Libres propos de Laurent Theis : pour l’amour de Sainte Cécile

Auteur(s) : THEIS Laurent
Partager

« Depuis Milan jusqu’ici, nous avons fait une belle et grande récolte de tableaux (…) La fameuse Sainte Cécile de Raphaël est du nombre. C’est un tableau ravissant et je t’avouerai que, malgré sa sainteté, je serais facilement amoureux de la bonne Cécile. » Ainsi, le 5 juillet 1796, passe aux aveux Gaspard Monge, dans une des nombreuses lettres, encore inédites, qu’il adresse à son épouse Catherine Huart en tant que membre de la Commission des Sciences et des Arts envoyée en Italie. Dans cette récolte aux dépens des états vaincus et soumis par l’armée d’Italie pour le compte du Directoire, l’illustre géomètre, ancien ministre de la Marine et futur membre de l’Institut d’Égypte, fait montre d’un bel élan révolutionnaire et d’une redoutable efficacité polytechnicienne. Cet esprit de géométrie, réputé propre à l’esprit français en général et républicain en particulier, se lit dans les traités imposés à ces états. Ainsi, Rome, en application du traité de Tolentino, doit livrer précisément cent tableaux et cinq cents manuscrits, au choix des commissaires français. L’exercice n’est pas si simple. Doit-on compter pour un ou pour plusieurs manuscrits un volume unique regroupant sous sa reliure différents écrits ? Des négociations avec les bibliothécaires du Vatican conduisent à la deuxième solution sauf si ces écrits sont de la même main.

Libres propos de Laurent Theis : pour l’amour de <i>Sainte Cécile</i>
Laurent Theis © DR

L’essentiel, pour les commissaires, est de ne pas laisser plus longtemps ces chefs d’œuvre de la science, de la littérature et de l’art à la disposition d’un « vilain peuple, plat et méchant, ignorant et vain », réduit à « l’état d’abrutissement par un gouvernement fondé sur l’imposture ». Et pourquoi user de ménagements « envers les bibliothèques des moines qui ne servent à personne », par exemple celle de San Salvator de Bologne où se trouvent de nombreux livres et manuscrits antérieurs à l’an 1500 ? « Nous avons pris tout cela parce que cela sera utile à Paris, et que cela ne l’était plus depuis bien longtemps à Bologne. » Et lorsque, pour exécuter le traité avec Venise, manquent trente livres, n’est-il pas judicieux de s’emparer, pour en tenir lieu, du « fameux camée antique de Jupiter Aegiochus « ? Il faut être intellectuellement aveugle et politiquement hostile à la République pour, comme Roederer et Quatremère de Quincy, s’élever contre les saisies massivement opérées en Italie. Heureusement, se réjouit le futur comte de Péluse, « ce sont de petits chiens qui aboient contre le char du vainqueur […]. Paris aura dans son sein l’Apollon du Belvédère, le Laocoon, l’Antinoüs, La Transfiguration de Raphaël etc. » Et prélever « les diamants et autres pierres provenant des trésors et des tiares qui sont dépecées » n’est que le juste dédommagement dû à la raison et à la liberté par la superstition et la tyrannie.

En 1815, Sainte Cécile est retournée à la pinacothèque de Bologne pour ne plus la quitter, et Jupiter a réintégré le palais ducal de Venise. Il est facile aujourd’hui d’ironiser ou de s’indigner sur des pillages de vive force acceptés d’enthousiasme par des esprits scrupuleux et des intelligences en l’occurrence exceptionnelles comme Monge et son collègue Berthollet. Reste qu’il est troublant d’associer les noms de ces deux gloires de la science française, pour ne rien dire de celui du général en chef qui suscitait leur admiration éperdue, à ceux de Verrès, lord Elgin ou même Gœring.

Laurent Theis

Juin 2019

Laurent Theis est historien, éditeur, secrétaire général des Prix et Bourses de la Fondation Napoléon.

Partager