celui-ci adressa à Paoli une vibrante lettre :  » Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans un flot de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards « . Il ne reçut aucune réponse, pas plus que ses essais, Lettres de Corse, la Nouvelle Corse, l’Adresse à nos Seigneur de l’Assemblée Nationale ou la Lettre à Matteo Buttafoco, ne déridèrent Paoli. L’intérêt de certains de ces textes est aussi littéraire. Car avant qu’il ne dicte le Mémorial ou que les auteurs du XIXe siècle ne développent la  » légende blanche « , Napoléon s’est lui-même mis en scène dans des textes épiques – dont ceux de sa période  » corse « , mêlant les thèmes de la patrie et du héros. Trois petits romans couronnent cette recherche.
En janvier 1789, s’inspirant de l’Histoire d’Angleterre de Barrow, Bonaparte se représente dans le rôle du comte d’Essex, sorte de surhomme mis à mort injustement pour avoir voulu délivrer le peuple des agissements d’un tyran. Mais la vengeance divine frappa les assassins et les chasse du pouvoir. Dans le comte d’Essex, le jeune auteur s’identifie donc au héros. Il se donne pour conseiller  » un ennemi des monarchies, des princes et des grands [qui ai], par une étude profonde, pénétré jusqu’au contrat original qui est la base de toutes les constitutions « . Ainsi, dans un de ses romans au moins, Bonaparte a rencontré et travaillé avec Rousseau. En avril 1789, Jean-Jacques ne réapparaît pas dans Le Masque Prophète, inspiré cette fois de l’Histoire des Arabes de Marigny. Le prophète Hakem (Bonaparte), défiguré par la maladie, parvient à l’aire admettre au peuple crédule que le masque qu’il porte a pour utilité d’empêcher les hommes d’être éblouis par sa lumière. Partisan des idées nouvelles, Hakem soulève le peuple, est battu et trouve la mort. Enfin, dernier écrit purement littéraire, en 1795, sur un thème voisin, Bonaparte dédie à Désirée Clary son Clisson et Eugénie. Clisson (Bonaparte) aime la guerre,  » son nom est connu du peuple comme celui d’un de ses plus chers défenseurs « . Sur la trame de ses amours déçues avec Désirée, l’auteur tricote un mélodrame. Clisson connaît, bien sûr, un sort tragique.

Bonaparte à Valence dans sa chambre qui fut, semble-t-il, détruite en 1872. Tableau de Louis Ageron. L’iconographie napoléonienne a toujours insisté sur le côté studieux de ses années de jeunesse.

Plus que par les petites histoires qu’il raconte, l’important est ici l’intérêt que porte Napoléon au mythe du héros malheureux. La vie glorieuse au service d’un idéal et d’une nation ne peut être achevée que par une tragédie. L’enviable est bien de passer à la Légende après sa mort. Peut-être est-ce dans ses jours de jeunesse que Napoléon a puisé son obstination à accepter les souffrances de Sainte-Hélène.
Les écrits de jeunesse de Bonaparte s’articulent autour de trois thèmes principaux : la société, l’État, l’ambition. Cette œuvre n’est que faiblement prémonitoire, même si quelques idées se retrouvent – filtrées et transformées – dans les principes politiques de l’Empereur. Rien n’est plus normal que ce décalage. L’homme d’État pragmatique rejettera toute idéologie, à commencer par celle qui fut la sienne jusqu’à l’âge de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Œuvre disparate et spontanée, la production de jeunesse de Bonaparte ne doit pas être étudiée d’un oeil sévère et dénué d’enthousiasme. Ces écrits sont ceux d’un jeune homme de son temps et qui peut encore s’embarrasser de principes philosophiques. Que Rousseau ait une place dominante dans cet ensemble est incontestable. Que Napoléon lui ait tourné le dos plus tard ne l’est pas moins : l’enthousiasme naît souvent de la lecture, l’expérience jamais.
Seul garde une certaine actualité le mythe du héros malheureux. Sainte-Hélène est inscrite dans les romans du jeune Bonaparte. Et que serait Napoléon sans Sainte-Hélène?

Repères bibliographiques

Les écrits de jeunesse de Bonaparte ont été publiés par Masson et Biagi (Napoléon, manuscrits inédits. Paris, 1910) et, plus récemment, par Jean Tulard (Napoléon, œuvres littéraires. Paris, 1968) ou par le Club Français du livre, sous la direction de Jean Massin (Napoléon Bonaparte. L’œuvre et l’histoire, vol. I, 1969). Tomiche, dans son Napoléon écrivain (1952) présente l’écriture et commente les thèmes du futur-empereur. Quant à la jeunesse de Bonaparte, si les ouvrages de référence de Masson et Biagi (Napoléon inconnu, 1895) et de Chuquet (La jeunesse de Napoléon, 1897) sont difficiles d’accès aujourd’hui. on peut se reporter sur un successeur comme Thiry (Les années de jeunesse de Napoléon. 1975).

 

Cet article fait également partie du dossier thématique « 1769-1793 : la jeunesse de Napoléon Bonaparte »

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
395
Numéro de page :
4-10
Mois de publication :
05-06
Année de publication :
1995
Année début :
1769
Année fin :
1821
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