Prénom : Napoléon

Auteur(s) : ETÈVENAUX Jean
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D'où vient le prénom Napoléon ? Il est certain qu'il était employé depuis longtemps dans les terres de parler italien, dont la Corse. On a ainsi répertorié, au XIVe siècle, un cardinal Napoléon Orsini — ou des Ursins — (1263-1342) et il y en a eu d'autres ; le prénom reste porté dans la famille, avec aujourd'hui le prince Domenico Napoleone Orsini, duc de Gravina, né en 1948. Il a évidemment donné naissance à des patronymes : aux confins du XVIIe et du XVIIIe siècles, on rencontre un sculpteur et restaurateur romain du nom de Carlo Antonio Napolioni (1675-1742). Mais si le prénom apparaît encore usité, c'est généralement, de nos jours, avec une référence à celui qui, à Paris puis à Milan, se couronna empereur et roi.

Au moment du Concordat, on a artificiellement rattaché le nom de Napoléon à un saint Néapole (Neapolus), martyr inconnu des premiers siècles mort à Rome. On lui a aussitôt construit une belle biographie, faisant naître cet officier dans une grande famille d'Alexandrie ; il devenait ensuite évêque et était exécuté sous Dioclétien. Un actuel dictionnaire des saints explique joliment : « Napoléon, 15 août. Créé en 1805 par la volonté de l'empereur. Ils moururent ensemble à Sainte-Hélène. » Il a d'ailleurs peu de succès dans le domaine artistique, ses représentations datant plutôt de la Monarchie de Juillet et du Second Empire. On connaît néanmoins une statue de saint Napoléon érigée dans l'église de Bernay (Eure) par les habitants à côté d'un saint Joseph qui avait les traits de Cambacérès ; elle sera plus tard transformée en saint Louis — ce qui rejoint inopinément l'imagerie pieuse du Canada qui aura fait de cet inconnu un saint ayant vécu entre 1208 et 1260 et ayant, aux côtés de saint Louis, combattu les Sarrasins…

Orthographe incertaine

Aujourd'hui, la Saint-Napoléon est un peu fêtée en Belgique, d'autant que cela rejoint la tradition liégeoise de la République libre d'Outremeuse, organisée autour de la Vierge. En France, ce culte a été lié à l'instrumentalisation de l'Église par Napoléon, concrétisée par la ratification du Concordat le 15 août 1801, tandis que, de son côté, Pie VII promulguait ce même jour la bulle Ecclesia Christi à cet effet. On doit noter que, dans son diocèse de Lyon, le cardinal Fesch prescrivait dès 1803 que de « solennelles actions de grâces soient rendues toutes les années à Dieu le jour de l'Assomption de la Sainte Vierge, en mémoire du rétablissement de la religion et des autres bienfaits accordés à la France depuis l'époque du 18 brumaire ». Cela ouvrait la voie à une confusion entre l'Assomption et le Concordat et, donc, à l'action de celui qui n'était encore que Premier Consul, mais dont la mère avait eu la bonne idée d'accoucher un 15 août. Pour l'Assomption de 1806, le chanoine Marie-Nicolas-Silvestre Guillon (1759-1847) — celui qui donnera les derniers sacrements à l'abbé Grégoire en 1831 — s'exclamera ainsi à Notre-Dame de Paris en s'adressant à la Vierge : « Dieu a voulu que votre glorieux sépulcre enfantât pour la France le héros destiné à la régénérer. »
 
Quant à l'étymologie, on choisissait entre une référence à Naples (Neapolis, en grec) et une signification hautement guerrière, le lion du vallon (leon, le lion, et napos, le vallon), qui aura eu manifestement les préférences de l'intéressé. Certains l'ont également rapproché de l'Allemand Nibelung, le roi de la mythologie germanique à l'origine de la fameuse légende. En tout cas, il est repris d'un grandoncle paternel (1717-1767) — inhumé sous le prénom de Napulion. Il aurait été de tradition accordé au deuxième des garçons. Joseph, l'aîné, l'avait reçu en second prénom et il était indifféremment orthographié Nabulion, Napulione ou Napoleone. En 1800, dans le contrat de mariage de Caroline, il est prénommé Napolione — tout comme dans le registre du régiment de La Fère en octobre 1790 — et son père l'appelait Napoleone. Quant à son patronyme, c'est la francisation de Buonaparte — qu'un témoin à son baptême orthographiait déjà sans « u ». Quoique l'écrivant lui-même généralement Buonaparte, il lui arrive un temps de le mettre en deux parties, au point de signer certains billets à Joséphine « B.P. » ; cela dit, une traduction plus authentique eût été Bonnepart. Toujours est-il que c'est à partir de mars 1796, après son mariage, que le général en chef de l'armée d'Italie fait sauter le « u » de son patronyme — ses frères et soeurs suivant plus ou moins son exemple. La lecture de l'Almanach national montre que, pour les ans II et III de la République, son nom s'écrit avec un accent : Buonaparté ; en revanche, l'accent disparaît en IV, V, VI et VII et, enfin, à partir de l'an VIII, l'orthographe francisée s'impose : Bonaparte. En 1815, la Déclaration des huit puissances assemblées en congrès l'appellera Napoléon Buonaparté. Les collectionneurs d'autographes savent bien que lui-même signait ses lettres officielles « Napoléon », « Napoleo », « Napole », « Napol », « Napo », « Nap » ou même « Np ».

Militaires et ecclésiastiques

En dehors des multiples enfants de la famille impériale qui reçurent, en première position ou plus loin, le prénom de Napoléon — le fils d'Eugène, en 1810, est prénommé Auguste- Napoléon —, celui-ci fut donné à un certain nombre de contemporains. On le rencontre ainsi chez les grands serviteurs de l'Empire, tel les fils de plusieurs maréchaux. La mode en est restée dans les générations suivantes, par exemple avec Michel Georges Napoléon Ney d'Elchingen (1905- 1969), qui fut le sixième prince de la Moskowa. Chez les militaires, on ne s'étonnera pas qu'il fût de bon ton de prénommer ainsi un fils, tel Napoléon-Jacques (1807-1833), fils du général Jacques-Nicolas Gobert (1760-1808) et dont la succession entraîna la création du Grand Prix Gobert de l'Académie française. Cela amènera des situations piquantes : le comte de Chambord (1820-1883), prétendant royaliste, sera le parrain de la fille d'un marquis Louis-Alexandre- Napoléon de Miramon (1812-1856)…
 
Notons que l'Empereur a poussé la mode de son prénom en le faisant accoler à celui de ses frères et parents. Sa féminisation se met en route : Élisa, en 1805, prénomme l'une de ses filles Élisa-Napoléone (1806-1869), la future fondatrice et bienfaitrice de la petite ville bretonne de Colpo, dans le Morbihan. Napoléon est aussi le parrain de Napoléone de Montholon, née à Sainte-Hélène le 16 juin 1816 — à ne pas confondre avec Joséphine-Napoléone, arrivée deux ans plus tard et dont il est vraisemblablement le père. À la fin du XXe siècle, on trouvera encore ce prénom féminin dans certaines familles de tradition bonapartiste, telles Hortense- Napoléone et Laure-Napoléone Beaucour, filles de l'ancien vice-président du Souvenir napoléonien, l'historien Fernand Beaucour.

Le prénom masculin se retrouve vite présent dans de multiples familles : ainsi, au XIXe siècle, les historiens Napoléon Gallois (1815-1874) et Napoléon Peyrat (1809-1881) — d'une famille protestante où beaucoup ont été officiers sous la Révolution et l'Empire —, l'archéologue-éditeur Adolphe-Napoléon Didron (1806-1867), l'ecclésiastiqueinventeur François-Napoléon Moigno (1804-1884) ou le caricaturiste Napoléon-Charles-Louis de Frondas, auteur de nombreuses charges contre Napoléon III, ou le marchand malouin Napoléon de Lastelle (1802-1856), installé à Madagascar. De 1896 à 1922, le curé anglican de l'île anglonormande de Sercq, d'origine corse — et même ancien prêtre catholique —, se dénomme Louis-Napoléon Seichan, né en 1849. Au sein de l'Église réformée de Paris, on trouve le pasteur Napoléon Roussel (1805-1878). Côté catholique, le fondateur du réseau asiatique des procures des Missions étrangères de Paris, qui sera préfet apostolique en Chine, s'appelle Napoléon Libois (1805-1872).

Suisses et Belges

contemporains. Avant même la proclamation de l'Empire, son prénom est donné à de nombreux enfants : dès 1801, un officier suisse et son épouse qui l'ont suivi en Égypte dénomment leurs jumeaux Napoléon-Jean-Baptiste et Napoléon-Henri — dix ans plus tard, leur fille née six jours après le roi de Rome sera dénommée Marie-Louise… En 1817, un officier de marine, qui avait proposé à l'Empereur de le conduire en Amérique depuis l'île d'Aix en juillet 1815, prénomme sa fille Laetitia Napoléone et s'arrange pour que le cardinal Fesch en soit le parrain.
 
L'usage se rencontre aussi à un plus haut niveau, par exemple avec l'aîné des enfants Bertrand — la troisième se prénommait Hortense —, tout comme celui de Lannes, ou le quatrième fils du maréchal Ney. À l'autre bout de l'échelle sociale, on connaît en 1840 un jeune esclave noir de Guyane prénommé Ajax-Napoléon ; alors âgé de vingt-deux ans, il a donc normalement été baptisé sous cette appellation vers 1818. L'auteur d'un très célèbre Dictionnaire argotfrançais s'appelle Napoléon Hayard (1850-1903) et il était surnommé « l'empereur des camelots » — c'était un républicain antisémite façon Drumont. Dans les années 1880, un grand photographe américain — portraitiste d'Oscar Wilde comme de Sarah Bernhardt — s'appelait Napoleon Sarony (1821-1896), d'origine québécoise. Au début du XXe siècle, l'acquéreur d'un tableau d'Ingres représentant la famille de Lucien n'est autre que le comte Giuseppe Napoleone Primoli (1851-1927), d'ailleurs arrière-petit-fils de Lucien et à l'origine du Museo Napoleonico de Rome et de la Fondazione Primoli.    
 
On trouve un officier belge qui s'illustra au Congo avec ce prénom — en deuxième position il est vrai —, Louis Napoléon Chaltin (1857-1933), fils de Jean Népomucène Napoléon Chaltin, lui-même capitaine de première classe au quatrième régiment de ligne. Sa date de naissance montre clairement une référence au deuxième empereur. La variante Napoléon III existe en effet, par exemple avec un parent de l'acteur Bernard Giraudeau (1947-2010) qui se prénommait Louis-Napoléon et qui naquit en 1852 — il est mort en 1937 — ; ce Rochelais fut un peintre paysagiste renommé et vendit sa maison de l'île de Ré à l'écrivain Henri Béraud (1885-1958).

« Napoo (Léon) »

Plus généralement, sous le Second Empire, le prénom est attribué — parfois en compagnie de Jérôme — à divers indigènes des peuples passant sous souveraineté française. Ainsi, en Nouvelle-Calédonie, trouve-t-on plusieurs Canaques baptisés de cette façon. Certains métropolitains le donnent aussi à leurs enfants, d'où Napoléon Sévin, guillotiné en 1873 à Melun, le jour de ses vingt ans, pour tentative de parricide.
 
Aujourd'hui, on peut constater qu'il est devenu un patronyme — différent, donc, de celui de Bonaparte plus ou moins porté dans la famille impériale. Ainsi, malgré l'absence du nom en Corse, l'annuaire du téléphone français donne quatre personnes appelées Napoléon à Paris, quatorze dans les autres départements de l'Île-de-France — dont une qui résume à elle seule toute l'histoire de France en se dénommant « de Bourbon Napoléon » ! — et une demi-douzaine dans l'agglomération lyonnaise — le nom apparaissant parfois dans les avis de décès de la presse locale, comme pour Jane Napoléon, née Broussard, le 17 octobre 2005.
 
Au-delà des mers, la rubrique des faits divers de la presse nord-américaine apprend que, en 1995, l'adjoint du chef de la police de Detroit s'appelait Benny N. Napoleon et que, à ce titre, « Mr. Napoleon » était chargé de faire le point à l'attention des médias ; en revanche, un Noir du Texas dont le report d'exécution retint l'attention l'été 2001 avant de mourir le 28 mai 2002 portait le nom de Napoleon Beazley. Enfin, la combinaison de certains nom et prénom donne des résultats inattendus : l'illustrateur argentin de bandes dessinées Léon Napoo (en fait Antonio Monghiello Ricci, né en 1942) apparaît dans toutes les listes alphabétiques sous la dénomination « Napoo (Léon) » voire carrément « Napoléon » ; cela fait inévitablement penser au proverbe latin « Napo leo non vescitur [le lion ne se nourrit pas de navet] ». Quant à l'auteur de bd français Jean-Marc Rochette (né en 1956), il a commis un album intitulé Napoléon et Bonaparte, mettant en scène deux aliénés…

Littérature et musique

La littérature policière n'hésite pas à s'inspirer de Napoléon. Dans l'un de ses SAS, Gérard de Villiers (1929-2013) cite une de ses maximes, « le secret de la défense est dans l'attaque » (Cyclone à l'Onu, n° 19) et, dans un autre (Que la Bête meure, n° 162, 2006, p. 47), il devient le nom de code d'un des principaux comploteurs. De son côté, l'écrivain Arthur Upfield (1890-1964) a inventé un inspecteur de police australien, héros de plusieurs romans, qui s'appelait Napoléon Bonaparte, dit Bony ! Cela compense, en quelque sorte, le surnom qu'Arthur Conan Doyle (1859-1930) fit donner par Sherlock Holmes à son mortel ennemi, le professeur Moriarty : « le Napoléon du crime »…
 
Toujours d'un point de vue littéraire, il convient de relever le nom de Napoléon — prudemment traduit par César dans la première transcription en français de 1947 — donné par George Orwell (Eric Arthur Blair, 1903-1950) à l'émule porcin de Staline dans son Animal Farm en 1945. Par une contreallusion, dont on ne saura jamais si elle fut volontaire, au propos du futur Premier Consul refusant la Constitution de Sieyès lui ménageant le rôle d'un « cochon à l'engrais », l'écrivain britannique a attribué ce prénom au plus paresseux, au plus retors et au plus cruel des chefs révolutionnaires qui, dans La ferme des animaux, ont renversé le pouvoir humain pour le remplacer par le leur, soi-disant collectif et égalitaire.
 
Il convient de s'attarder quelque peu sur le cas assez inattendu de tous ces auteurs et interprètes nord-américains, essentiellement d'ascendance africaine, portant le prénom de l'Empereur. On peut ainsi retenir des bluesmen et jazzmen connus et ayant enregistré : Napoleon Brown — dit Nappy Brown — (1929-2008), Napoleon Fletcher — dont le patronyme serait peut-être une déformation du français « flèche » et dont le nom est actuellement porté par plusieurs dizaines de personnes aux États-Unis —, Napoleon Hairiston, Napoleon Harris — dit Iron Jaw (1944-1984) –, Napoleon Perdis — ne pas confondre avec l'homme d'affaires australien
Napoleon Perdis (né en 1970) —, Napoleon Strickland (1919- 2001), Napoleon Tabron et Napoleon Washington, ce dernier associant volontairement les deux personnalités les plus emblématiques de la France et des États-Unis puisque, jusqu'en 2002, il s'appelait Raph Bettex. On peut y joindre les artistes dont Napoleon constitue le patronyme : Art Napoleon — différent du réalisateur portant le même nom (1920-2003) —, Marty Napoleon (né en 1921), Phil Napoleon (1901-1990) — fondateur du célèbre groupe de Dixieland Memphis Five — ou Randy Napoleon (né en 1977).

Chef canaque et président trinidadien

En tant que prénom, il reste porté par quelques personnes dont les parents ont, bien sûr, choisi pour elles. Un cas particulier, celui de l'industriel et philanthrope lyonnais d'origine arménienne Napoléon Bullukian (1905-1984) : né dans l'Empire ottoman en 1905, il avait reçu ce prénom, comme beaucoup de ses contemporains d'Anatolie orientale, en témoignage de reconnaissance envers Napoléon III dont l'intervention avait sauvé beaucoup d'Arméniens.
 
À l'époque du Second Empire, la Nouvelle-Calédonie connaît plusieurs Canaques nommés ou surnommés Napoléon — dont Kaoua, dit « le Napoléon calédonien » et le chef Napoléon Ouarébate, injustement condamné par le gouverneur Charles Guillain (1808-1875) ; on y trouve également Napoléonville, à la fois une localité et une circonscription administrative, devenue Canala.
 
Notons aussi un religieux srilankais né en 1966, le P. Fernando — patronyme très courant chez les chrétiens de l'île —, que ses parents ont prénommé… Rohan Napoléon. À l'autre extrémité de la planète, le chanoine Mgr Harvey, un temps vicaire général du diocèse québécois de Chicoutimi, a également Napoléon pour prénom. De son côté, Arthur Napoleon Raymond Robinson (1926-2014) a été successivement le troisième Premier ministre (1986-1991) puis le troisièmeprésident de la République (1997-2003) de Trinidad
et Tobago. Autre exemple, celui de « l'arrivée de Napoléon dit Nap » — selon l'intitulé du faire-part — dans un foyer lyonnais à la fin de l'année 1997. En 1999, le directeur, à Venise, de l'École de théologie de Mestre, né en 1926, s'appelait don Nini Barbato, mais son prénom réel était Napoléon.
 
Bien entendu, dans les milieux attachés au souvenir de l'Empereur, le prénom reste usité. Le président du Souvenir napoléonien de 1983 à 1997 et de la Fondation Napoléon de 1987 à 2005 s'appelait le baron Napoléon Gourgaud (voir notamment p. 26) ; par ailleurs, dans la première moitié du XXe siècle, un certain nombre d'enfants de l'île d'Aix prirent le prénom de leur parrain, Napoléon Gourgaud. Dans le carnet mondain publié par la Revue du Souvenir Napoléonien, on rencontre parfois le prénom. Un délégué régional du Souvenir napoléonien a dénommé ses enfants Napoléon et Laetitia. Certains agissent parfois de façon discrète : dans l'entre-deux-guerres, Pierre Taittinger (1887-1965), très lié aux milieux bonapartistes, donna à son fils Guy comme second prénom Napoléon et baptisa sa fille Marie-Clotilde en souvenir de la soeur du princeNapoléon (1914-1997)…

La redécouverte canadienne

L'anthroponymie canadienne doit beaucoup à l'ensemble de la famille Bonaparte. Dès Sainte-Hélène, Napoléon s'était d'ailleurs persuadé de sa popularité outre-Atlantique, s'imaginant même que, comme il l'expliquait à Bertrand, « les Anglais craignent pour le Canada qui est très français » ; il pensait même : « Mon nom doit être d'un grand effet dans tout le Canada. Depuis vingt ans, on n'a entendu parler que de moi. » En quoi il se trompait, car sa popularité viendra plus tard. En effet, dans un premier temps, les Canadiens français avaient adopté, à la suite d'une Église catholique traumatisée par la Révolution, des positions à tout le moins réservées, d'autant que le sort du pays, notamment sur le plan économique, était lié à la puissance tutélaire britannique. La situation évolua à partir de la fin des années 1830, lorsque les défenseurs de l'identité française, les « patriotes », se raccrochèrent au mythe napoléonien, symbole fort pouvant d'autant plus être utilisé qu'il n'y avait plus d'état de guerre avec le Royaume-Uni et que, une quinzaine d'années plus tard, Napoléon III et Victoria devenaient des alliés. L'Église changea alors complètement d'optique et son attitude fut ensuite confortée par la Troisième République anticléricale détruisant la paix religieuse instaurée par le Premier Consul ; du coup, Napoléon se transformait en instrument de la Providence.
 
Le mouvement portant vers l'Empire commence par des démarches individuelles. Ainsi, en 1828, le commerçant canadien français Édouard-Raymond Fabre (1799-1854), futur maire de Montréal, dénomme sa fille Hortense — celle-ci appellera plus tard les siennes Joséphine et Hortense… À la même époque, en 1827, est baptisé Napoléon Bourassa (1827- 1916), le célèbre artiste et homme de lettres duquel seront issus plusieurs hommes politiques. Puis on note que, en 1848, un notaire de Grande-Baie s'appelle Napoléon Hudon — dans la famille, on portera à plusieurs reprises le prénom. En 1849, un autre de la Baie Saint-Paul se dénomme Napoléon Huot, baptisé dès 1824 sous le triple prénom de Charles- Louis-Napoléon comme le futur Napoléon III — là aussi, il y en aura d'autres, jusqu'à San Francisco. Plus tard, au début du XXe siècle, on peut relever que, parmi les hommes politiques de l'Ontario luttant pour le maintien du français, se
trouve un Napoléon Belcourt (1860-1932) ; ce prénom se révèle alors assez fréquent chez les Canadiens français, comme le montre la lecture des récits de l'époque. Et si les Canadiens inventent l'expression populaire « ne fais pas ton Napoléon » pour demander à quelqu'un de ne pas se considérer comme trop supérieur, beaucoup de personnalités et d'anonymes se font photographier ou peindre « à la Napoléon » ou en « pose napoléonienne », c'est-à-dire la main droite passée dans le gilet ou le veston.
 
Une véritable napoléomanie s'empare de la société canadienne française. Des études menées dans diverses paroisses montrent une multiplication des petits Napoléon et des petites Joséphine dans tous les milieux, ruraux comme urbains. Le prénom Napoléon va rester l'un des dix plus populaires pendant plusieurs dizaines d'années — celui de Joséphine tenant la deuxième place chez les filles entre 1860 et 1864. Le portent aussi bien le Premier ministre québécois et maire de Montréal Simon Napoléon Parent (1855-1920) que le quatrième évêque de Montréal, Mgr Louis-Joseph-Napoléon-Paul Bruchesi (1855-1939) — ainsi que divers hommes politiques et prélats ; au séminaire québécois Saint- Hyacinthe, vingt-quatre étudiants arborent ce prénom entre 1870 et 1879.

« Bonaparte’s Retreat »

On connaît également Napoléon Lajoie (1874-1959), joueur américain de baseball mais issu de la communauté canadienne française du Rhode Island : premier champion de la moyenne au bâton en 1901, il a intégré le Temple de la renommée du baseball dès 1937, se positionnant comme le sixième joueur à être ainsi honoré après la promotion fondatrice de 1936 comptant cinq joueurs. Autre exemple dans un tout autre domaine : un missionnaire oblat de Marie Immaculée, le P. Louis-Napoléon Boutin (1907-1999), auteur de nombreux ouvrages de théologie et de spiritualité, dont le père se prénommait déjà Napoléon. On constate aussi que des Amérindiens ont adopté le prénom, tel le Montagnais Napoléon – dit Nap – Mitchell mis en scène par Roger Frison- Roche dans ses Peuples chasseurs de l'Arctique, paru en 1966 ; aujourd'hui, on rencontre des dizaines de Napoleon Mitchell en Amérique du Nord et, au XIXe siècle, l'un d'eux, Napoleon B. Mitchell (1804-1836), fut l'un des défenseurs de Fort Alamo.
 
D'une manière plus générale, le prénom Napoleon a été assez répandu aux États-Unis — et cela continue modérément. L'atteste la consultation des différents recensements, décès, généalogies, aujourd'hui massivement mis en ligne par les administrations, fondations et groupements divers qui s'activent là-bas. Par exemple, on trouve des Napoléon Bravo aux États-Unis et en Amérique latine, notamment au Venezuela, puisqu'un journaliste de l'opposition porte ce nom. Même dans le milieu du show business, certains s'appellent ainsi, tels les chorégraphes Tabitha et Napoleon D'umo — surnommés les Nappytabs — (nés respectivement en 1968 et 1973), l'abréviation Nappy ou Nap demeurant courante outre-Atlantique.
 
Pour revenir au domaine musical, Bonaparte's retreat constitue un standard du folk et de la country, d'ailleurs repris dans la pop et le jazz — notamment par Kay Starr (née en 1922), qui en a tiré un succès dans le top 40 en 1950, et par Gene Krupa (né en 1946) —, interprété et enregistré des centaines de fois jusqu'à aujourd'hui. Son origine est incertaine, qu'il soit dû à des Français ayant servi dans les armées napoléoniennes ou à des cornemusiers et fiddlers écossais ; de même, on ne sait s'il se réfère à la retraite de Russie, à la défaite de Waterloo ou au manoir construit par le roi Joseph à Bordentown. Cette bluette ne constituait à l'origine qu'un air de danse, interprété au fiddle, au banjo puis à la guitare ; en 1950, le chef d'orchestre de country music Pee Wee King (1914-2000) a composé les paroles actuelles, où il se met en scène embrassant sa future femme tandis que, partout, se joue The Bonaparte's Retreat, mots terminant chacun des quatre couplets.

Napoléonville et Napoleonville

Au Canada, le patronyme, attribué pour des raisons obscures à une petite tribu de Colombie britannique, désigne aussi aujourd'hui un sommet, un plateau, un lac et une rivière. Dans l'Atlantique sud, on connaît également, au nord-ouest de Sainte-Hélène, un îlot sous-marin ainsi dénommé, ainsi qu'un archipel Bonaparte, avec une terre de 18 hectares, au large de l'Australie occidentale. En France même, sans revenir sur les anciennes appellations de Napoléon-Vendée (La Rochesur- Yon), Napoléonville (Pontivy) ou Napoléon-Saint-Leu (Saint-Leu-Taverny), on peut signaler, parmi les multiples lieux ayant pris le nom de l'Empereur, le Clos Napoléon, un vignoble bourguignon à Fixin (Côte d'Or), constitué par un ancien lieutenant de la Garde à l'île d'Elbe, qui avait réuni les propriétés de son épouse et ses acquisitions propres. À propos de la petite et dernière souveraineté de Napoléon, mentionnons qu'un tour-opérateur de l'île d'Elbe a pris son nom. Et même à Londres existe une Napoleon Road !
 
Toujours du côté de la toponymie, plusieurs villes américaines s'appellent Napoleon. Cet hommage apparaît lié
soit à la vente, alors très appréciée, de la Louisiane en 1803, soit à la présence de militaires ou de nobles français exilés au Nouveau Monde et qui avaient fondé des collectivités dans la Frontière de l'époque. On peut ainsi recenser des Napoleon dans l'Arkansas, l'Indiana, le Missouri, le North Dakota et l'Ohio, ainsi que Napoleonville en Louisiane. On rencontre également une ville dénommée Bonaparte dans l'Iowa, ainsi, d'ailleurs, qu'un lac Bonaparte. Ce dernier nom a également été donné à un oiseau très proche de la mouette rieuse, la mouette de Bonaparte — Bonaparte's Gull en anglais, gabbiano di Bonaparte en italien, gaviota de Bonaparte en espagnol et Bonapartemöwe en allemand — par référence à Charles-Lucien, le fils aîné de Lucien, auteur en 1825 d'une American Ornithology.
 
Enfin, il existe une meringue au chocolat dénommée Bonaparte ; il s'agirait d'un gâteau crémeux au praliné recouvert de copeaux de meringues pralinées. Pour achever dans le culinaire, on connaît le chou-fleur Bonaparte à l'ancienne : on le mixe avec de la viande, qu'on fait cuire ensemble, avant d'ajouter du citron, de la mayonnaise, de l'ail, de la moutarde, un navet et une pomme.

Notes

L'essentiel des informations de cet article provient de lectures diverses, notamment dans la presse spécialisée, et de consultations de l'internet, avec des notes accumulées depuis une vingtaine d'années. Je dois plus particulièrement des remerciements à mon ami Gérard Herzhaft, membre de la délégation du Lyonnais et éminent spécialiste des musiques nordaméricaines : sa connaissance très fine des auteurs et interprètes a permis une recension inédite de ceux qui portent le nom de Napoleon — sans accent en anglais. On trouvera divers renseignements dans :
 
Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière, Dictionnaire de la bêtise suivi du Livre des bizarres, Paris, Robert Laffont, 2014 (édition révisée et augmentée).
 
Anne de Bergh, Christophe Belser, Damien Blanchard, Clotilde Brégeau, Caroline Lambert, Marie-Odile Mergnac, Valentine Palfrey, Florent Robin et Aurélie Soulatges, Les noms de famille en Rhône-Alpes, Paris, Archives & Culture, 2001.
 
Hervé Douxchamps, « Personnalités ayant donné leur nom à une ville ou un pays », L'intermédiaire des chercheurs et des curieux, n° 590, juin 2001, colonnes 684-685.
 
Sudhir Hazareesingh, La Saint-Napoléon. Quand le 14 juillet se fêtait le 15 août, Paris, Tallandier, 2007.
 
Serge Joyal, Le mythe de Napoléon au Canada français, Montréal, Del Busso Éditeur, 2013.
 
Pierre Pierrard, Dictionnaire des prénoms et des saints, Paris, Larousse, 1987.

Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
500
Numéro de page :
pp. 32-43
Mois de publication :
juillet - août - septembre
Année de publication :
2014
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