Le mystère du bois de Quesnay. Un vol de fonds publics sous l’Empire

Auteur(s) : BATTESTI Antoine
Partager
Le mystère du bois de Quesnay. Un vol de fonds publics sous l’Empire
Diligence des Messageries royales de la ligne Rouen-Le Havre, Benard, A., 1820 © Palais de Compiègne

Dans le cadre de son travail au sein de l’équipe qui travaille à l’édition de la Correspondance générale de Napoléon, Antoine Battesti a trouvé un dossier assez complet relatant une affaire d’attaque de convoi de fonds publics, en 1807. Or, il s’avère que cet épisode a inspiré une partie d’un roman de Balzac. En voici l’histoire.

En cette année 1807, tandis que se déroulaient hors de France des événements considérables, les bandits de grand chemin n’en continuaient pas moins, à l’intérieur, de profiter de l’insécurité des voies de communication pour attaquer les diligences, en détrousser les voyageurs et en piller le chargement, surtout lorsqu’il s’agissait d’argent. C’est ainsi que le 7 juin, un transport de fonds fut attaqué par une bande de malfaiteurs dans le bois de Quesnay, entre Falaise et Caen. La voiture, une simple patache escortée par des gendarmes, transportait plusieurs caisses remplies d’or et d’argent, à destination du payeur public de Caen. L’affaire n’avait rien d’exceptionnel. Dans cette seule année en effet, et pour les seuls transports de fonds, on relève dans le Bulletin de police, en plus de celle du 7 juin, une attaque à Angoulême de la diligence Bordeaux-Paris, le vol de la recette du payeur à Bergerac et une agression sur la diligence de Lille près de Doullens. Toutefois, si, dans ces derniers forfaits, il ne pouvait s’agir que de brigandage ordinaire, celui de Quesnay, commis dans une région qui grouillait d’anciens chouans et qui était un lieu de passage vers l’Angleterre, pouvait bien être d’origine séditieuse.
La sévérité des sanctions, la guillotine ou, au mieux, 22 ans de fers au bagne de Brest dont écopèrent les voleurs d’Angoulême, ne semble pas avoir fait reculer les amateurs de risques. Et pourtant, ils étaient exceptionnellement élevés en raison du maillage serré dont Fouché, ministre de la Police, et Moncey, Premier inspecteur général de la gendarmerie, avaient doté le pays (La longévité dans les fonctions d’autorité est une des caractéristiques du régime napoléonien. Concernant les seuls personnages qui vont jouer un rôle dans l’affaire du 7 juin, on liste avec Fouché, Regnier, ministre de la Justice pendant dix ans, Champagny, à l’Intérieur pendant trois ans. Dubois, nommé préfet de police de Paris à la création du poste en 1801, le restera jusqu’en 1810. Moncey conservera la direction de la gendarmerie pendant dix ans. Les préfets des départements de l’Ouest, Caffarelli à Caen, Lamagdelaine à Alençon, Jullien de Bidon à Vannes, Bonnaire à Rennes, Savoye-Rollin à Rouen, resteront en poste six, dix, et même quatorze ans, pour deux d’entre eux.).
Cette affaire du bois de Quesnay était bien le premier acte d’une nouvelle conspiration ourdie contre le régime et son chef, et les hommes qui eurent la charge de l’affronter furent, par chance, ceux qui avaient dirigé les enquêtes et fait condamner les auteurs des complots précédents.

Les faits bruts

Le 12 juin 1807, Fouché rendit compte à l’Empereur du vol du bois de Quesnay :

Entre sept et huit heures du soir le convoi a été attaqué au bois dit de Quesnay à une ou deux lieues de Langannerie, poste de gendarmerie, par douze brigands armés. Le gendarme Vichou, qui l’escortait, s’est porté sur celui qui gardait les chevaux. Il a reçu un coup de feu à l’épaule gauche qui l’a mis hors de combat. Les bandits ont bandé les yeux au charretier et l’ont conduit au milieu du bois, avec sa voiture attelée de quatre chevaux. Le brigadier de Langannerie, averti par un jeune homme, s’est porté au bois de Quesnay, avec le seul gendarme qui lui restait. En y arrivant il a reçu une balle à la jambe gauche, qui l’a traversé et blessé son cheval mortellement. Il est revenu sur ses pas avec le gendarme et ils ont fait sonner le tocsin. Monsieur Dupont d’Aisy, émigré, maire de Soumont et le capitaine de la gendarmerie se sont rendus au bois. Ils ont été accueillis d’un grand nombre de coups de fusil qui les ont engagés à attendre un renfort. M. Florimond de Vambes, ancien chef de chouans est survenu à la tête de trente paysans déterminés. La gendarmerie de Falaise s’y est jointe, mais dans l’intervalle les brigands avaient vidé les caisses et chargé l’or et l’argent sur les quatre chevaux du roulier. On a retrouvé que la voiture et les monnaies de cuivre et de billon. Il a été constaté que la somme demeurée au pouvoir des brigands était de 63 076 francs(Bulletin de police du 12 juin 1807, n° 728.).

Le lendemain du vol, les chevaux de la voiture pillée avaient été retrouvés près du château de Donnay. Le capitaine de gendarmerie Pinteville, ami malheureux de Dupont d’Aisy, conforté dans ses soupçons par le témoignage d’un jeune paysan qui, dans la nuit du vol, avait vu passer des hommes armés, perquisitionna le château le 12 juin, et découvrit les preuves du séjour de plusieurs hommes, mais aucune trace du butin.

Le capitaine de gendarmerie Manginot, qui se trouvait par hasard dans la région pour une autre affaire, fut envoyé à Caen pour relever Pinteville, jugé mal placé dans cette affaire. Manginot, moins naïf que son collègue, boucla rapidement l’affaire. Sans doute informé par des mouchards et de bons citoyens qui savaient quelque chose, il se lança à la recherche des coupables et de la somme volée.

Il retourna d’abord au château de Donnay où il découvrit, au fond du jardin, une fosse fraîchement comblée… mais vide. Il appréhenda sur le champ, malgré ses protestations, le locataire du lieu, un vicomte Acquet de Férolles. Puis il conduisit en personne une deuxième perquisition (menée par Pinteville, la première n’avait rien donné) chez Gousset, le conducteur de la voiture du vol. La découverte, à cette occasion, des 400 francs de la trahison cachés dans une paillasse signifia l’arrestation immédiate de Gousset. Dans la foulée, sur la foi de bonnes informations, furent arrêtés les Buquet père et mère, fermiers au château de Donnay, et leur fils Alexandre, soupçonnés à juste titre d’avoir été les gardiens du trésor. Enfin, dans les villages environnants, on mit la main sur les autres comparses : Grand-Charles, Flierlé, Harel, Lebrée (dit Fleur d’Epine), Le Héricé (dit La sagesse), Grenthe (dit Cœur de Roi).

Seuls, un dénommé Allain et Joseph Buquet, autre fils des fermiers de Donnay, échappèrent au coup de filet. Le trésor s’était envolé.

Ramifications parisiennes

Le 3 juillet 1807, pendant que Manginot procédait à cette vague d’arrestations, grâce à son flair légendaire et son fichier, Fouché faisait arrêter à Paris un certain Lechevalier. Ce beau trentenaire à l’allure bohême, élégant et beau parleur, était défavorablement connu des services de police depuis une autre attaque de diligence, en 1800, pour laquelle il avait été acquitté. Installé à l’hôtel de Beauvais, rue des Vieux Augustins, il continuait à se faire remarquer, par son train de vie et sa fréquentation bruyante des tripots parisiens. Il passait en outre pour être acquis aux Bourbons, sans qu’on puisse cependant lui imputer une activité politique quelconque.

Son premier interrogatoire ne fut pas décisif, ce qui n’empêcha pas Réal, conseiller d’Etat en charge du 1er arrondissement de Police, de le faire transférer à Caen. Il y fut confronté à Flierlé et confondu. Il était bien l’organisateur du vol du bois de Quesnay. Les deux hommes furent renvoyés à Paris, ce dont l’empereur fut informé par un rapport de Moncey, daté du 17 août 1807 :

Sire, J’ai l’honneur de rendre compte à Votre Majesté que, conformément à se ses ordres et après en être convenu avec le Ministre de la Police générale, j’ai fait venir à Paris les nommés Flierlé et Lechevalier, pour donner suite aux déclarations qui les concernent.

J’avais envoyé sur le champ à Caen le chef d’escadron Clément, officier supérieur qui, pendant l’absence du général Buquet, remplissait près de moi les fonctions de Chef d’État-major, afin d’assurer la translation de Flierlé, par toutes les précautions nécessaires, et spécialement pour prendre sur les lieux une connaissance exacte de toute l’affaire.

Les deux prisonniers sont arrivés le 15, sous sa conduite et celle du capitaine Manginot, dont la présence était indispensable, pour suivre avec plus de fruits les renseignements déjà obtenus, s’en entretenir avec le Ministre de la police générale, et recevoir de lui une direction positive sur la marche à suivre dans les mesures qui pourraient être prises.

Cette translation a éprouvé quelque retard parce que les deux officiers se sont croisés en route et que le capitaine Manginot était en ce moment occupé à une instruction particulière dans un arrondissement voisin.

Le 16, à sept heures du matin, j’ai fait amener devant moi Flierlé. Je lui ai fait connaître qu’il pouvait encore mériter la clémence de Votre Majesté malgré le crime dont il s’était rendu coupable, s’il faisait un aveu entier et vrai des informations qu’il avait annoncé être en son pouvoir. Après avoir sondé par des questions générales ce qu’il pouvait réellement savoir, je lui ai fait subir en ma présence un nouvel interrogatoire par le capitaine Manginot sur celles de ses déclarations qui m’ont paru présenter le plus d’importance et d’exactitude.

J’ai l’honneur de mettre cet interrogatoire sous les yeux de Votre Majesté.

Les déclarations de Flierlé, qui d’ailleurs ne m’a paru être qu’un homme d’exécution, relativement au vol de fonds publics fait dans le Calvados, et au nommé Allain, sont conformes à celles que le capitaine Manginot a reçu précédemment d’un autre brigand arrêté par la gendarmerie et complice du même vol.

Celles qui concernent Lechevalier, et tendraient à établir l’existence d’une conspiration contre le gouvernement de Votre Majesté, dans les départements de l’Ouest, méritent attention, parce qu’elles semblent coïncider avec les évènements survenus dans cette partie de l’Empire, avec d’autres renseignements provenant du vol, et avec l’opinion particulière du colonel Noireau, chef de la 5ème Légion.

On ne peut en effet se dissimuler que des rassemblements d’hommes armés dans les arrondissements connus par d’anciennes révoltes ; des vols faits chez des receveurs et des fonctionnaires publics ; l’argent respecté chez les simples particuliers où l’on enlevait des armes ; en même temps des bruits alarmants sur les opérations de la guerre répandus avec un accord évidemment concerté dans les cantons les plus éloignés ; lorsqu’on réfléchit que toutes ces machinations s’exécutaient à côté des camps établis pour repousser les tentatives de l’ennemi dont ces mêmes rebelles annonçaient un débarquement prochain, on ne peut dis-je, se dissimuler que toutes ces circonstances sortent de la nature ordinaire des délits, et présentent les caractères d’une conspiration réelle contre la tranquillité publique et la sûreté de l’état.

Aussi, lorsque j’appris le vol des fonds publics fait aux environs de Caen, une première idée, malgré le calme où je voyais M. le préfet du Calvados, d’autre préfets, et des ministres même, fut de rattacher ces évènements à ceux qui se passaient dans les contrés voisines, et à quelque cause secrète au dessus des brigandages ordinaires. N’étant point satisfait des recherches, ni des rapports de gendarmerie  de Caen, recevant avec regret et inquiétude les témoignages de satisfaction que m’adressaient cependant les autorités et les ministres sur cette même gendarmerie ; craignant qu’on ne se fût fait illusion sur la gravité et les conséquences de l’attentat, je crus devoir envoyer à Caen un officier d’un dévouement éprouvé, le capitaine Manginot, habile à démêler de semblables manœuvres, pour donner une impulsion nouvelle aux recherches et, je l’avouerai, Sire, pour stimuler en même temps le zèle et l’énergie des autorités.

Cette mesure, dont j’eus soin d’instruire l’Archichancelier et les ministres, en leur faisant connaître mes motifs et en réclamant leur appui, fut approuvé de tous et produisit l’effet que j’en attendais ; l’attention se réveilla, des instructions pressantes furent adressées aux agents de l’autorité administrative et judiciaire dans le Calvados, et bientôt on parvint aux résultats dont j’eus l’honneur de rendre compte dans mon rapport du 29 juillet dernier.

Il paraît aujourd’hui constant que les auteurs du vol sont tous d’anciens chouans en relation permanente avec leurs chefs, et soutenus par des intelligences établies en certains points. Il paraît vraisemblable, je dirai même certain que le vol n’était qu’une dépendance d’un projet de soulèvement qui peut-être eut éclaté s’il n’eût été réprimé dans son foyer par l’impulsion donnée à la gendarmerie de l’Ouest, et s’il ne se fut trouvé comme anéanti par cette terreur imposante des prodigieux triomphes de Votre Majesté à laquelle rien ne résiste et qui a frappé de mort tous les ennemis de sa gloire.

Dans l’état où sont les informations acquises, pour ne pas perdre le fruit des indications déjà recueillies, et pour arrêter le plus tôt possible par un résultat, des suspicions et des craintes individuelles, dont l’effet est toujours nuisible, lorsqu’elles se prolongent avec incertitude, il me semble que cette affaire ne saurait être suivie avec trop de promptitude, de vigueur et de soin, sous le double rapport du vol des fonds publics et de conspiration contre la tranquillité publique. Il serait peut-être convenable d’investir des pouvoirs nécessaires la Cour spécialisée de Caen dont on vante la bonne composition et la sagesse, et qui d’ailleurs, connaissant les localités, la vie passée et actuelle des individus qui peuvent se trouver compromis dans ces machinations, serait plus en état que toute autre d’apprécier leur culpabilité, d’en découvrir les ramifications, d’éviter toute surprise et exagération, et de porter un jugement que l’opinion publique ne pourrait démentir. M. le président de cette Cour, que l’on dit être un homme habile, et d’une probité à toute épreuve, pourrait être chargé de l’instruction. Il me semble aussi que dans ce cas, il serait utile d’adjoindre à la Cour le capitaine Manginot, pour conseiller et assurer l’exécution des mandats, seconder le juge instructeur par toutes les indications qu’il a en son pouvoir où qu’il recueillerait, et pour donner en même temps des renseignements précis sur la marche de l’affaire.

Telles sont, Sire, les informations et les vues qui résultent de ma correspondance et de l’opinion des officiers de votre gendarmerie qui connaissent parfaitement cette affaire. Je les mets respectueusement et surtout avec confiance sous les yeux de Votre Majesté, comme un compte que je lui dois de ma pensée toute entière lorsque je crois qu’elle a pour objet les intérêts de son service.

J’ai instruit de tout votre Ministre de la police générale ; je lui ai adressé aussitôt l’interrogatoire de Flierlé, et les deux prévenus ont été mis à sa disposition. J’attends les mesures qui en seront la suite pour envoyer dans le Calvados le capitaine Manginot ou pour prolonger son séjour ici, s’il y était jugé nécessaire.

J’ai l’honneur de prier Votre Majesté de bien vouloir agréer l’hommage de mon plus profond respect.

Le Premier Inspecteur général Mal Moncey

P.S. : D’après les déclarations de Flierlé et les renseignements acquis par le capitaine Manginot concernant les individus susceptibles d’être recherchés, j’aurais donné sur le champ l’ordre de les arrêter si, ayant communiqué toutes ces informations au ministre de la police générale, et M. le préfet du Calvados en ayant connaissance, je n’avais cru devoir ne pas devancer les mesures de la police dans la crainte de les contrarier, ou de m’écarter même des instructions de Votre Majesté (Archives nationales (AN), A.F. IV 874, août 1807, n° 106.).

Flierlé, dit « Le marchand », dit également « Deitscher », était allemand, né quarante ans plus tôt à Leibstadt, duché de Neubourg. Lui aussi était connu comme aventurier par les services de police et de gendarmerie. Son affaire était suffisamment sérieuse pour que le Premier inspecteur général et maréchal de l’Empire s’en occupe personnellement. Comment imaginer la scène de l’interrogatoire de ce petit malfrat de Flierlé, recroquevillé dans ses vêtements maculés et avachi par le séjour en prison, face à l’écrasante présence d’un maréchal de l’Empire ?

On peut penser que le capitaine Manginot, eu égard à la présence du maréchal, abandonna ce jour-là le style d’interrogatoire habituel, pour mener une conversation d’une urbanité de bon aloi si l’on en juge par ces extraits :

Quel est le grand personnage qui doit commander les départements de l’Ouest et qui peut faire mouvoir à son gré quantité de personnes dans Paris ; de qui tenez-vous cet important secret ?

A dit qu’il tient d’Allain que Lechevalier était reconnu comme chef ; qu’il devait commander tous les mouvements d’insurrection dans les départements de l’Ouest ; que, quant au grand personnage dont il a parlé, il ne le connaît que sous cette dénomination et qu’il ne l’a jamais entendu nommer.

Vous dites aussi que Lechevalier dans une entrevue qu’il a eue avec Daché, est convenu qu’il se rendrait en Angleterre pour y aller chercher le duc de Berry, le ramener en France, et qu’aussitôt son arrivée, Lechevalier se rendrait à Paris pour y faire exécuter le mouvement projeté, et y faire distribuer la proclamation imprimée dont il est l’auteur présumé ? Pouvez-vous appuyer votre déclaration par quelques assertions ou indices ?

A dit qu’après le vol de fonds publics au bois de Quesnay, que Lechevalier avait eu une entrevue avec Daché (sic) ; qu’il y avait été convenu que ce dernier se rendrait en Angleterre pour aller chercher le duc de Berry, le ramener en France et qu’aussitôt son arrivée, Lechevalier ferait exécuter à Paris et dans les départements, les mouvements d’insurrection projetés ; qu’il ferait distribuer la proclamation dont il est l’auteur présumé. Ajoute qu’un peu plus tôt, Lechevalier et Dachéne (sic) se connaissant que de réputation, que leur entrevue au mois de mai dernier à Bayeux ou dans les environs, par l’entremise du nommé Germen, ancien émigré demeurant à Caen.

Comment avez-vous su que Lechevalier devait solliciter la levée d’une légion dans les départements de l’Ouest ? Quel était le but de cette levée et l’emploi que l’on voulait en faire ?

A dit qu’il savait par Allain que dans le cas de revers pour nos armées, les départements de l’Ouest devraient se lever presqu’en masse, pour déterminer un mouvement en faveur des anciens princes français ; qu’il savait seulement que ledit Lechevalier depuis longtemps avait eu le projet de solliciter du gouvernement la levée d’une légion composée d’anciens chouans. Qu’il présume que c’était dans l’intention de faciliter le projet d’insurrection.

Savez-vous aussi quels sont les affidés de Lechevalier et de Daché, soit à Paris, soit dans les départements ?

A dit qu’il connaît pour affidés de Lechevalier et Daché les nommés Dumoutis, charpentier fils de notaire au bourg près d’Argentan, Beaurepaire, Provost dit Robert, tous les quatre de la commune d’Aisne. Bourreau de Placel ; Germen père ; les deux frères Beauchamp, Charles Godet, Desroux, tous les six de Caen.

Avez-vous bien la certitude qu’il existe des listes de personnes enrôlées ? Quelles sont les personnes qui ont exécuté cette infâme manœuvre et par qui le savez-vous ?

A dit qu’Allain lui avait assuré que les deux frères Beauchamp et Charles Godet avaient une liste d’enrôlés de trois cent hommes environ.

Savez-vous si les chefs du parti que vous servez depuis longtemps ont des intelligences à Paris ? avec qui ?  et s’ils ont dans les autres départements de l’Empire ou dans l’étranger des communications avec quelques hommes marquants ennemis de Sa Majesté l’Empereur ; dans quel lieu et par quels moyens ces communications s’établissent ?  

A déclaré qu’il ne connaissait que le nommé Daché comme agent des princes ; que les points de correspondance étaient sur les côtes du Calvados, mais jamais à poste fixe ; que le nommé Daché lui a proposé de l’envoyer un message à Lancruire sur les bords de la mer, à l’effet de s’entendre avec un patron pour porter un paquet à une frégate anglaise, sous prétexte de faire un voyage au Havre ou à Dieppe et de remettre le paquet en passant, et que lui, Flierlé a refusé de faire ce message(Archives nationales (AN), A.F. IV 874, août 1807, n° 106.).

Reconstitution plus précise des faits

Bien que de nombreux complices aient été mis sous les verrous, l’enquête n’était pas finie. Le capitaine Manginot la poursuivit sur place, à partir du 22 août. Il commença par reconstituer les faits.

En premier lieu, le convoi de fonds publics : le vendredi 5 juin, à Alençon, le roulier Jean Gousset fait charger sur son chariot, dans la cour de M. Decrès, receveur général de l’Orne, cinq lourdes caisses contenant, en pièces d’or et d’argent, et en monnaie de billons, 33 489,92 francs. Le lendemain, le chariot, tiré par trois chevaux et escorté par deux gendarmes, prend la route d’Argentan, à 40 km, par un chemin facile. Arrivé le soir même, Gousset s’arrête pour la nuit à l’auberge de Point-de-France où une sixième caisse, livrée par les agents de M. Larroc, receveur des finances, et contenant 33 000 francs, également en or et argent, est chargée dans la cour de l’auberge, sans précautions particulières. La soirée se passe à boire et à bavarder, Gousset allant jusqu’à se vanter auprès d’un voyageur nommé Lapeyrière, qui en témoignera lors de l’enquête, du contenu de son chariot. Dès quatre heures du matin, le lendemain dimanche 7, il reprend la route, après avoir mis un quatrième cheval à l’attelage, et escorté par trois gendarmes, en direction de Langannerie, au-delà de Falaise, soit un trajet semblable à celui de la veille, de 40 km environ.

Arrivé vers 10 h 30 à Falaise, le convoi fait halte à l’hôtel du Cheval Noir. En ce dimanche de la Fête-Dieu, l’établissement résonne des cris clients qui ne pensent qu’à boire et à s’amuser. Lorsque Gousset repart dans l’après-midi, un peu éméché après un casse-croûte bien arrosé, son escorte de gendarmes a disparu, rappelée pour une mission de service. Seul le gendarme Vinchon et son neveu Morin, rencontrés à la sortie de la ville, et qui regagnent à pied le poste de Langannerie, se joignent à lui, mais pas seulement pour l’accompagner. Les débits de boisson Le Sauvage puis La Vieille Cave reçoivent leur visite avec force tournées de cidre et jeux de quilles.

C’est seulement tard en fin d’après-midi que passé Potigny, les voyageurs entament la longue descente qui conduit vers le bois de Quesnay qu’il faut traverser pour rejoindre Langannerie, quatre lieues (Soit 15,6 km, une lieue de poste correspondant à 3,9 km.) plus loin. Gousset, émoustillé par les libations, oublie (volontairement ?) de serrer les freins et le convoi, accélérant l’allure, laisse en arrière les deux marcheurs. Et c’est évidemment lorsque le convoi se trouve à l’intérieur du bois que l’attaque se produit.

Une vaste conspiration politique

Le capitaine Manginot put très vite mettre des noms sur les auteurs de l’embuscade. Allain, dit le général Antonio, avait été choisi par Lechevalier pour diriger l’opération. C’était, disent les rapports, un homme d’apparence paisible, un honnête bourgeois avec son physique commun, le nez long, les yeux clairs, le visage marqué de petite vérole, la barbe noire et fournie. Flierlé, était son second. Les hommes de main étaient bien : Grand Charles, Grenthe, Lebrée, Le Hericey et un dénommé Le Lorault, dit La jeunesse. Deux complices ne participèrent pas directement à l’action, mais jouèrent un rôle important : Gauthier, dit Boismâle, valet d’écurie au relais de poste d’Argentan, qui envoya un autre homme, non-identifié, prévenir les malfaiteurs que leur proie approchait.

Après leur accrochage avec les gendarmes, les bandits, profitant de l’obscurité, prirent la direction du château de Donnay, en passant par les petits villages de Saint Germain-le-Vasson et Acqueville. Un moment égarés, ils furent remis sur la bonne voie par un paysan complaisant. Les frères Joseph et Alexandre Buquet les attendaient derrière le château et les aidèrent à enfouir les sacs d’argent dans une fosse préparée au fond du jardin. Après un bon verre de Calvados, servi par la mère Buquet, les hommes reprirent la route pour quitter le département le plus vite possible, ce qui fut fait à la pointe du jour en franchissant l’Orne au pont de La Landelle. Les armes jetées dans un champ de blé, chacun reçut un pécule de 200 francs et partit vers son destin, non sans avoir reçu du général Antonio des menaces de mort en cas de bavardage.

Manginot ne s’en tint pas aux exécutants. Par une série de recoupements, il remonta jusqu’à la tête de ce qu’on peut appeler une conspiration.

Sur le terrain, Lechevalier était chargé de la préparation. Il avait reçu de l’argent de Londres pour recruter les hommes de main. Comme en 1800 (la police en était convaincue), il avait eu la prudence de ne pas être présent sur les lieux du crime.

Au sommet de l’opération se trouvait le vicomte Robert François d’Aché. Ce capitaine de vaisseau, haut de taille et au physique puissant, émigré de la première heure, successeur désigné de Cadoudal, était un homme entièrement dévoué aux Bourbon. Entre deux voyages en Angleterre, il logeait chez la marquise Geneviève de Combray, au château de Tournebut et à celui de Donnay, occupé par la famille de sa fille. Comploteur à plein temps, son unique préoccupation était l’organisation de soulèvements contre « Bonaparte », avec les encouragements des princes émigrés et l’or du Cabinet anglais.

Le tour pris par l’affaire du vol du bois de Quesnay était tel que les autorités préfectorales en furent bientôt saisies. Deux préfets étaient concernés : celui du Calvados, Charles Caffarelli (frère du général mort devant Saint-Jean-d’Acre le 27 avril 1799), et celui de Seine-Inférieure, Savoye-Rollin. Ils désignèrent l’ancien secrétaire général devenu le chef de la police de la préfecture du second, Licquet, pour suivre de près les développements du dossier. C’est lui qui flaira la bonne piste en identifiant la marquise de Combray (Il fut aidé en cela par Flierlé qui avait prononcé son nom et celui de d’Aché lors d’un interrogatoire).

Où est l’argent ?

Si les contours de la conspiration étaient de mieux en mieux connus, l’argent restait introuvable, tant pour les policiers… que pour les conspirateurs. Leur erreur avait été de faire confiance aux Buquet. Ceux-ci avaient changé la cachette des caisses à plusieurs reprises. Si bien que lorsque Lechevallier avait, mi-juin, fait un saut dans la région pour récupérer quelques fonds, il avait déjà fait chou blanc. Seuls 3 300 francs avaient été fournis à la fille de la marquise de Combray. Depuis, on n’avait plus aucune nouvelle de l’argent.

Licquet pensa qu’il lui fallait « pister » les moindres mouvements de Mme de Combray pour en savoir plus, parvenir jusqu’à d’Aché et récupérer les fonds. Une fois de plus, le policier avait vu juste. Ayant fait arrêter la marquise, il la visita dans sa cellule du Palais de justice de Rouen. Quelle ne fut pas sa surprise de se voir proposer 12 000 francs afin de fermer les yeux. Licquet prit la somme pour la remettre au préfet. Puis il se consacra à la poursuite des autres complices (Allain, d’Aché, Burreau de Placène, trésorier des Chouans, etc.) sans pouvoir leur mettre la main au collet. Il échoua, ce que Fouché fut obligé d’admettre dans le bulletin envoyé à Napoléon :

Affaire Lechevalier. Tous les complices de cette affaire sont sous la main de la police, excepté deux, Allain et d’Aché qu’on dit à Londres et que le ministre fait rechercher […]. Le ministre, dans un rapport général à Sa Majesté pour faire juger cette affaire fera connaître tous les fonctionnaires publics qui ont été négligents ou coupables. (Bulletin de police du 20 octobre 1807, n° 1111.)

Colère impériale

Les interrogatoires se poursuivaient, tant au Temple à Paris où était enfermé Lechevalier qu’à la Conciergerie de Rouen où le reste de la bande était incarcérée. Mais dans la nuit du 14 décembre, Lechevalier s’évada dans des conditions rocambolesques, -le percement avec une fourchette d’un mur de presque deux mètres d’épaisseur. Il ne fut repris que le 5 janvier suivant. Cette fois, la colère impériale tomba sur lui. Le Bulletin du 9 janvier le rapporte ainsi :

Le nommé Lechevalier, prévenu de brigandage et de complots contre l’État, a été traduit aujourd’hui devant la commission militaire. Il a avoué aux juges qu’il avait eu le projet d’exciter de nouveaux troubles pour tacher de renverser le gouvernement de Sa Majesté. Les vols qu’il a fait commettre avaient pour objet de lui fournir les fonds nécessaires pour l’exécution de ses projets et de payer les personnes qui devaient y prendre part. Il a été condamné à mort. Le jugement a été exécuté à quatre heures.(Bulletin de police du 5 au 9 janvier 1808, n° 20.)

Les complices de Lechevalier attendirent leur procès jusqu’au 15 décembre 1808 (La raison de ce retard est l’aboutissement entre temps d’autres enquêtes concernant des personnages autrement importants que les braqueurs de diligence, et entraînant une série d’arrestations et de procès qui mobilisèrent les autorités tout au long de l’année 1808. Ce fut notamment « l’affaire Prigent », un grand chef chouan  dont le procès s’acheva par quinze exécutions.). Devant la commission militaire de Rouen, trente-deux personnes étaient poursuivies, et seulement vingt-trois présentes. Deux semaines furent nécessaires pour les interrogatoires, le réquisitoire du procureur général et les plaidoiries des avocats. Le réquisitoire du procureur général ne porta que sur l’aspect crapuleux des attaques des deux convois d’argent, rejetant ainsi toute connotation politique. C’est en vain que Chauveau-Lagarde, le célèbre avocat de Louis XVI, l’invoqua pour la défense de sa cliente Caroline Acquet, la fille de la marquise de Combray. Le 30 décembre, le verdict fut prononcé :

– dix condamnations à mort : Caroline Acquet, Flierlé, Lefebre, Harel, Grand-Charles, Fleur d’épine, Le Héricé, Gautier Bois-mâle, Lemarchand, Alexandre Buquet ;

– quatre condamnations à vingt-deux années de fers : Marquise de Combray, Lerouge, Vannier, Burreau de Placène. La marquise de Combray était en outre condamnée à rembourser au Trésor le montant du vol des deniers publics, soit 63.067 francs ;

– deux condamnations à mort par contumace : Allain, Joseph Buquet.

Les autres accusés, acquittés, furent mis à la disposition de la police, et gardés en prison par mesure de Haute Police.

Neuf des dix condamnés à mort furent exécutés la nuit même du verdict. Caroline, invoquant une grossesse, obtint le report de l’exécution de la sentence, bien que, comme le fit remarquer l’avocat général, elle fût depuis quatorze mois en prison. Des démarches furent entreprises pour essayer de sauver sa tête. Ses proches et Chauveau-Lagarde firent intervenir Joséphine et Hortense auprès de Napoléon. On alla jusqu’à emmener ses trois filles à Schönbrunn pour l’attendrir. Ce fut en vain. Accaparé par les combats et les traités, Napoléon voulait en finir une fois pour toutes. Caroline fut exécutée le 6 octobre sur la grande place de Rouen, à l’endroit même où sa mère, six mois plus tôt, avait dû subir l’odieuse formalité du pilori avant de rejoindre la prison où elle devait purger sa peine.

Épilogue

Le déroulement de ces événements tragiques n’avait pas entravé les recherches des derniers protagonistes de l’affaire du bois de Quesnay, et c’est précisément au moment où le sort de Caroline Acquet se jouait que Fouché eut enfin des nouvelles de d’Aché. Il fut repéré au printemps 1809 chez monsieur de Monfiquet et sa fille, en leur château de Mandeville. Alerté par une première perquisition, d’Aché prit la poudre d’escampette et se cacha chez une dame Dumesnil à Bayeux. Entra alors en scène un personnage hors du commun : madame de Vaubadon. De haut lignage – elle était la nièce de Gaston de Tourville – cette dame vivait chichement dans une maison de Caen depuis l’émigration de son mari en 1789. Fouché, qui savait presque tout, n’ignorait pas qu’elle avait été la maîtresse de d’Aché. Il décida de se servir d’elle.

Probablement approchée par le Sénateur normand Pontécoulant, la Vaubadon fit le voyage de Paris en août 1809 pour négocier sa trahison. Au terme d’une discussion de marchand de tapis avec Fouché, la tête de d’Aché fut négociée pour 60 000 francs. Restait à livrer la marchandise, ce qui ne fut pas trop difficile. Interrogeant ses amis, la moucharde localisa la maison de la dame Dumesnil qui fut elle aussi rémunérée pour participer au piège. Celui-ci se referma le 6 septembre 1809. Au moment où d’Aché quittait la maison, il fut cerné par des gendarmes et comme il résistait, il fut abattu.

La Vaubadon reçut ses deniers, mais son rôle ne put être caché. Elle quitta le pays et disparut. Avec la mort de d’Aché, s’achevait la grande période des conspirations chouannes qui avaient tenu la Bretagne en effervescence pendant plusieurs années. Elles ne reprendront qu’avec le retour de Napoléon en 1815.

Dans l’affaire du vol des fonds publics, deux individus manquaient au tableau de chasse. Ils referont surface à la Restauration. Allain recevra la levée de sa contumace de Louis XVIII qui lui assurera, de surcroît, une pension. Buquet se satisfera de la levée de sa contumace. Il terminera sa vie dans la mésestime générale, mais riche et prospère. Quant à la marquise de Combray, elle obtint sa réhabilitation avec pension.

La tragédie dont la marquise et sa fille avaient été les héroïnes inspira plusieurs écrivains. La duchesse d’Abrantès aborda elle aussi le sujet, mais à sa manière, c’est-à-dire peu fiable. G. Lenôtre traita l’affaire dans La maison des Combray. Avec Madame de la Chanterie (Premier chapitre du roman L’Envers de l’histoire contemporaine, paru en 1848.), Balzac a tiré de la vie de la marquise un superbe roman, mettant en scène des personnages qu’un sort impitoyable avait jetés, aux heures sombres de la Révolution et de l’Empire, dans des malheurs inouïs. Arrivés au déclin de leur existence terrestre, la lecture assidue de L’Imitation de Jésus-Christ dans sa traduction récente de l’abbé de Lamennais les avait transformés en chevaliers de la charité. A la tête de cette entreprise de bienfaisance, dans son hôtel de la rue Chanoinesse, madame de la Chanterie offrait un gîte monacal et un couvert frugal à ses hôtes, tout en leur narrant ses malheurs. Ces confidences donnaient à l’auteur l’occasion de faire un récit de l’affaire, depuis le vol des deniers publics jusqu’au procès, aux sentences et aux exécutions, admirablement romancé et construit de manière à présenter la marquise et sa fille en saintes femmes victimes d’une odieuse machination, orchestrée par le propre mari de Caroline Acquet. Il n’est toutefois pas interdit de penser que la marquise de Combray, riche d’un pécule de 200 000 francs accordé par Louis XVIII, ait voulu, sur la fin de sa vie, se consacrer aux bonnes œuvres pour remercier le ciel d’avoir survécu à une époque où l’espérance de vie des aristocrates, chouans militants de surcroît, était bien incertaine.

Titre de revue :
-
Numéro de la revue :
-
Numéro de page :
-
Mois de publication :
septembre
Année de publication :
2016
Partager