Libres propos de Laurent Theis : la passion des abeilles

Auteur(s) : THEIS Laurent
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L’existence des abeilles n’est pas, comme aurait dit le regretté président Mao, un dîner de gala. Depuis l’Égypte ancienne, leur compagnonnage avec les hommes, d’une particulière intensité, est parsemé de vicissitudes autant que de complicité, tant pour elles que pour eux. Comme était parsemé de mouches à miel le manteau de souverains de la première et de la quatrième dynastie, d’abord vers 484 puis en 1804.

Libres propos de Laurent Theis : la passion des abeilles
Laurent Theis © DR

Tout avait pourtant bien commencé, lorsqu’Aristée, fils d’Apollon, eut appris des Nymphes, ses nourricières, l’art singulier d’élever les abeilles et de récolter leur miel. Il était ainsi regardé, du moins jusqu’à la découverte de la canne à sucre, remplacée chez nous par la betterave au moment du Blocus continental, comme un bienfaiteur de l’humanité. Aristée fut aussi à l’origine du mythe millénaire de la génération spontanée des abeilles, lorsque, ayant sacrifié à Zeus taureaux et génisses pour expier la mort d’Eurydice qu’il avait provoquée et lui avait valu par vengeance la perte de ses abeilles, il vit sortir des entrailles de ces bovidés des essaims qui se répandirent dans la campagne avoisinante. De là l’admirable sculpture réalisée par François Rude en 1812, « Aristée déplorant la perte de ses abeilles », de là aussi les célèbres vers de Louis Aragon : « La souffrance enfante les songes/Comme une ruche ses abeilles ». Ainsi prospéra l’insecte que Linné, en 1758, classa sous le nom d’ « Apis melliflora ».

Mais le naturaliste suédois, alors, ne savait rien des molécules qui, depuis quelques décennies, mettent en péril mortel les ouvrières pollinisatrices et, par concaténation, l’espèce humaine tout entière, selon la fameuse prédiction attribuée à Einstein : « Si les abeilles disparaissaient, l’homme n’aurait plus que quatre ans à vivre. » Imidaclopride, thiaméthoxame, clothianidine, sulfoxaflor et autres néonicotinoïdes vont-ils provoquer l’ultime catastrophe ? Notre salut, s’il est encore possible, est dans les ruches.

Ces circonstances dramatiques n’étaient pas imprévisibles. En effet les abeilles avaient déjà été frappées symboliquement à plusieurs reprises. Voici comment : le 27 mai 1653, un ouvrier découvrit à Tournai la tombe du roi Childéric, père de Clovis. Parmi les 80 kgs d’or qu’elle contenait, se trouvaient, selon l’inventaire descriptif qui en fut bientôt dressé, trois cents abeilles du même métal, dont tout laisse supposer qu’elles ornaient le paludamentum du prince franc, ce grand manteau caractéristique du général romain qu’il était aussi. Le trésor fut donné à Louis XIV et déposé à la Bibliothèque royale où il se trouvait lorsque, en novembre 1831, il fut dérobé nuitamment. Parmi les rares objets retrouvés, deux abeilles seulement furent repêchées dans la Seine. Deux sur trois cents : le taux de mortalité est facile à calculer.

D’autres abeilles, plus tôt encore, avaient également disparu. Celles qu’avaient brodées en relief, ailes déployées comme aux temps mérovingiens, MM. Picot et Leroy, d’après des dessins d’Isabey et Vivant Denon, pour le compte du passementier Gobert, à l’automne 1804, sur le manteau qui devait envelopper Napoléon le 2 décembre en la cathédrale Notre-Dame de Paris le jour du sacre. On attribue à Cambacérès, connu pour sa gourmandise et sa bonne culture générale, la préconisation de ce symbole impérial destiné à illustrer à la fois la continuité de l‘histoire de France et le modèle de bon gouvernement que propose l’organisation de la ruche sous sa reine, qu’on pensait alors être un roi. Or cet admirable manteau, qui avait coûté 15 000 F., fut entièrement détruit, et les broderies furent vendues au poids de l’or (Cf. Jean Tulard, « Qui a fait coudre les abeilles de Childéric sur le manteau du sacre de Napoléon ? », dans Clovis. Histoire et Mémoire, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, t. 2, 1997, pp 629 et sq.). Coup dur pour les abeilles impériales. Le symbole fut repris par Napoléon III, mais les brodeurs n’eurent pas à exercer leur talent pour un manteau désormais hors de saison. En revanche, le parfumeur Pierre-François Guerlain fit montre de celui de son équipe en réalisant, pour le mariage du 30 janvier 1853, un splendide « Flacon aux abeilles » contenant une subtile eau de Cologne, qui fut offert à l’Impératrice et qui, pourtant fragile, est, lui, demeuré intact. Les amis des abeilles peuvent en concevoir un réconfort prometteur.

D’autant plus que, tout récemment, l’ancien ministre Arnaud Montebourg, sorte de Napoléon de poche par ses propos martiaux et une attitude conquérante, a déclaré se vouer désormais à la défense du miel et de ses fabricantes, fondant à cet effet la Société d’élevage et de repeuplement des abeilles de France (SERAF). Tout n’est-il donc pas perdu ? Non pas, comme aurait répondu Talleyrand parlant du duc de Bassano, puisque Monsieur Montebourg vient d’arriver.

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon

4 avril 2018

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