L’Empire et le Saint-Siège. L’enlèvement du pape

Auteur(s) : GOSSE Colonel
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L’Empire et le Saint-Siège. L’enlèvement du pape
Général Radet, Inspecteur Général de la Gendarmerie, en 1800.

Nous sommes au temps de la mise en place progressive de la gendarmerie d'Italie.
Le Baron Radet, Inspecteur Général de la gendarmerie française, est en tournée d'inspection en Toscane. Il met la dernière main à l'organisation de la gendarmerie du département de l'Arno lorsqu'il reçoit, à Pescia, un ordre télégraphique de l'Empereur que lui fait tenir le Prince Borghèse. De Schoenbrunn Napoléon ordonne le départ immédiat pour Rome, et le mouvement « avec célérité » de 400 gendarmes à cheval. Laissant au colonel de gendarmerie Coste le soin de procéder à ce déplacement, le premier gendarme de France, accompagné seulement de deux sous-officiers, chevauche vers la ville éternelle où il arrive dans la nuit du 12 au 13 juin 1809 pour se présenter au général Comte Miollis, Gouverneur de la ville et des Etats Romains depuis l'avant-veille. Cet officier lui brosse un tableau des plus sombres d'une situation dont le processus de dégradation devient très préoccupant. Les bulles d'excommunication ont fait « une sensation profonde dans l'esprit public ». Le nouveau gouvernement n'a pas les moyens d'affirmer son autorité avec une garnison réduite. Désordre et brigandage s'instaurent en ville. Dans cette conjoncture, le général Radet est chargé de la Direction générale de la Police des Etats Romains. C'est le cadeau traditionnel qui est fait aux gendarmes quand, de manière irréversible, les situations sont gravement compromises… !
Radet est confronté dans les jours qui viennent aux problèmes de maintien ou de rétablissement de l'ordre qui doivent être résolus, selon les instructions, avec douceur et souplesse pour ne pas surexciter une population à l'esprit échauffé. Là-dessus, fin juin, une flotte anglo-sicilienne, mal estimée, mais « considérable », croise à l'aplomb de Rome pendant trois jours. C'est la crainte du débarquement. Pour y parer les maigres effectifs rassemblés en hâte se concentrent à Naples, cependant que la flotte ennemie s'empare des trois ports de la baie napolitaine : Capri, Ischia et Procida.

Le vide des troupes encourage les exactions. C'est l'insécurité partout. Dans Rome, où il ne reste que 500 soldats et 100 gendarmes à cheval, les fêtes de Saint-Jean et de Saint-Pierre fanatisent les habitants : on sent vraiment la révolution qui couve.
Le général Miollis songe à replier sur Spoleti et pense qu'il ne reste qu'un seul moyen pour rétablir le calme, celui d'éloigner le Pape de Rome. Il convoque Radet, le 4 juillet au matin, et lui déclare « qu'il l'a choisi pour mener à bien cette importante opération ».
Devant ce choix, un autre général qui est passé à la postérité, je veux vous parler de Cambronne, aurait sans doute manifesté vertement sa surprise par le mot incisif qui a fait sa fortune. Mais le Baron Radet, de la gendarmerie, se borne à faire les représentations réglementaires. Il exige un ordre écrit, il veut des délais suffisants et sollicite le temps de la réflexion. Il se retire dans ses appartements et s'enferme pour réfléchir. Seul avec sa conscience il n'arrive pas à se déterminer. Le Chrétien a une fois solide, des sympathies secrètes, mais vivantes, pour l'Eglise de Rome, dont le respect pour la personne du Pape était inspiré ; le Catholique fervent s'opposait au baron d'Empire, général par la volonté de l'Empereur, qui, à la tête d'une arme d'élite a prêté le serment d'obéissance.
« Le Gouverneur Miollis lui a rappelé, quelques heures auparavant, que « comme militaire nous étions essentiellement obéissants, passifs et responsables, sur notre tête, de l'exécution des ordres suprêmes qui nous étaient donnés ».
Ainsi confronté à l'alternative sans doute la plus cruelle de sa vie, il lui fallait être parjure ou sacrilège. La prière à laquelle il a recours lui inspire une réponse claire sous la forme d'un alexandrin de tragédie : « l'honneur de mes serments me dictait mon devoir ». Et il accepte l'accomplissement de cette mission historique. Il conçoit un plan qu'il soumet à Miollis et que celui-ci approuve. Tout est fondé sur le secret absolu.

Le plan de Radet

L'opération doit se dérouler dès le lendemain 5 juillet. Un bataillon de 800 Napolitains a rejoint Rome dans la nuit. Radet le consigne comme les autres troupes dans les casernes pour la journée du 5 afin d'éviter tout soupçon au Palais du Quirinal.
Le soir vers les neuf heures, les chefs militaires sont convoqués par le général Radet pour recevoir individuellement des ordres.
A dix heures les troupes sont réunies Place des Saints-Apôtres et à la caserne de la Pilotta près du Mont Cavallo. Après une inspection le général remonte chez lui avec ses subordonnés privilégiés dans cette affaire : le colonel Siry, commandant la Place, et le colonel Coste, commandant la Gendarmerie. Le Gouverneur Miollis les attend pour leur remettre l'ordre écrit « d'arrêter le cardinal Pacca et, en cas d'opposition de la part du Pape, d'arrêter aussi Sa Sainteté, et de les conduire à Florence ».
Les scrupules du général Radet ne s'accommodent pas d'un ordre conditionnel, mais le temps n'est plus aux tergiversations et le général Miollis sort à onze heures sans commentaire.
Radet un instant pense aux paroles du Christ au Mont des Oliviers : « Judas, ce que tu as à faire, fais le vite », et sans perdre de temps il rejoint la Pilotta et les Saints-Apôtres. Ce soir, c'est le silence lourd, pesant, un peu insolite pour les gardiens du Pape. L'horloge du Quirinal prend congé de la journée du 5 juillet par les douze coups de minuit.
Le général Radet met en place lui-même ses patrouilles, ses gardes, ses postes et ses détachements d'opération. Il donne les ordres aux chefs, fixe les consignes et arrête l'heure et le signal de l'assaut.
Quand, à la tour du Quirinal, sonnera le seul coup d'une heure, chacun spontanément agira selon les ordres.
Pendant ce temps le cardinal Pacca et le Saint-Père, après avoir passé une journée d'angoisse et de fatigue, veillent dans leurs appartements. Le Pape se couche très tard, le cardinal passe la nuit et ne se couche qu'aux premières heures du jour quand il croit tout danger écarté.
Pendant ce temps encore, et pour la quiétude de « ces deux prélats décrépits » comme les désigne Chateaubriand, un officier de la garde papale est en vedette sur la grande porte d'entrée du Quirinal dont il assure la surveillance.
Déjoué par cette présence d'alerte, Radet diffère l'heure d'exécution de ses ordres et guette le guetteur qui ne se sait pas surveillé. A 2 h 35, rassurée, la sentinelle rentre au Palais. Le signal est donné aussitôt. L'assaut commence.
Un détachement de 30 hommes escalade les murs du jardin, près de la grande porte, pour garder les issues de la cour de la Panneterie et les passages qui conduisent à la Sainte Chapelle. Un autre détachement de 25 hommes garde la petite porte arrière dite de Lavatojo. Le colonel Siry avec un détachement de 50 hommes pénètre par la fenêtre d'une chambre vide des communs où loge le personnel de service. Le général Radet fait placer les échelles destinées à lui permettre d'atteindre la toiture de la Daterie pour pénétrer dans les appartements pontificaux ; mais coup sur coup, les deux échelles cassent et les 40 hommes de son groupe sont au pied du mur sans autre ressource que d'utiliser la grande porte quand ce sera possible. Ce le fut assez vite par les soins du colonel Siry qui, ayant traversé la cour intérieure, parvient à la porte cochère du Palais.

La jonction des deux détachements, renforcés de 20 des 25 hommes inutiles à la petite porte que l'on avait murée, portait l'effectif d'assaut à 110 personnes. L'horloge de Quirinal sonne trois heures. Le général Radet pense qu'il s'agit du tocsin. Voyant qu'il n'en est rien, et après avoir dispersé un groupe d'ouvriers qui paraissaient vouloir se défendre, il monte aux appartements et pénètre dans l'antichambre des sanctifications où les 40 hommes de la Garde Suisse avec leur capitaine sont rangés. Il les somme de « mettre bas les armes », ce qu'ils font sans résistance, ayant reçu l'ordre du Saint-Père de s'abstenir. Gardés à vue dans leur propre Corps de garde ils laissent la voie libre.
L'alerte avait pourtant été transmise aux occupants. Dans la cour, déjà, les ouvriers avaient crié « All'arme traditori » de même que les serviteurs, réveillés par le détachement du colonel Siry, s'étaient vite rendus compte de la situation. Le valet de chambre du cardinal Pacca vient en toute hâte prévenir son maître qui se lève précipitamment et court à la fenêtre. A la vue des gens armés qui, flambeaux à la main, courent vers les portes des appartements, et d'autres gendarmes qui franchissent le mur avec des échelles pour occuper la cour de la Pannetterie, le cardinal Pacca ordonne à son neveu Jean Tiberino Pacca d'aller réveiller le Saint-Père comme il en était convenu. Vêtu de sa robe de chambre, il se rend lui-même auprès du Pape. Le souverain pontife se lève, sans émoi apparent, revêt un aumusse et une étole et passe dans la chambre des audiences où il s'asseoit.
Le cardinal Pacca y réunit quelques prélats, quelques officiers et d'autres employés de la secrétairerie qui demeurent au Palais.
Devant les portes fermées, et bien qu'il soit conduit par des familiers des lieux qu'il appelle hommes de confiance et que le cardinal Pacca appelle des « sujets rebelles » dans ses Mémoires, le général Radet est contraint d'enfoncer les portes. Il sait, en effet que, pour atteindre le cardinal Pacca qu'il a la mission d'arrêter, il lui faut traverser les appartements du Pape. Selon les témoignages, les Français brisèrent les portes à coups de hache ou frappèrent à coups répétés demandant qu'on veuille bien ouvrir au nom de l'Empereur. Soudain le bruit d'une clef qu'on introduit dans la serrure et qu'on tourne arrête les élans ; le pêne résonne et la porte s'ouvre. Le Pape a ordonné qu'on ouvre « pour éviter un plus grand désordre et quelque accident fâcheux. »
Un prélat jeune et grand, vêtu de noir, se présente au général Radet qui lui demande son nom :
« Pacca, répond-il.
Son Eminence ?
Non, son neveu.
Conduisez-moi auprès du cardinal ».
Le jeune homme s'incline et désigne, sans un mot, un corridor au bout duquel il y a une chambre éclairée et du monde debout. Le général se découvre et, chapeau à la main, pénètre le premier dans la pièce où il voit Sa Sainteté assise à son bureau, en habits pontificaux, entouré de grands dignitaires : à droite le cardinal Desping, à gauche le cardinal Pacca. Quelques officiers de gendarmerie suivent leur chef et rentrent à leur tour. Le général Radet se place en face du Saint-Père. Pendant quelques minutes il y a un profond silence.
Le général, dans une lettre rédigée le 12 septembre 1814 à Paris, écrivait pour justifier ce silence :
« que tout autre se mette dans cette position et, à moins d'avoir perdu tout sentiment moral et humain, il jugera de l'état pénible de ma situation. Je n'avais pas encore d'ordre de m'emparer de la personne du Pape ; un saint respect pour cette tête sacrée, doublement couronnée, remplissait tout mon être et toutes mes facultés intellectuelles ; me trouvant devant elle suivi d'une troupe armée, un mouvement oppressif et spontané se fit sentir de tous mes membres ; je n'avais pas prévu cet incident et je ne savais comment me tirer de là ; Que faire ? Que dire ? Par où commencer ? Voilà la difficulté de ma mission ».

Vieux soldat, bon diplomate, Radet se donne du temps. Il ordonne à la troupe de quitter la salle et de se ranger dans la salle du trône en vue de patrouilles dans le Palais pour y maintenir l'ordre. Et, subrepticement, il envoie en toute hâte le maréchal des Logis de Gendarmerie, Cardini, rendre compte au Gouverneur et demander ses ordres. En attendant son retour, il fait ranger les officiers et les sous-officiers près de lui pour former une haie. « Ils entrent avec la plus grande honnêteté, le chapeau à la main, et s'inclinent devant le Pape ». Au bout de cinq minutes Cardini revient et transmet en secret l'ordre du général Miollis « d'arrêter le Pape avec le cardinal Pacca et de les conduire incontinent hors de Rome ».
Pâle, mais maître de lui, Radet inspire profondément et s'avance respectueusement très près du Pape, tenant son chapeau d'une main et l'autre main sur sa poitrine. Il s'incline et dit d'une voix tremblante :
« Autant il en coûte à mon coeur de remplir près de Sa Sainteté une mission douloureusement sévère, autant mes serments et mes devoirs sacrés m'en imposent l'obligation ».
A ces mots, le Pape se lève, regarde le général et avec une dignité attendrissante, mais fermement interroge en ces termes : « Pourquoi venez-vous à cette heure troubler mon repos et ma demeure ? Que voulez-vous ? ».
« Très Saint-Père, je viens au nom du gouvernement, réitérer à Votre Sainteté de renoncer officiellement à sa souveraineté temporelle ».
Sans se déconcerter le Pape dit alors :
« Je n'ai agi, dans tout ce que j'ai fait, qu'après avoir invoqué les lumières de l'Esprit Saint. Si vous avez cru devoir exécuter les ordres de l'Empereur parce que vous lui avez prêté serment de fidélité et d'obéissance, vous comprendrez comment nous devons soutenir les droits du Saint-Siège auxquels nous sommes liés par tant de serments. Nous ne pouvons renoncer à ce qui ne nous appartient pas ; le domaine temporel appartient à l'église romaine et nous n'en sommes que les administrateurs. Vous me taillerez plutôt en pièces que de me faire rétracter ».
Le général Radet supplie le Pape d'éviter toute révolte qui dégénérerait infailliblement en massacre, ce dont convient Pie VII, qui se plaint « d'être loin de s'attendre à voir tant de maux et d'être traité avec autant de mépris et d'ingratitude par le Chef d'une nation aimable, auquel il avait donné de si grandes preuves de son affection particulière ».
« Je sais que l'Empereur a beaucoup d'obligation à Sa Sainteté », dit le général Radet. « Plus que vous ne croyez », reprit le Pape d'un ton expressif.
Devant les marques de déférence et les protestations de révérence à l'endroit du Souverain Pontife, de la religion catholique et romaine, le Pape dit au général Radet : « Au surplus, je lui pardonne à lui et à tous ».
Plus assuré par cette conversation d'une solennelle gravité, le général, pressé par le temps, déclare finalement au Pape qu'il a l'ordre de l'emmener hors de Rome. Le Pape répond alors : « puisqu'il en est ainsi, je cède à la force mais vous m'accorderez bien, à moi et aux personnes qui doivent me suivre, deux heures pour faire nos préparatifs de voyage ».

Prié de dresser la liste de ses accompagnateurs, le Pape s'assied alors à son bureau, rédige et tend le papier que Radet confie publiquement à l'officier de gendarmerie nommé Defilippi pour qu'il aille consulter le Gouverneur. Dix minutes après l'officier de retour rend réponse à haute voix : « L'ordre de son Excellence le général est que le Pape et le cardinal Pacca partent à l'instant avec le général Radet, les autres suivront après ».
Sans parler, le Pape se lève, souffrant, et le général Radet s'avance pour le soutenir par les bras ; le cardinal Pacca est prié de se préparer au départ par un officier de gendarmerie présent qui l'accompagne, au travers de la Chambre du Pape, jusqu'à sa propre chambre pour s'habiller car il était en simple soutane.
En soutenant le Pape, la main du Prélat se trouve par hasard dans celle du général Radet qui, ne pouvant résister au sentiment de vénération, baise pieusement cette main sainte ainsi que l'anneau pontifical. Dans cet élan, il invite secrètement le Pape, avec lequel il est seul dans la chambre, à confier à qui il le voudrait secrets, ordres et choses précieuses s'il le désire. Le Pape répond, et ce furent ses ultimes paroles au Quirinal : « Quand on ne tient pas à la vie, on est loin de tenir aux biens de ce monde ».
Pendant ce temps le cardinal Pacca accompagné de deux officiers de gendarmerie revêt ses habits, son rochet et son aumusse, pensant se rendre à la Maison Doria, résidence du Gouverneur Miollis. Quand il sort de sa chambre, le Pape est parti sans qu'on laisse le temps à son valet de chambre de mettre dans une valise un peu de linge pour le voyage. Accompagné du colonel Coste commandant la Gendarmerie Romaine, le cardinal rejoint dans les appartements, le Pape qui, donnant le bras au général Radet, marche avec peine sur les portes brisées et les échelles renversées avant de traverser la grande cour. Arrivé à la grande porte le Pape s'arrête et bénit Rome. Il était quatre heures moins cinq minutes note le général Radet (on reconnaît là le gendarme) et la troupe reçoit la bénédiction du Saint-Père avec un saint respect. Il n'y a personne aux fenêtres ni sur la place.
Le spectacle est profond, d'un apparat militaire calme, immobile, caractérisé par l'audace et la vénération.


Le départ vers l’exil

Photographie de la tabatière offerte par Pie VII au général Radet le 6 juillet 1809.La voiture du général Radet est là, il s'agit d'une « Bastarda ». Il est difficile de savoir qui y monta le premier : Pacca, selon Radet, puis le Saint-Père aidé par lui : le Pape pour Pacca.
Le général confie le Quirinal au colonel Coste, monte sur le siège, et le Chef Cardini se place à son côté. Ordre est donné au cocher de se diriger vers la Porta Pia par la Porte Salara puis, le long des murs, hors la porte du peuple. Pendant cette tournée de remparts la bastarda, escortée de gendarmes, ne cesse de croiser des troupes en patrouille.
Le général Radet a retrouvé un peu plus de quiétude, il fait arrêter la voiture au franchissement de la porte du peuple qui était fermée comme toutes les autres. C'est le changement d'équipage : on prend la poste. Pendant qu'on dételle, Radet essaie de dédramatiser la situation. Il parle à Sa Sainteté, il s'inquiète de sa santé et de ses besoins. En particulier, il offre des provisions de voyage qu'il avait fait préparer pour les deux prélats. Le Pape reproche avec douceur au général Radet le mensonge qu'il avait fait en disant qu'il allait le conduire auprès du Gouverneur, ce qui n'était pas le cas, et répond à son offre : « Je suis bien. Notre Seigneur a bien autrement souffert ».
Ici interviennent deux anecdotes significatives des dispositions d'esprit et de coeur de l'Inspecteur Général de la Gendarmerie. Alors que le Pape ouvre sa tabatière de tabac fin dont il ne reste que deux prises, le général se fait un devoir de remplir la boîte vide « ce qui parut flatter le Saint-Père qui n'avait songé à rien prendre ». Et, en attendant le départ, subordonné aux ordres du général Miollis qu'un membre de l'escorte était allé solliciter, le Pape demande au cardinal Pacca s'il a de l'argent avec lui et tire de sa poche, un pepetto, une petite pièce d'argent, cependant que le cardinal trouve au fond de sa bourse un grosso. Malgré la situation d'affliction et de douleurs des deux prélats ne peuvent s'empêcher de rire. En effet, c'était cocasse de voir le Saint-Père en aumusse et étole montrer une piécette d'argent en disant : « De toute ma souveraineté, voyez ce que je possède maintenant ». Récidivant dans son geste de bonté filiale, le général Radet sort de la poche du siège de sa voiture un sac rempli d'or et d'argent et l'offre à Sa Sainteté en lui demandant de le prendre pour ses aumones car, cette somme lui étant personnelle, il lui est agréable de la lui offrir. Ce dont le Premier ministre, en camail, rochet et aumusse, s'empare lestement dès que le Pape a acquiescé, au départ de la voiture à la sortie de Radicofani. Pour le remercier, Pie VII offrit au Baron Radet une tabatière en écaille avec miniature le représentant.
Juste avant le départ, un officier envoyé du Quirinal vient rendre compte que des sbires ont été surpris en train de piller la Sainte Chapelle. L'auteur principal ayant pu être arrêté le général prescrit la traduction immédiate du coupable devant un Conseil de Guerre.
Le Pape intervient dans cette décision pour faire observer qu'il s'agit d'un sbire, car dit-il « un soldat français n'aurait pas commis un tel crime ».
Sa Sainteté, toujours mue par un sentiment d'ineffable bonté, demande au général si l'événement a nécessité que le sang soit répandu. « Pas la plus petite goutte » répond Radet. « Dieu soit loué » dit le Saint-Père. On notera ici une petite distorsion avec le récit du cardinal Pacca qui fait sienne la réponse à la question du général, une réponse amère provocante et probablement mensongère, compte tenu de l'idée que je me fais de cette éminence italienne, vaniteuse, vindicative et très temporelle « quoi ! lui répondis-je, étions-nous donc dans un fort pour faire résistance ? ».

Qui fut responsable de l’enlèvement

Une inévitable et interminable polémique s'est élevée au sujet de l'ordre d'enlèvement du Pape. S'agissait-il, vraiment, d'une décision expresse de l'Empereur ou d'une initiative locale romaine et, dans ce cas, à quel niveau : celui du général Gouverneur Comte Miollis ou du général de Gendarmerie Radet ?
En fait, c'est un mauvais procès qui a été intenté au gendarme qui se trouvait être, dans cette conjoncture très difficile, le général moins ancien dans le grade le moins élevé. Il est humainement intéressant de discriminer les responsabilités de chacun ; en tout cas, le tribunal de Dieu ne s'y trompera pas !
En dépit des dénégations réitérées de Napoléon dans la période qui a suivi l'enlèvement, l'ordre d'arrestation émane bien de lui.
– Dans une lettre au roi de Naples le 12 juin 1809 écrite de Schoenbrunn : « Il faut agir à Rome comme j'agirais avec le cardinal archevêque de Paris – on doit parler au Pape clair ».
– Au même roi de Naples le 14 juin 1809 : « Si le Pape, contre l'esprit de son état et de l'Evangile, prêche la révolte et veut se servir de l'immunité de sa maison pour faire imprimer des circulaires, on doit l'arrêter. Le temps des scènes est passé. Philippe Le Bel fit bien arrêter Boniface et Charles Quint tint longtemps en prison Clément VII et ceux-là avaient fait encore moins ».
– Au général Miollis le 19 juin 1809 : « Vous ne devez souffrir aucun obstacle… vous devez faire arrêter même dans la maison du Pape tous ceux qui traîneraient… ».
– Dans une lettre du 8 juillet 1809 le roi de Naples écrit à l'Empereur : « Conformément aux ordres de Votre Majesté, que j'avais transmis à Miollis, le Pape et le cardinal Pacca ont été arrêtés hier matin et dirigés sur Florence… Sire nous voilà débarrassés d'un très mauvais voisin… ».
Ceci est confirmé par :
– M. Vatout, auteur du livre « Conversations religieuses de Napoléon qui écrit : L'ordre autographe avec lequel agit le général Miollis existe à Paris ; il est signé Murat, de la main de Madame Murat, reine de Naples ».
– Le vicomte de Meaux dans son livre « Pie VII et Napoléon » affirme lui aussi que « des lettres de Napoléon à Murat des 17 et 19 juin 1809 autorisaient éventuellement, mais formellement, cette arrestation ».
Le Gouverneur Miollis qui doit exécuter cet ordre redoutable n'a pas le choix de l'officier qui passera à l'action ; le général Radet a été envoyé à Rome par l'Empereur avec les forces nécessaires pour cette opération.
La seule initiative du général Miollis est celle de la détermination du moment. Ce sont d'ailleurs les concertations répétées entre Miollis et Radet sur l'opportunité de la date qui ont pu faire croire, selon les historiens, que Miollis se montrait hésitant ou Radet empressé. Quoi qu'il en soit, le Gouverneur a bien donné son ordre.

En fait quatre ordres ont été donnés à Radet pour exécuter sa mission au Quirinal :
– Le premier ordre, verbal, prescrit à Radet d'éloigner le Pape de Rome.
– Le deuxième, écrit, a été remis à minuit à Radet sur sa demande expresse (cet ordre conditionnel porte la marque d'une rédaction hâtive).
– Le troisième, verbal, est rapporté en secret à Radet par le maréchal des Logis Cardini ; il prescrit l'arrestation de deux prélats.
– Le quatrième, verbal, exprimé à haute voix par l'officier de gendarmerie Filipi en présence de tous les assistants, exige le départ immédiat de Rome du Pape et du cardinal.
Que conclure de l'analyse des documents qui relatent cette importante question : voici une approche qui doit cerner la vérité d'assez près :
– L'idée d'arrêter le Pape et de l'éloigner de Rome est en filigrane de la pensée de Napoléon depuis toujours. Elle s'est concrétisée sous forme d'une décision de principe au cours des années 1808-1809 au lendemain de la réunion des Etats Pontificaux à l'Empire.
– En juin 1809, elle prend la forme d'ordres écrits et se traduit par des dispositions pratiques tendant à transférer le Pape à Paris (déménagement d'archives pontificales de Rome à Paris, ordres de transfert des cardinaux et généraux d'ordres, etc…). Dans le même temps les troupes de gendarmerie sont acheminées sur Rome pour donner à Miollis les moyens nécessaires à l'opération.
– Du 4 au 6 juillet 1809 le roi de Naples et le général Miollis préparent la déposition du Pape.
– Le 5 juillet 1809 le général Radet et le général Miollis arrêtent conjointement les détails de l'arrestation, compte tenu d'un contexte politico-social dégradé.
– Dans la nuit du 5 au 6 Radet remplit sa mission.
– L'Empereur est obéi. Ce qu'il espérait à peine est arrivé. Il lui faut maintenant donner à son irréversible audace un contexte diplomatique acceptable. C'est pourquoi il feint l'étonnement et même l'irritation devant l'événement qu'il a lui-même ordonné.
Au ministre de la Police : « Je suis fâché qu'on ait arrêté le Pape : c'est une grande folie. Il fallait arrêter le cardinal Pacca et laisser le Pape tranquille à Rome : mais enfin il n'y a pas de remède ; ce qui est fait est fait… ».
A Cambacérès : « C'est sans mes ordres et contre mon gré qu'on a fait sortir le Pape de Rome. C'est encore sans mes ordres et contre mon gré qu'on le fait entrer en France. Mais je ne suis instruit de cela que 10 à 12 journées après que c'est exécuté… ».
Au général Miollis : « Quoique je n'ai point ordonné que le Pape fût éloigné de l'Etat Romain, j'ai tant de confiance dans votre dévouement et dans votre zèle pour le bien de mon service, que j'approuve la mesure que vous avez prise… ».
C'est déjà la comédie qui succède à la tragédie !

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
305
Numéro de page :
9-14
Mois de publication :
05
Année de publication :
1979
Année début :
1809
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