Les ports militaires français du Premier au Second Empire

Auteur(s) : LÉVÊQUE Pierre
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Si, dans de nombreux domaines, le Second Empire se veut l’héritier du Premier, on ne peut que s’interroger sur la continuité de l’organisation, les réalisations et le rôle des ports militaires. En un demi-siècle, ces ports ont connu des mutations considérables.

Une nouvelle organisation

Lorsque Bonaparte arrive au pouvoir les ports militaires souffrent d’un dénuement extrême. Brest nous fournit l’exemple le plus frappant. Un citoyen de cette ville écrit au munitionnaire général des vivres de la marine en mars 1800 : « Nous vivons au jour le jour et le samedi soir nous ignorons si nous aurons du pain pour le lundi. » Les commandants d’escadre sont incapables d’appareiller et Bruix, nommé à la tête de l’escadre de Brest, se plaint au ministre : « À mon arrivée il n’y avait pas un écu à leur distribuer. Je les ai trouvés nus de la tête aux pieds entièrement découragés et désespérés de l’abandon dans lequel ils sont laissés […]. Sans doute vous avez été trompé et vous vous êtes trompé, citoyen ministre […] j’écris par le même courrier au Premier consul et je ne lui cacherai rien. » La réponse du ministre ne fait que confirmer l’immense misère de la marine : « Des besoins plus urgents et l’insuffisance des ressources ont empêché le gouvernement de distribuer à l’armée navale les fonds qui lui étaient nécessaires […]. Vous n’avez sous les yeux que les besoins d’un seul port et je reçois de tous les ports où la marine a des établissements le récit affligeant de la détresse qui accable les officiers et matelots. »

Le nouveau pouvoir se doit d’assainir la situation financière. Les ports recevront des fonds pour les soldes, pour les salaires des ouvriers, pour les fournisseurs. Il convient cependant de noter que tout au long de l’Empire les versements seront quelquefois irréguliers et insuffisants. Le Consulat oeuvre également à une réorganisation administrative. Le territoire est divisé en six préfectures maritimes, Dunkerque, Le Havre, Brest, Lorient, Rochefort et Toulon. Chacun des préfets maritimes exerce des responsabilités techniques, administratives et militaires secondé par un chef des mouvements, un ingénieur-constructeur et d’autres administrateurs. Sous leur autorité, dans les ports secondaires comme Saint-Malo, Nantes ou Bayonne, un commissaire dirige l’administration de la marine avec quelques auxiliaires.

La marine a tendance à se considérer chez elle dans les ports comme à Brest, au grand désespoir du commissaire de police Chépy qui, en 1810, se sent bien impuissant face au préfet maritime : « C’est avec l’épée que M. Cafarelli tranche ici tous les noeuds gordiens. La morgue de son corps est pour lui un utile auxiliaire. » À Toulon, les conflits sont aussi violents avec les sous-officiers du 2e régiment d’infanterie dont le colonel demande, lui aussi, que cesse la morgue de la marine. Les relations ne sont pas toujours excellents entre les marins eux-mêmes, en particulier entre les commandants d’escadre et les préfets. Le cas le plus spectaculaire est celui du vice-amiral Allemand au caractère exécrable qui se plaint au ministre de Martin à Rochefort en 1809, d’Émeriau à Toulon en 1810 puis de Daugier à Lorient en 1812. Ce n’est pas le seul cas. À Boulogne, à l’été 1811, le préfet Bonnefoux demande sa retraite car il ne supporte plus les empiètements du contre-amiral Baste qui commande la flottille. « En un mot, Monseigneur, il m’est impossible de faire plus longtemps le bien dans la place que j’occupe, d’y exécuter vos ordres et d’y remplir vos vues d’ordre et d’économie. Je ne veux pas donner pour la première fois de ma vie l’exemple scandaleux d’une lutte aussi contraire au bien du service qu’honteuse pour la marine ; mais je ne veux pas être traité comme le serait un bailly dans un pays conquis par des troupes victorieuses. J’ai été placé ici pour soigner et défendre les intérêts du gouvernement, pour obéir à vos ordres, je ne me mêle en rien de tout service qui n’est pas le mien et je trouve juste que personne ne se mêle de ce qui me concerne uniquement parce que je suis uniquement responsable parce que telle est la loy, telles sont enfin les instructions de Votre Excellence. »

Des difficultés importantes

Les conditions naturelles ne sont pas favorables. La sortie de Brest est difficile dans un région où les vents d’ouest prédominent. À Lorient, lorsque les vents et la marée permettent aux vaisseaux de Port-Louis d’appareiller, ils interdisent la même manoeuvre à ceux de Penmarch. Le chenal de l’avant-port du Havre n’a que 16 pieds de profondeur et il faut construire des écluses pour permettre le passage des frégates. Rochefort, où les fièvres sévissent pendant plusieurs mois, est bien loin de la mer. Il faut des cordelles de 500 hommes pour faire remonter la Charente aux vaisseaux et les conduire en rade. La barre de Bayonne est difficile à franchir et, entre Nantes et la mer, la Loire s’envase régulièrement. Si Toulon possède une rade magnifique, ce n’est qu’en septembre 1811, soit plus de dix-huit ans après les combats de 1793, que le port est définitivement dégagé. « J’ai l’honneur de rendre compte à Votre Excellence que l’ancienne galère nommée le Hazard, dernière carcasse du port en a été retirée, et qu’elle est, en ce moment, échouée à Castineau » écrit le préfet L’Hermitte. Reprenant les travaux débutés sous Louis XVI, Napoléon fait entreprendre à Cherbourg qu’il visite en mai 1811 des travaux considérables. Le port est inauguré en août 1813, en présence de Marie-Louise, mais son activité est encore limité et on est loin des projets impériaux si l’on se réfère, mais la prudence s’impose, au Mémorial. « J’étais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Égypte […]. Mon grand projet était de rassembler à Cherbourg toutes nos forces maritimes ; et, avec le temps, au besoin, elles eussent été immenses afin de pouvoir porter le grand coup à l’ennemi. »

Par delà les conditions difficiles, les ports sous l’Empire sont soumis à un très sévère blocus anglais. En 1799, les convois sont bloquées à Nantes, Paimpol, Saint-Malo ou Lesvenen. Le mauvais état des chemins (sur 71 voitures parties de Quimper, 22 ont été brisées), ne permet pas un ravitaillement régulier. Sept ans plus tard, le préfet maritime de Brest confirme la mainmise anglaise. « Toute communication entre Quimper et Lorient est interdite et ne pourra se rétablir tant que les ennemis suivront le même système […]. C’est folie que de vouloir faire naviguer des bâtiments de Bénodet à Brest. » Le préfet maritime de Toulon fait la même constat après la dispersion d’un grand convoi venant d’Agde et de Sète en 1811. « La présence continuelle de l’ennemi devant les ports de La Ciotat, Bandol et Sanari et aux approches de celui de Toulon met un obstacle insurmontable au passage de nos caboteurs et à l’arrivage de munitions et denrées qui nous viennent du Rhône et du port du Languedoc. » Ce blocus empêche pratiquement toute sortie d’escadres ou de bâtiments isolés. Il perturbe considérablement l’activité de ports qui sont aussi des lieux de construction, de réparations et d’armement.

Les travaux sont effectués directement dans les arsenaux ou confiés à des entrepreneurs privés ou à des associations d’ouvriers après adjudications. La marine emploie près de 20 000 ouvriers civils en 1803 auxquels il faut ajouter plus de 2 000 ouvriers militaires de la marine en 1806 et les bagnards. Ces chiffres sont un maximum et baisseront sans cesse pour parvenir à 9 000 ouvriers civils et 1 300 militaires en 1814. En effet, le souci d’économie conduit à des licenciements, quitte à réengager quelques mois plus tard lorsque le besoin s’en fait sentir. Au plus fort de l’activité, en 1803, Brest emploie le plus grand nombre d’ouvriers, 7 228, suivi de Toulon, 4 027, de Rochefort, 3 277 et de Lorient 1 516 et de Cherbourg 1 435.

Les effectifs sont nombreux car l’arsenal joue un rôle éducatif et social. À Rochefort, il emploie « un grand nombre d’enfants pour former des remplaçants aux ouvriers. La justice et la commisération imposent également de conserver quelques vieillards. » À Brest, « hors du port, l’ouvrier ne trouve point de travail, la misère est grande et il est à craindre qu’elle devienne encore plus grande par la cherté progressive des denrées de première nécessité » écrit le préfet Caffarelli en 1810. Lieu clos, dont les issues sont contrôlées par des gardiens ou des gendarmes, l’arsenal obéit à des règles strictes. Pendant l’hiver, du 1er novembre au 1er mars, les travaux de l’arsenal se déroulent selon un horaire différent de celui qui a cours en été. La cloche sonne à 7h45 « pour que l’embauche ait lieu à 8 heures précises. La débauche s’effectue à 3 heures de l’après-midi » rapporte Martin, préfet maritime de Rochefort au ministre en 1805.

Tous ces travaux permettent la construction de nombreux bâtiments dont la répartition est significative. En 1805, l’escadre la plus importante, vingt-cinq vaisseaux, stationne à Brest alors que dix se trouvent à Toulon et cinq à Rochefort. La place de Brest ne cesse de diminuer au détriment de Toulon, vingt vaisseaux contre cinq en 1811, alors qu’à cette date, on dénombre deux vaisseaux à Cherbourg et six à Rochefort. Surtout, l’équilibre des forces se trouve modifié par le développement des ports du Grand Empire.

Le Grand Empire

En Italie, Gênes est utilisé comme centre de constructions mais doit laisser la place, à partir de 1808 à La Spezia. L’Empereur, roi d’Italie, fonde de grands espoirs sur Venise. Caffarelli, ministre de la Guerre et de la Marine du royaume, accueille avec ferveur un tel plan reprenant la formulation impériale : « La construction simultanée de 8 à 10 vaisseaux à Venise et de les en faire sortir comme par enchantement est une de ces conceptions dignes du règne de Sa Majesté. » Cependant, l’entrée du port est telle — dix à douze pieds d’eau —, qu’elle est interdite aux vaisseaux et il faut utiliser des chameaux sur le modèle hollandais. En 1809, Trieste complète ces ports impériaux. Il convient d’y ajouter la présence de flottilles en mer du Nord et en Baltique à partir de 1810 ainsi que l’annexion des ports d’Amsterdam et du Texel en Hollande. Mais la grande affaire demeure l’aménagement d’Anvers, ce « pistolet braqué sur le coeur de l’Angleterre ». Celui-ci est l’oeuvre de Malouet, commissaire puis préfet maritime jusqu’en 1810. En 1808, dix vaisseaux sont sous les ordres de l’amiral Missiessy, l’escadre en comptera vingt et un en 1812. Si tous les projets impériaux ne furent pas réalisés, les travaux sont considérables avec l’édification d’arsenal, de bassins à flots. Mais, comme les autres ports, Anvers souffre du manque d’ouvriers qui sont pourtant plus de 3 800 en 1811 auxquels il faut ajouter 2 500 ouvriers militaires. Le port est également touché par un blocus sévère qui limite les approvisionnements, en particulier en bois. De plus, « il est bien reconnu que la navigation de l’Escaut pour les grands bâtiments est difficile en raison de la multiplicité des bancs et du peu de largeur des passes […]. Les variations des bancs sont si fréquentes dans l’Escaut qu’elles échappent aux observations » comme le reconnaît Malouet en 1806. Enfin, les rigueurs de l’hiver contraignent l’escadre à rentrer aux bassins de novembre à mars.

Dans tous ces ports, les Français se heurtent aux habitudes locales. « L’arsenal de Venise était l’asile de tous les individus qui désiraient y être admis et le plus simple employé fesait [sic] facilement admettre ses parents, ses enfants en bas âge et même des femmes. Tous mes efforts tendent à porter la lumière et l’esprit d’ordre dans les dépenses et l’emploi des matières et d’établir sur-le-champ les formes conservatrices par les ordonnances et les règlements français » note Bertin, commissaire général de la marine du royaume d’Italie en 1807. À Amsterdam, le préfet hollandais Vanderheim a d’ailleurs des difficultés pour s’adapter aux usages de sa nouvelle patrie. « Sans agent, longtemps sans argent, sans magasins, sans marché, en outre contrarié par des forces inconnues, il est physiquement impossible qu’un service marche comme celui établi de longue main où chacun connaît sa partie. » Dans la même lettre, le préfet rappelle que, depuis longtemps, il demande « un homme instruit dans la routine et les formes françaises ».

L’ouverture des ports sous le Second Empire

Le territoire du Second Empire, sans comparaison avec celui du Premier, ne comprend plus les ports italiens, allemands, illyriens, hollandais et surtout le grand arsenal d’Anvers. Si, depuis l’Ancien Régime, les ports et arsenaux apparaissaient comme les plus grands ensembles industriels, sous le Second Empire, poursuivant l’évolution commencée sous les régimes précédents, ils vont connaître d’importantes mutations qui se caractérisent par le désenclavement, la mécanisation et l’expansion des superficies.

S’il est un port où Napoléon III poursuit l’oeuvre de son oncle, mais aussi de la monarchie, il s’agit de Cherbourg. Après soixante-neuf ans de travaux, la digue est terminée et résistera à la formidable tempête de 1866. En 1858, en présence de Victoria et d’Albert, Napoléon III peut inaugurer le bassin qui porte son nom, plus vaste ouvrage hydraulique du monde, ses sept cales de construction, ses quatre formes de radoub. Brest est handicapé par un chenal étroit pour passer de la rade au port, par une organisation où se mêlent port de guerre et de commerce. À ces difficultés s’ajoute le problème du ravitaillement en charbon depuis que le gouvernement a ordonné de n’utiliser que le charbon du Massif Central pour ne plus dépendre du Royaume-Uni. La visite de Napoléon III en 1858 accélère les travaux. Brest est désenclavé par la construction du canal de Nantes et surtout par l’arrivée du chemin de fer, dans la ville en 1864, au quai Tourville en 1869. La Penfeld peut être franchie par un pont construit par Schneider, pont de deux volées de 750 tonnes et de cinquante-trois mètres qui pivotent grâce à un cabestan actionné par quatre hommes. Pour faciliter la sortie du port, la roche la Rose qui divisait le chenal en deux parties est arasée. Port de fond de rade, Lorient est d’un accès difficile. Des travaux importants permettent d’en limiter l’envasement. Rochefort souffre de son éloignement de la mer à laquelle le port est relié par une Charente difficilement navigable et inutilisable pour les bâtiments de plus de 6,70 m de tirant d’eau. Aucun projet d’amélioration ne peut être réalisé. Au port, un bassin est construit, malgré les difficultés liées à la vase, mais il est destiné à des bâtiments pouvant descendre la Charente : les grands navires sont donc exclus. Rochefort est relié au chemin de fer d’Orléans et, comme dans les autres ports, l’arsenal est irrigué par un réseau de voies ferrées. Toulon ne connaît pas tous ces problèmes, sa vaste rade étant une des plus belles de Méditerranée. Dans l’ancien port, la petite rade est approfondie : son désenclavement tient à la liaison avec le chemin de fer du PLM dont une déviation aboutit directement à l’immense parc à charbon.

Modernisation et extension

Le Second Empire se trouve confronté à un vaste défi. Les ports et arsenaux doivent faire face à une véritable révolution. Le développement industriel métamorphose la marine. Le métal supplante le bois, les progrès technologiques contraignent à des constructions rapides au risque de devenir obsolètes. Les navires deviennent de plus en plus grands : leur construction est mécanisée, des bassins de radoub doivent être plus nombreux et plus grands pour des contrôles plus fréquents des hélices et des cuirasses sans négliger le maintien des activités traditionnelles dans une marine qui comporte encore des bâtiments à voile ou mixte. Il faut également construire des bâtiments, des hôpitaux pour les marins et les ouvriers. Les ports vont donc connaître un agrandissement et une modernisation considérables. Les travaux suivent la conclusion de la commission parlementaire de 1849 qui réservait la construction des vaisseaux à Brest, Toulon et Cherbourg, Rochefort et Lorient se spécialisant dans les bâtiments légers. À la suite du rapport de l’amiral Hamelin en 1857, les objectifs à atteindre en 1869 sont fixés et les crédits définis. Sur les 140 825 000 francs, Toulon doit en recevoir 37 %, Cherbourg 35 %, Brest 13 %, le reste étant réparti entre Lorient et Rochefort. Dans les faits, Cherbourg recevra les fonds les plus importants et la part de Brest sera réévaluée.
Mécanisation de la production et agrandissement vont donc de pair. À Toulon, on construit l’atelier des grandes forges. Surtout, on aménage de nouveaux arsenaux. Le Mourillon, autrefois dépôts et fosses d’immersion des bois, est consacré aux constructions des bâtiments neufs. Les travaux ont débuté en 1836 mais reçoivent une véritable impulsion sous l’Empire. Cinq machines à vapeur sont installées dans un atelier de 7 000 m2 . Cinq scieries à vapeur et des grues sont mises en place. Trois bassins de radoub, dont l’un de 100 m de long sur 30 de large et 10 de profondeur sont construits au Castigneau. Les machines permettent de les vider en quelques heures alors qu’il fallait auparavant trois jours aux forçats. La cheminée des ateliers, 72 m de haut sur 12 de diamètre, est la plus haute d’Europe. Un troisième arsenal, celui de Missiessy, reçoit trois formes de radoub. En quelques années la superficie du port a doublé.

À Brest, les ateliers sont vétustes, les formes trop petites et trop peu nombreuses. La marine parvient enfin à atteindre un but qui lui tenait à coeur depuis des siècles : la construction d’un nouveau port de commerce permet d’exclure les civils des rives de la Penfeld et d’agrandir l’arsenal. La montagne du Salou, sur un méandre de la Penfeld, est arasée aux prix de travaux gigantesques ce qui permet la construction de deux formes mais celles-ci ne sont pas assez profondes. Dans l’ancien arsenal, une grande forme est construite et les difficultés sont surmontées en utilisant un caisson rempli d’air comprimé. La corderie est mécanisée tout comme la scierie. Par exemple, l’utilisation de machines pour la confection des moulures permet un gain de 200 % sur le travail à bras. Sur la rive droite, à Recouvrance, deux formes de 125 m et de 92 m sont édifiées. Huit pompes à vapeur sont actionnées par deux machines à vapeur de 120 cv. Dans les ateliers machines, les marteaux-pilons se multiplient. Avec neuf formes de radoub et douze cales de construction, Brest est l’arsenal le plus important du Second Empire.

À l’inverse de Brest et Toulon, l’arsenal de Cherbourg n’est pas corseté dans un ensemble urbain. Sur 97 ha, la marine peut s’étendre à son gré. Le réseau ferré intérieur est relié au chemin de fer de l’Ouest, l’éclairage au gaz est installé, un aqueduc permet le ravitaillement en eau, d’immenses grues facilitent les travaux. Les ateliers de sciage mécanique, des grandes forges, de la grosse chaudronnerie, de l’ajustage, le magasin général sont installés rationnellement car ils ne dépendent plus d’installations antérieures. En 1866, l’arsenal dispose d’une force motrice de 1 426 cv. Le magasin des subsistances, long de 293 m, peut fabriquer 48 000 rations de pain en vingt-quatre heures, contient un abattoir, un magasin de salaisons, une cave où sont entreposées 5 400 barriques de 220 l.

Autour des quatre cales de construction de Lorient, les ateliers sont regroupés, agrandis, mécanisés. La seule forme de radoub existante est agrandie et une seconde de 155 m est construite. Comme dans les autres ports, des marteaux pilons sont installés et l’arsenal est relié au réseau ferré. Cependant, la topographie contraint à avoir un second site de production, les ateliers du Caudan étant séparés de l’arsenal. Chacun des deux sites est autonome. Les ateliers de Rochefort sont regroupés et modernisés. Le souci hygiéniste de l’époque se remarque dans le soin apporté à l’aération et à la lumière, dans la mise au point d’un « appareil fumivore » pour absorber les fumées de la fonderie et d’un égout souterrain. La fabrication des cordages étant concentrée à Brest, la magnifique corderie n’est plus utilisée.

Une nouvelle hiérarchie

Le principal port d’armement est Toulon avec le quart des bâtiments armés sous le Second Empire ce que reflète, après les guerres de Crimée et d’Italie, les expéditions de Chine ou vers les colonies. Brest suit de peu alors que Cherbourg et Lorient arment chacun environ 16 % des bâtiments. Rochefort détient la dernière place avec 10 % des armements. L’importance de chaque port apparaît en étudiant le nombre de bâtiments expédiés à chaque expédition. Au cours de la guerre de Crimée, Rochefort arme trois vaisseaux, mais ce sont des vaisseaux à voile transformés en mixtes, et quelques corvettes. L’expédition de Chine ne compte qu’une seule frégate de Rochefort. Lorient joue un rôle plus important en armant une frégate lors de la guerre d’Italie, cinq vaisseaux et quatre frégates pour la Crimée et un vaisseau pour la Baltique mais ne participe pas aux autres expéditions. La montée en puissance de Cherbourg se confirme au long du règne. Cinq vaisseaux, une frégate et une corvette participent aux opérations italiennes, trois vaisseaux, une frégate et cinq corvettes partent en Crimée puis, dans un premier temps, deux vaisseaux et deux frégates appareillent pour le Mexique suivis par trois vaisseaux et deux frégates. Ces trois ports jouent néanmoins un rôle secondaire face à Brest qui envoie dix-huit vaisseaux en Crimée et douze pour les expéditions de Chine, d’Italie et du Mexique. Toulon participe à ces opérations : deux vaisseaux et une frégate pour l’Italie, un vaisseau et neuf transports pour la Chine, sept vaisseaux, quatre frégates et trois transports pour la Chine. C’est au cours de la guerre de Crimée que le port a connu sa plus grande activité. On a calculé que 1 791 bâtiments de tout rang avaient franchi le goulet.
Pour les constructions, Brest occupe de peu le premier rang devant Toulon et Lorient, Cherbourg et Rochefort ayant des productions inférieures. Une hiérarchie peut être dressée en utilisant le nombre de chevaux vapeurs construits dans chaque port. Sous le Second Empire, 187 bâtiments ont été construits représentant une puissance de 62 660 cv à laquelle il faut ajouter les 16 980 cv des bâtiments à voile transformés. Avec 20 250 cv, Brest est le port de construction le plus important suivi de Toulon (17 800 cv) talonné par Lorient (17 630 cv). La montée en puissance de Cherbourg se traduit par des constructions équivalentes à 13 315 cv. Avec 10 745 cv, Rochefort occupe le dernier rang.

Des centres industriels d’État

Pour ces travaux, la marine emploie 25 700 personnes, soit le double du personnel des entreprises Schneider. Le système des levées d’ouvriers qui fournit des ouvriers inscrits attachés au arsenaux, souvent de père en fils, perdure. Les avancées technologiques nécessitent l’appel à des ouvriers spécialisés, en particulier dans le travail du fer mais les ajusteurs, chaudronniers ou forgerons ne sont guère attirés par les faibles salaires de la marine et l’organisation militaire des arsenaux. L’ouverture de l’arsenal, notifié par un coup de canon, a lieu à 4 heures du 16 avril au 31 août, à 6h45 du 16 décembre au 15 janvier avec des changements progressifs. La cloche donne le signal de l’appel. La journée est coupée de deux pauses à 9 heures et à midi. Selon la saison, la journée se termine entre 16h15 et 18h30. En moyenne, la journée de travail est de dix heures, inférieure à ce qu’elle est dans l’industrie privée et les ouvriers travaillent de 306 à 308 jours par an. Fumer est interdit et la sortie se fait sous la surveillance de gardes qui peuvent procéder à des fouilles. L’arsenal est ensuite fermé. Pour lutter contre les retards et l’absentéisme, la marine organise un système de pointage. Complexes — une part matriculaire, une part supplémentaire —, les salaires étaient particulièrement bas. Le Second Empire mène une politique de simplification et surtout d’augmentation. Il s’agit de tenir compte de la hausse des prix, lutter contre les salaires plus élevés du secteur privé. Il faut parfois recourir à des suppléments extraordinaires. À partir de 1867, les salaires sont régionalisés mais « les faits sont têtus. Les réajustements salariaux très substantiels ne suffisent pas à compenser la hausse du coût de la vie et à rattraper le retard avec l’industrie » (1). Une des justifications de la faiblesse des salaires est l’existence d’une pension de retraite financée par un prélèvement de 3 % sur la solde matriculaire.

Dans ces ports, le représentant de l’État, le préfet maritime, voit son autorité réaffirmée après ce que le ministre Ducos nomme, dans sa circulaire du 5 avril 1852, « un régime de discussion ». Désormais, « les préfets ne doivent pas hésiter à exercer dans toute la plénitude les pouvoirs qui leur sont délégués […]. Votre pouvoir ne doit s’arrêter que devant la loi ou le règlement […]. Ne vous laissez ni arrêter ni intimider par les habitudes des vieilles traditions. » Le nouveau pouvoir tient, par l’intermédiaire des préfets maritimes, à affermir son autorité. Les sous-arrondissements (Dunkerque, Le Havre, Saint-Servan, Nantes, Bordeaux, Marseille, Bastia), placés sous l’autorité d’un commissaire, sont eux divisés en quartiers, sous-quartiers et syndicats.

L’ennemi n’est plus seulement le Royaume-Uni, même si la méfiance demeure. La marine se trouve confrontée à de nouvelles missions. L’appui, les transports, le blocus et l’appui (comme dans les guerres de Crimée et d’Italie) laissent peu à peu la place à des missions plus lointaines au Mexique mais également en Chine, au Levant, en Indochine. La marine et ses ports sont désormais, et de plus en plus, au service de l’expansion coloniale. Les arsenaux, où se construisaient une des réalisations les plus élaborées du XVIIIe siècle, le vaisseau de guerre, deviennent de gigantesques centres industriels, occupant des superficies considérables mais où se perpétue l’utilisation des techniques les plus modernes et où l’état joue toujours un rôle moteur.

 

Encadré 1 : Le port, lieu de la glorification impériale

Les grands événements donnent lieu à des festivités. Le 15 août, le 2 décembre, le mariage impérial, la naissance du Roi de Rome sont l’occasion de pavoiser les vaisseaux, de tirer des salves, d’organiser des banquets. Par exemple, à Rochefort, en 1811, pour célébrer le baptême du roi de Rome, Allemand fait tirer vingt et un coups de canon, les vaisseaux sont pavoisés, un Te Deum est célébré et un feu d’artifice est tiré à terre. « Les capitaines donneront aux équipages la facilité de se livrer à la danse et autres amusements et exciteront, autant qu’il sera en eux, l’allégresse que doit, en une circonstance aussi heureuse, manifester tout bon français. » Le même amiral, en 1808, pour l’anniversaire de l’Empereur : « Pour le rendre plus auguste et marquer plus particulièrement le rétablissement de la religion de nos pères, j’ai fait chanter une grand messe en musique à bord du vaisseau le Majestueux. Les capitaines, les états-majors y ont assisté avec le plus grand recueillement ainsi que quelques personnes des équipages qui demandèrent à y venir. C’est la première messe qui se soit dite en escadre depuis près de dix-huit ans. » En 1809, après les victoires en Espagne, les préfets reçoivent l’ordre de « faire tirer sur toutes les côtes de l’Empire, où il se trouve, des croisières anglaises, une salve de trente coups de canon, en réjouissance de la victoire remportée sur cette nation et de son expulsion d’Espagne. »

À Anvers l’Empereur doit être glorifié par un tableau allégorique, destiné à la salle du conseil de marine d’Anvers, devant « transmettre à la postérité les vastes projets de Napoléon le Grand ». On y verrait l’Empereur à qui Minerve présenterait des plans. Le souverain serait entouré de la Victoire et de la Prévoyance soulevant un rideau derrière lequel « on voit Neptune qui s’avance sur son char pour recevoir les ordres du héros ». Évidemment, il ne faut pas oublier le ministre. « Le premier et le plus remarquable médaillon serait, comme de raison, consacré à Votre Excellence » écrit Malouet en 1809. Nommé préfet maritime à Amsterdam, Truguet, devenu fidèle parmi les fidèles, écrit au ministre : « L’ameublement de la maison de la préfecture devant être bientôt terminé, celui surtout du grand salon de compagnie, je prie Votre Excellence de vouloir bien procurer à cette maison du gouvernement le plus riche ornement dont elle puisse être décorée, le portrait de l’Empereur en pied revêtu du grand manteau de cérémonie et de tous les attributs de la souveraineté. » Quatre ans plus tard, préfet maritime à Brest, il trouve l’hôtel de la préfecture dépourvu de meubles, de vaisselle, d’objets indispensables à un officier général qui « a cru réunir tous les jours à sa table des officiers militaires, des chefs de service, des fonctionnaires publics, afin de propager dans ces réunions les sentiments de dévouement au roi que l’usurpation de Bonaparte avait pu altérer ». Truguet demande donc le remboursement de 1 800 francs de dépenses dont 200 francs consacrés à l’achat d’un buste du roi Louis XVIII.

Encadré 2 : Cherbourg, Napoléon III et la reine Victoria

« Un des plus sérieux témoins de la puissance humaine dans notre siècle, c’est la digue de Cherbourg, travail gigantesque projeté par Vauban, commencé en 1783, interrompu par la Révolution, repris sous l’Empire, suspendu encore pendant la Restauration, achevé enfin le 30 décembre 1853. Cette digue fait la sûreté de la rade et aurait sauvé la flotte du désastre de la Hogue, si elle eut existé sous Louis XIV. Longue de 3 700 mètres, elle présente un relief de plus de 20 mètres au-dessus de la mer. Deux mille blocs artificiels, chacun de 30 mètres cubes et du poids de 44 000 kilogrammes, la défendent contre les vagues. On a, en outre, construit un nouveau bassin inauguré en 1858. À cette fête solennelle que nous avons décrite, fur conviée la reine d’Angleterre qui visita, au bruit des salves de notre marine et accompagné de l’Empereur, le magnifique port dont les travaux ont excité, bien au-delà de la Manche, bien des inquiétudes ». Lors de la visite de Victoria, Napoléon III porta un toast : « Je bois à la santé de Sa Majesté la reine d’Angleterre, à celle du prince qui partage son trône et de la famille royale. En portant ce toast, en leur présence, à bord du vaisseau amiral français, dans le port de Cherbourg, je suis heureux de montrer les sentiments qui nous animent envers eux. Les faits parlent d’eux-mêmes, et ils prouvent que les passions hostiles, aidées par quelques incidents malheureux, n’ont pu altérer ni l’amitié qui existe entre les deux couronnes, ni le désir des deux peuples de rester en  paix. Aussi ai-je le ferme espoir que si l’on voulait réveiller les rancunes et les passions d’une autre époque, elles viendraient échouer contre le bon sens public, comme les vagues se brisent en ce moment contre la digue qui protège en ce moment contre les violences de la mer les escadres des deux empires. »

Histoire populaire contemporaine de la France, t. IV, p. 358 et t. III, p. 342.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
HS n°3
Mois de publication :
Décembre
Année de publication :
2010
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