La Cour Impériale (deuxième partie) : Le Grand Veneur

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Le maréchal prince Berthier, Grand veneur, a la haute main sur la vénerie, c'est-à-dire « tout ce qui a rapport aux chasses à courre et à tir dans les bois et forêts du domaine de la Couronne ».
Sans entrer dans le détail de ses multiples fonctions et attributions, précisons qu'il surveille les aménagements des territoires de chasse ; distribue les logements ; reçoit les inscriptions de ceux qui sont admis à chasser avec l'Empereur ; entretient les rendez-vous de chasse grâce aux fonds fournis par l'Intendant général ; organise les chasses : invite ceux qui partageront les repas de Sa Majesté ; désigne les places des tireurs ; donne l'autorisation de porter l'uniforme de chasse ; propose des nominations de capitaines et lieutenants de louveterie et de vénerie ; désigne directement ceux qui exercent des emplois subalternes ; approuve les dépenses et arrête les comptes.
En outre, il reçoit directement les ordres de l'Empereur pour ses chasses à courre et à tir et en prévient le Grand écuyer et le colonel-général de service. Si, à la chasse, il doit y avoir des haltes ou rafraîchissements, il en prévient le Grand maréchal du Palais ou le préfet de service. Quand l'Empereur chasse le sanglier, le Grand veneur lui présente une lance pour le tuer. Personne ne peut prendre de lance sans son ordre, ni crier « taïaut » sans son autorisation à l'exception des veneurs. Arrivé au rendez-vous de chasse, il fait le rapport à l'Empereur. Quand sa Majesté a décidé quel animal elle veut chasser, il la conduit à la brisée et prend ses ordres pour attaquer. Quand l'animal est pris, il met pied à terre et présente à l'Empereur le pied droit, lequel lui a été remis par le capitaine des chasses commandant la vénerie.
Ce dernier, en l'espèce M. Randon d'Hanneucourt, est assisté d'un lieutenant de la vénerie, de deux lieutenants des chasses, d'un secrétaire général et de divers employés, dont un porte-arquebuse, un aide-porte-arquebuse, deux armuriers, des piqueurs, des valets de limiers et de chiens, des ramasseurs de gibier, un administrateur général des forêts, des capitaines et des gardes forestiers, etc., spécialement chargés de la conservation des bois et de celle du gibier.
Telle est, sommairement esquissée, la réglementation des chasses auxquelles participent l'Empereur et ses invités. En fait, c'est Alexandre le Girardin, aide de camp de Berthier, général de division et comte de l'Empire, qui dirige tout le service. Chasseur dans l'âme (il deviendra Grand veneur de France après la Restauration), il avait brillamment servi dans la cavalerie, ayant été blessé plusieurs fois et nommé officier de la Légion d'honneur sur le champ de bataille d'Austerlitz. Il louche horriblement, ce qui le rend très laid.
Le chevalier Antoine de Beauterne, lieutenant des chasses à tir et porte-arquebuse, est un personnage infiniment moins pittoresque que l'aide-porte-arquebuse qui n'est autre que le mamelouck Roustam. Celui-ci avait déjà, sous le Consulat, été initié par l'armurier Boutet, de Versailles, à l'entretien des pistolets, lunettes et armes de chasse du Premier Consul, quand celui-ci s'était mis, tout doucement, à pratiquer ce sport. Quand Berthier organisa la vénerie au début de l'Empire, Napoléon voulut que cette place fût donnée à son mamelouck: « Cette place appartient à Roustam. Il a appris son métier chez Bottet et il chasse toujours avec moi: mieux, c'est un très honnête homme ». Comme Roustam assure également l'entretien des armes de guerre de l'Empereur, il est rétribué par le service du Grand écuyer.

La chasse à courre

En rassemblant ce qu'ont écrit les mémorialistes, quelques phrases éparses, rarement plus d'une page, on parvient à imaginer ce que furent les chasses impériales.
Tous s'accordent pour dire que Napoléon n'a pas le feu sacré. « Il aimait la chasse, écrit Mme de Rémusat, plutôt pour l'exercice qu'elle lui fait faire que pour ce plaisir en lui-même ». Molé ajoute : « Elle ne lui plaisait que comme un exercice violent dont sa santé avait besoin. C'était aussi une distraction essentiellement royale, qu'il voulait partager avec les rois de l'Europe ».
« Il chassait, selon Méneval, presque toutes les semaines, moins par goût que pour faire de l'exercice. Les chasses, quand il était à Paris, avaient lieu à Saint Cloud ou à Trianon, soit dans le bois de Boulogne, soit dans la forêt de Saint-Germain, soit dans les bois de Versailles… Il faisait de grandes chasses à Rambouillet qu'il habitait pendant quinze jours ou trois semaines, à Compiègne où il passait autant de temps et à Fontainebleau où il tenait un cour nombreuse et brillante. Les séjours de la Cour dans cette dernière résidence se prolongeaient pendant six semaines ou deux mois, en septembre ou en octobre ».
« A Fontainebleau, Rambouillet ou Compiègne, relate Bausset, lorsque Napoléon allait chasser, il y avait toujours une tente dressée dans la forêt pour le déjeuner auquel toutes les personnes du voyage étaient invitées ; les dames suivaient la chasse en calèche. Ordinairement, huit ou dix personnes du voyage étaient invitées à dîner ».
« Il passa par la tête de l'Empereur, écrit Mme de Rémusat, de vouloir que les femmes eussent un costume de chasse. L'Impératrice s'y prêta volontiers. Le fameux marchand de modes, Leroi, fut appelé au conseil ; on détermina un costume très brillant. Chaque princesse avait une couleur différente pour elle et sa maison. Le costume de l'Impératrice était en velours amarante brodé en or, avec une toque brodée d'or et couronnée de plumes blanches, et toutes les dames du Palais furent vêtues de couleur amarante. La reine de Hollande choisit le bleu et argent : Madame Murat, la couleur rose, et argent aussi ; la princesse Borghèse, le lilas, de même brodé en argent. C'était toujours une sorte de tunique ou redingote en velours, courte, sur une robe de satin blanc brodée, des bottines de velours pareilles à la robe, ainsi que la toque, une écharpe blanche. L'Empereur et tous les hommes portaient un habit vert, galonné en or et argent. Ces brillants costumes, portés soit à cheval, soit en calèche, et toujours en cortège très nombreux, faisaient au travers de la belle forêt de Fontainebleau, un effet charmant ».

Nul ne peut chasser avec l'Empereur s'il ne porte la tenue réglementaire, que celui-ci ne manque jamais de revêtir : habit vert galonné d'or ; collet, parements et revers de velours rouge ; culotte de peau jaune; bottes à l'écuyère: tricorne bordé d'un large galon d'or : couteau de chasse suspendu au ceinturon galon né d'argent, « Rien ne distingue le costume de l'Empereur, écrit Saint-Hilaire, de celui du plus simple piqueur, si ce n'est le chapeau qui n'est autre que celui qu'il porte habituellement et qui, par conséquent, est tout uni ; et une redingotte bleue ou gris de fer très-foncé, qu'il endosse par-dessus son habit de chasse lorsqu'il pleut ou qu'il fait trop de brouillard ».
Le comte Clary, un Autrichien venu en France pour assister au mariage de Napoléon et de Marie-Louise, se trouve à Compiègne, en mars 1810. Nansouty, le Premier écuyer, lui dit : « L'Empereur vous fait savoir que vous le suivrez demain à la chasse, et vous permet de vous faire faire les uniformes de chasse. Pour demain, un de ces messieurs vous en prêtera un. Mais il faut tâcher que les vôtres soient prêts pour la chasse suivante ! » et il ajoute : « Vous avez un appartement au château ».
Le lendemain, Clary se rend à la chasse en voiture. « C'est la seule fois que je me suis trouvé à table avec l'Empereur. C'était pour moi le sentiment du monde le plus bizarre d'être presqu'à côté de lui, habillé de même que Savary, que Davout, que Duroc… Le déjeuner fut l'affaire de dix minutes… On monte à cheval. L'Empereur part comme un trait… Jusqu'au premier relais, les choses se passèrent fort bien. Je ne le quittai point : mais au moment où il change de cheval on est perdu. Il est comme de raison, si bien servi, il part si vite. qu'il n'y a pas moyen de le suivre… Enfin, je ne rejoignis l'Empereur qu'à la mort du cerf. L'animal était dans la rivière et nageait. L'Empereur avait mis pied à terre, tout le monde aussi… L'Empereur tira cinq fois au beau milieu des chiens ; il est inconcevable qu'il n'en tue pas. C'est le moindre de ses soucis. Il manqua trois fois, toucha deux et. au dernier coup. sur la tête du cerf, celui-ci disparut dans l'eau.
« Eh bien, me dit-il, avez-vous jamais vu aussi belle chasse ? Hein ? – Jamais, Sire! »
On remonte à cheval et, au grand galop, on regagne Compiègne. L'Empereur était extrêmement content de la chasse ; elle avait duré près de cinq heures ».
Mais Napoléon se lasse parfois de cette poursuite. Il chevauche alors au hasard, s'abandonnant dans la forêt à la fantaisie de son cheval et livré à de longues rêveries. Un jour, en 1810, chassant à Meudon, le cerf l'avait entraîné jusqu'à Rambouillet. En rentrant, il s'arrête sous un arbre, s'asseoit et se met à causer agriculture avec les gens du pays. C'est Mme de Kielmannsegge qui rapporte cette anecdote.
De telles fantaisies désorganisent la chasse, comme on s'en doute. « Cependant, écrit Mme de Rémusat, l'Empereur grondait assez fortement lorsqu'on ne réussissait pas à prendre le cerf. Il se fâchait si on lui représentait que lui-même, en changeant de route, avait contribué à égarer les chiens ; le moindre non-succès lui causait toujours surprise et impatience ».

Il n'y eut que quelques chasses au vol ; selon Constant, une seule, à Rambouillet, « pour mettre à l'essai la fauconnerie que le roi de Hollande avait envoyée en présent à S. M… L'Empereur parut s'y plaire encore moins qu'aux chasses à courre et au tir et la fauconnerie ne resservit jamais ».
En fait, l'équipage de chasse au vol ne fut licencié que le 1er août 1813, et le capitaine Coignet, témoin plus digne de confiance que Constant, a vu une autre chasse au vol, à Fontainebleau, en septembre 1810. « Ce jour-là, on avait apporté des cercles (avec un homme dedans chaque cercle) et autour des cercles, des faucons. Marie-Louise prenait un de ces oiseaux et le lançait sur le premier gibier venu ; l'oiseau fonçait comme la foudre et le rapportait à Marie-Louise. Cette chasse, des plus amusantes, dura une heure. Puis les calèches partirent au galop pour se rendre dans un endroit où des paysans étaient en bataille avec des perches dans un grand enclos rempli de lapins qui ne pouvaient sortir. L'Empereur avait beaucoup d'armes chargées, il donne le signal et les paysans frappent sur les buissons, et des fourmilières de lapins se sauvent. et l'Empereur de faire feu. Les coups de fusil ne se faisaient pas attendre. Il dit à ses aides de camp : Allons, Messieurs, à votre tour ! Prenez des armes et amusez vous ». Et la terre était couverte de victimes ; il fit appeler les gardes et dit à notre adjudant-major : « Faites ramasser ce gibier, et donnez un lapin à chaque paysan, quatre à chaque garde, laites mettre le reste dans le fourgon et vous ferez la distribution par compagnie à mes vieux grognards. Demain vous les conduirez à la chasse au sanglier ».
Cette chasse au sanglier ne sera qu'un massacre aussi écoeurant que le fermé de lapins de la veille. Rendons la parole à Coignet :
« Piqueurs et rabatteurs arrivent près du repaire où était baugée cette bande de sangliers. On déchargea les voitures et on mit les chiens deux par deux, et il y avait un médecin pour panser les chiens blessés dans le terrible combat qui allait s'engager ». On déjeune, puis, «on fait lever les sangliers, et voilà six chiens partis sur cet animal furieux ; trois sangliers sont arrêtés sans pouvoir bouger. Deux chiens prenaient chacun par une oreille et se collaient le long de son corps, et le tenaient tellement serré entre eux que l'animal ne pouvait bouger. Et les gardes arrivaient avec un baillon, lui mettaient cette forte bride dans le museau sans qu'il puisse se défendre : avec un noeud coulant, les quatre pattes étaient unies : on débaillait les deux chiens et ils repartaient sur la bande suivis par les valets qui les conduisaient. Les prisonniers étaient portés dans la voiture : on ouvrait la porte par derrière et ils tombaient dans cette voilure profonde.
« Nous prîmes la bande de quatorze ce jour-là ; et la voiture était pleine. Nous eûmes deux chiens blessés par des coups de boutoirs… L'Empereur fut enchanté par une pareille chasse ; il avait fait préparer un enclos près de la route de Paris pour déposer ces animaux vivants. C'était une rotonde haute et solide ; par le moyen d'une porte coupée, on reculait la voiture et ces furieux tombaient dans la rotonde. Voilà notre deuxième chasse qui fut continuée pendant quinze jours ; il y eut de pris cinquante sangliers et deux loups en vie.
«Dans cet enclos, on avait construit un amphithéâtre sur pilotis avec des fauteuils autour pour contenir toute la Cour. On arrivait par une pente douce au milieu de l'enclos, sous une belle tente. La Cour arriva à deux heures. Il fallait monter sur les sapins pour voir tous ces furieux sauter après les palissades. L'Empereur commença ; il ne tirait pas sur les loups ; ils restèrent les derniers et faisaient des sauts jusqu'au haut des palissades. L'Empereur permit à tous les principaux de sa Cour de finir cette fête… ».
Il y eut ensuite une chasse au cerf. « Avant de commencer, toute la Cour se mettait à table dans un endroit bien sablé, et après le banquet. les calèches arrivaient : tout le monde était à cheval et le cerf lancé. L'Empereur se portait au galop sur le lieu de passage, suivi du porte-mousqueton ayant ses armes. Là, il attendait les passages du cerf et, s'il manquait, il partait comme la foudre pour se trouver sur un autre point de passage ».
Ainsi périra le cerf. Le soir, la curée se fera « aux flambeaux, dans la cour d'honneur garnie de beaux balcons où toute la Cour assistait. C'était un coup d'oeil magnifique, cette meute de deux cents chiens en bataille derrière une rangée de valets qui les maintenaient. fouet à la main. Au signal donné pour découdre, l'homme découvrait le cerf de sa peau ; les cors annonçaient le pillage et tous fondaient sur leur proie. Ces deux cents affamés ne faisaient qu'un monceau, tous les uns sur les autres ».

La chasse au tir

En tirant presqu'à bout portant sur le gros gibier, Napoléon triomphe sans vraie gloire cynégétique. Voyons ce qui se passe quand le gibier n'est qu'un oiseau effrayé par les rabatteurs, qui s'approche à tire d'aile et qu'il faut toucher en plein vol.
L'Empereur, vêtu de son costume vert de tireur, plus simple que celui qu'il met pour chasser à courre, est arrivé à l'affût qui lui est réservé. Il a mis pied à terre. Derrière lui reste en selle l'inséparable aide de camp de jour. Huit pages qui l'attendaient s'appro chent : le Premier page se tiendra à la droite de l'Empereur pour lui donner le fusil chargé qu'il aura reçu des autres pages ; le Second page, à sa gauche, recevra le fusil tiré; il le donnera aux valets de pied qui le passeront au porte-arquebuse : celui-ci le rechargera, et le mamelouck aide-porte-arquebuse, le passera à nouveau aux pages. Ainsi se forme la chaîne prescrite par l'Etiquette du Palais impérial. De douze à quinze personnes, en comptant les veneurs de service, assistent donc l'Empereur, qui est en mesure de brûler mainte cartouche.
Et voici que les rabatteurs s'ébranlent. Le gibier afflue; on s'en est procuré de partout, de très loin même. Les beaux fusils richement décorés de l'Empereur passent de mains en mains et les détonations se succèdent dans la fumée et l'odeur de la poudre. Mais, ô déception ! la plupart des oiseaux, au lieu de tomber, poursuivent leur vol précipité, en faisant entendre des gloussements apeurés du plus mauvais effet.
Il faut en convenir : Napoléon tire mal, très mal, si mal que les assistants en sont gênés. Lors du tableau final, on truquera les chiffres pour ne pas lui causer trop de dépit. Il arrive cependant qu'il abatte quelques pièces. On imagine quelles peuvent alors être sa joie et sa fierté!
« Un jour. écrit Constant, l'Empereur rentra de la chasse tenant à la main deux faisans qu'il avait abattus lui-même, suivi de quelques valets de pied portant les fleurs les plus rares des serres de Saint-Cloud; il écrivit un billet, fit aussitôt mander son Premier page et lui dit: « Dans dix minutes, soyez prêt à monter en voiture. Vous y trouverez cet envoi. que vous remettrez de votre main à sa Majesté l'Impératrice avec la lettre que voici. Et surtout, n'épargnez pas les chevaux ; allez train de page et ne craignez rien. M. le duc de Vicence n'aura rien à vous dire ». Le jeune homme ne demandait pas mieux que d'obéir à Sa Majesté… En vingt-quatre heures, il avait atteint Strasbourg et s'était acquitté de son message ».

Mais les choses n'allaient pas toujours aussi bien, loin de là! « L'Empereur, écrit le général Marbot, accompagné de plusieurs maréchaux, parmi lesquels se trouvait Masséna, chassait à tir dans la forêt de Fontainebleau, et Napoléon ajuste un faisan ; le coup, mal dirigé, porte sur Masséna, auquel un grain de plomb crève l'oeil gauche. L'Empereur, ayant seul tiré au moment de l'accident, en était incontestablement l'auteur involontaire ; cependant, Masséna, comprenant que son oeil était perdu, il n'avait aucun intérêt à signaler le maladroit qui venait de le blesser, tandis que l'Empereur lui saurait gré de détourner l'attention de sa personne, accusa le maréchal Berthier d'imprudence, bien que celui-ci n'eût pas encore fait feu ! Napoléon, ainsi que tous les assistants, comprit parfaitement la discrète intention du courtisan, et Masséna fut comblé d'attentions par le maître ».
« J'ai appris, lui écrit l'Empereur le 15 septembre 1808, avec la plus vive peine le malheureux accident qui vous est arrivé. Après avoir échappé à tant de dangers, être blessé à la chasse, c'est un peu de guignon. J'apprends cependant que vous allez mieux et que cela n'aura pas de suites. Je le désire fort, pour utiliser vos talents et votre zèle pour la gloire de nos armes ».
Borgne pour le restant de ses jours, Masséna recevra, en consolation, un commandement en chef dans la Péninsule et, l'année suivante, un titre princier, d'ailleurs bien mérité par sa conduite magnifique pendant la Campagne d'Autriche de 1809.
L'indiscutable maladresse de Napoléon fait naître quelques réflexions. Certes, il s'y prend mal. A-t-il reçu les conseils d'un maître d'armes ? C'est peu probable. En tout cas, il n'épaule pas comme il faut, manque de patience, lâche son coup trop vite, n'est pas habitué à ses fusils, car il en a trop. « L'Empereur, écrit Constant, n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne et S. M. n'y pensait plus ».
Certes! il y a tout cela, mais il y a autre chose.
Il y a que Napoléon a la vue basse. Par coquetterie il ne veut pas mettre de lunettes pour chasser ; il s'ensuit qu'il ne voit bien que le gros gibier, surtout quand il est à proximité.

On n'a guère parlé de la myopie de l'Empereur. Les historiens se taisent à ce sujet. même les spécialistes, ceux qui ont étudié chaque aspect de la vie de Napoléon. Se pourrait-il que tous. ils l'aient ignorée ? C'est incroyable, et pourtant, les faits sont évidents.
Comme beaucoup, comme la plupart des myopes, l'Empereur n'a pas besoin de verres correcteurs pour lire, pour travailler, ni au cours de ses repas. Mais dès qu'il porte ses regards à quelque distance. sa vue se brouille, ses yeux se fatiguent et il doit leur venir en aide. « Sa vue n'était pas excellente. écrit le baron Fain (p. 287) ; il y suppléait à l'aide d'une lunette de spectacle qu'il portait toujours ». Au théâtre, bien sûr, ainsi qu'à l'Opéra il s'en sert constamment ; une phrase du Mémorial (I, p. 840) indique que cette lunette était adaptée à sa vue. Mais même dans les bals. il la prend pour regarder danseurs et spectateurs (Chastenay, II, p. 133). A Sainte-Hélène, pour voir, à travers les jalousies de la fenêtre, ceux qui s'approchent de sa maison, il demande : « Vite. la lunette, les voilà ». (Gourgaud, II. p. 163).
Le prince de Ligne l'a vu, à Dresde, le 15 août 1807, dans la galerie de tableaux du roi de Saxe, diriger sa lunette vers les toiles qui l'intéressaient (p. 201). Peut-être le peu d'intérêt qu'il éprouve pour les arts plastiques vient-il, en partie, de ce qu'il ne voit pas nettement les oeuvres qu'il a devant les yeux ? Il n'en considère que le sujet et se montre incapable d'en apprécier l'exécution. Dans les occasions solennelles où, de son trône, il doit prononcer un discours important, on a soin de lui copier le texte qu'il lira « en très gros caractères » (Mme de Rémusat, II. p. 204).
Il se sent plus libre au Conseil d'Etat qui siège, aux Tuileries, dans une salle dont le plafond est orné de l'immense toile de Gérard représentant la bataille d'Austerlitz. Cette salle est vaste et l'Empereur est placé au fond, sur une estrade, derrière l'archichancelier et l'architrésorier, de sorte qu'il est assez loin des conseillers, des auditeurs et des maîtres des requêtes. Il ne peut pas bien voir et reconnaître à l'oeil nu, ces hauts fonctionnaires. Le duc Victor de Broglie, relatant dans ses Mémoires, une séance du début de janvier 1811, a une phrase révélatrice : « L'Empereur s'assit, prit son binocle, en dirigea les deux branches sur M. Portalis… etc. (I, p. 123).
Enfin, il existe une facture, celle de Lerebourg. opticien de l'Empereur, place du Pont-Neuf, qu'a publiée Maze-Sencier dans son livre sur « Les fournisseurs de Napoléon » (p. 310) :
« 25 mars 1812 : « 2 lunettes de spectacle, 400 F ; une autre, 120 F, un binocle en nacre de perle, les branches en or, garni de cristal de roche, 230 F (Arch. Nat. 02 32)».
Ces témoignages précis et concordants sont probants et ne laissent plus subsister l'ombre d'un doute.
Napoléon avait certainement plusieurs binocles ou bésicles, tous ont disparu. de sorte qu'on ignore le degré exact de sa myopie. Mais cette myopie est certaine. Elle explique la maladresse du chasseur et. qui sait, peut-être a-t-elle eu quelque influence sur le comportement général de Napoléon ? Une influence qu'il est bien difficile, sinon impossible, d'évaluer.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
298
Numéro de page :
19-23
Mois de publication :
mars
Année de publication :
1978
Année début :
1804
Année fin :
1814
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