Le Premier Consul aurait-il apprécié ce soutien posthume ? Il est certain qu’à la différence des orateurs et dirigeants révolutionnaires, lui n’avait pas constamment « le peuple » à la bouche. Dans la Constitution de l’an VIII qu’il dicta prestement, le mot ne figure qu’une fois, au 95e et dernier article, qui dispose que « la présente constitution sera offerte de suite à l’approbation du peuple français ». L’adjectif a son importance. Il renvoie en effet, dans l’esprit du Constituant, à l’énoncé bien connu, surtout à sa génération, « Senatus populusque romanus », d’autant mieux que la loi fondamentale créait, ou rétablissait, un sénat comme pièce maîtresse du dispositif institutionnel. « Peuple », dans cette acception, désigne le corps des citoyens habilités à prendre part aux affaires publiques, à commencer par le suffrage, restreint dans la République française comme dans celle de Rome. Aujourd’hui encore, c’est ainsi qu’il faut entendre que la justice est rendue au nom du peuple français. D’une certaine manière, l’adjectif désamorce la charge explosive dont, depuis 1789, le vocable avait été grossi.
Car le peuple est moins un concept que, selon la formule de Paul Valéry, « une notation commode ». La gauche, longtemps, a prétendu, non sans raison, en détenir le monopole, brandissant en toute occasion le tableau de Delacroix, « La Liberté guidant le peuple » en 1830, lequel réunirait idéalement l’ouvrier, le bourgeois et l’enfant des rues, mais en l’absence du paysan, puisqu’il s’agit du peuple parisien où il n’a pas sa place. Michelet, publiant Le Peuple en 1846, l’adorne d’une majuscule et se prosterne devant lui, l’identifiant à la nation et à l’histoire de France, Jaurès l’incorpore dans la classe ouvrière, le Front populaire et, à sa façon, le Parti communiste et son secrétaire général « Fils du peuple » le consacrent, dénonçant inlassablement les ennemis du peuple, c’est-à-dire presque tous les autres. Seul De Gaulle réussit, à l’époque contemporaine, à disputer ce monopole à la gauche, avant que, à l’extrême droite, on s’en empare. En vérité, le peuple n’est pas, chez nous, une réalité d’une nature politique, ni même sociale. Le terme résonne d’harmoniques plus complexes : historiques, car le peuple vient du fond des âges, et porte la tradition au cœur même du progrès ; culturelles en ce que le peuple serait dépositaire d’une expérience et de valeurs indépendantes du savoir constitué et élitiste -on parle alors, comme si elle existait d’évidence, d’une culture populaire ; spirituelles peut-être, en ce que le peuple est fondamentalement sain, indemnes des souillures du pouvoir et de l’argent, et si longtemps dépositaire du projet divin –Vox populi… Aussi le peuple réputé souverain a-t-il toujours raison, qu’il acclame Napoléon III ou Victor Hugo, Mitterrand ou Chirac.
Échappant aux analyses de classes, dépassant la collection d’individus, dépourvu d’identité juridique, le peuple constitue au fond le groupe indifférencié des petites et honnêtes gens. Aussi bien est-il capital que la notion demeure floue : comment, autrement, lui prêter le langage et les aspirations contradictoires que lui assignent les politiques ? Pourtant, à l’horizon d’une société traversée de contradictions et de conflits et se désagrégeant en cellules égotistes, le peuple peut figurer, faute de l’incarner, la part indispensable d’une unanimité rêvée.
Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon.