Un projet napoléonien avorté:l’Ordre impérial des trois Toisons d’or

Auteur(s) : MACÉ Jacques
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Introduction

En ce mois d'août 1809, celui de son quarantième anniversaire, l'Empereur ne s'est jamais senti aussi puissant et se voit en maître du monde (ou du moins de l'Europe). En décembre dernier, il a mis en déroute les troupes anglaises et rétabli, durablement croit-il, son frère Joseph sur le trône d'Espagne. Trois mois à Paris lui ont suffi pour lancer la Grande Armée à l'assaut de l'Autriche qui, vaincue en 1805, s'était dressée de nouveau contre son pouvoir. Les batailles et victoires se succèdent : Tann, Abensberg, Eckmühl et Ratisbonne du 19 au 23 avril, Essling les 22 et 23 mai, Enzersdorf le 5 juillet et enfin Wagram le 6. L'Empereur, « qui ne s'est jamais mieux porté » (1), s'installe le 13 juillet pour trois mois au château de Schönbrunn.
 
C'est là que prend naissance un projet grandiose : pour fidéliser à sa personne et au régime les officiers et soldats de la Grande Armée dont le courage et les faits d'armes ont permis l'établissement de l'Empire, Napoléon décide de créer un ordre de chevalerie reconnaissant uniquement la bravoure militaire, ordre complémentaire de celui de la Légion d'honneur qui, lui, récompense d'éminents mérites militaires ou civils. Depuis la dissolution de l'empire de Charles Quint, l'Autriche et l'Espagne avaient chacune leur propre ordre de la Toison d'Or, héritage de l'antique Toison d'Or créée en 1429 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne. Bruxelles, Madrid et Vienne étant de nouveau réunies, sous la domination du chef de l'Empire français cette fois, Napoléon décide donc de mettre fin aux Toisons existantes et de créer un ordre unique qui portera le nom d'Ordre impérial des Trois Toisons d'or, déclarant : « Mes aigles ont conquis la Toison d'Or des rois d'Espagne et celle des empereurs d'Allemagne. Je veux créer pour l'Empire français un Ordre impérial des Trois Toisons d'Or. Ce sera mon aigle aux ailes déployées, tenant suspendue dans chacune de ses serres, une des toisons antiques qu'elle a enlevées et elle montrera fièrement en l'air, dans son bec, la Toison que j'institue » (2) .
 
Le 15 août 1809, jour de sa fête et de son anniversaire, Napoléon promulgue au château de Schönbrunn le décret de création du nouvel ordre, comprenant douze articles (3) . L'effectif de l'ordre sera très restreint et comprendra au maximum :
– cent grands chevaliers (princes de sang, grands dignitaires et commandants en chef, ministres sous certaines conditions) ;
– quatre cents commandeurs (officiers s'étant signalés par leur bravoure : avoir reçu trois blessures, ou effectué une action d'éclat, ou sauvé l'aigle de son bataillon constitue un minimum) ;
– mille chevaliers (sous-officiers et soldats dans le même cas).
Les aigles des régiments s'étant distingués dans les grandes batailles de la Grande Armée seront également décorées de l'emblème de l'ordre.

Toisons d’or et Légion d’honneur

Il semble bien que cette décision soit le fait personnel de l'Empereur qui, ayant de la suite dans les idées, a vu dans ses nouvelles victoires l'occasion d'imposer celles [les idées] qu'il avait dû écarter ou moduler lors de la création de la Légion d'honneur, sept ans plus tôt. En 1802 en effet, Bonaparte avait voulu créer un véritable ordre de chevalerie, tel qu'il en existait au Moyen-Âge ou sous la monarchie, et son projet avait rencontré, tant au Tribunat qu'au Corps législatif, de vives oppositions (4) . Les républicains y voyaient la tentative de création d'une nouvelle aristocratie, organisée en cohortes. Les royalistes redoutaient un pas vers l'avènement d'une nouvelle dynastie. Le Premier Consul avait dû rabattre sur ses prétentions et la Légion d'honneur était finalement devenue en 1804 une simple décoration récompensant des mérites éminents, un hochet (selon une formule célèbre) agrémenté d'une pension. Le hochet avait cependant rencontré un vif succès et, en 1809, le nombre des légionnaires s'élevait déjà à 30 000, au lieu des 6 500 prévus initialement dans l'organisation en cohortes (5). Les militaires, héritiers des principes révolutionnaires, au début réticents car ils auraient préféré que l'on distingue la Vertu plutôt que l'Honneur, furent ensuite lespremiers à se montrer  place à celle de décoration (6) .
Le décret du 15 août 1809 renoue donc avec la notion d'ordre de chevalerie. L'Empereur est le grand maître. Il est entouré de cent grands chevaliers, princes de sang, dignitaires, maréchaux et commandants en chef. Le titre peut même être attribué aux enfants de maréchaux (7).
L'originalité principale de l'ordre réside dans le fait que les nominations de commandeurs et de chevaliers seront en partie effectuées à partir de propositions établies par les chefs de corps et les chefs de bataillon ou d'escadrons, à raison d'un commandeur par régiment, d'un chevalier par bataillon d'infanterie et d'un chevalier par régiment de cavalerie.

Le complément jusqu'aux chiffres strictement limités de 400 commandeurs et 1 000 chevaliers sera assuré par des nominations directes de militaires s'étant particulièrement distingués dans différents combats et désignés par les commandants en chef. Les commandeurs recevront une pension de 4000 francs et les chevaliers une pension de 1 000 francs, à vie car ils ne pourront quitter leur régiment et devront« mourir sous les drapeaux ».

La première remise solennelle des décorations devra avoir lieu le 15 août 1810.

Une lente mise en oeuvre

L'annonce de la création de cet ordre au relent moyenâgeux suscite surprise, puis méfiance notamment parmi les membres de la Légion d'honneur qui craignent de voir leur ordre dévalué et passer en seconde position. Dès le 24 septembre 1809, le comte Étienne de la Ville-sur-Illon de Lacépède, éminent savant spécialiste de l'histoire des cétacés et grand chancelier de la Légion d'honneur (8), est chargé de remplir provisoirement les fonctions de grand chancelier du nouvel ordre. Le ministère de la Guerre recense les régiments, bataillons et escadrons ayant «participé aux grandes batailles de la Grande Armée, commandée par S.M. l'Empereur et Roi ». Une ambiguïté se fait alors jour : dans le décret, s'agit-il des grandes batailles de la dernière campagne, celle de 1809, ou de toutes les campagnes de la Grande Armée depuis sa création en 1805 ? Les services du ministère dressent donc un état analytique relatif aux huit grandes batailles de la Grande Armée, soit :
– Ulm, du 26 au 28 vendémiaire an XIV ;
– Austerlitz, le 11 frimaire an XIV ;
– Iéna, le 14 octobre 1806 ;
– Eylau, le 8 février 1807 ;
– Friedland, le 14 juin 1807 ;
– Tann, 19 avril, Abensberg, 20 avril, Eckmühl, 22 avril, Ratisbonne, 23 avril 1809 ;
– Essling, les 22 et 23 mai 1809 ;
– Enzersdorf et Wagram, les 5 et 6 juillet 1809.

Les services de la Guerre en extraient deux tableaux synthétiques donnant, dans l'une et l'autre hypothèse, une estimation du nombre de commandeurs et chevaliers à nommer au titre des régiments.

Les chefs de corps, les chefs de bataillon et d'escadrons sont invités à adresser sous pli cacheté au grand chancelier leurs propositions désignant les militaires les plus braves de leur unité (9).

Parallèlement, les ambitions se font jour et les candidatures individuelles se multiplient, soit directement, soit sous couvert de la recommandation d'un maréchal ou d'un général ayant commandé en chef. Certains se contentent de citer sobrement leurs états de service, d'autres n'hésitent pas à dresser de véritables panégyriques de leur carrière en insistant sur le nombre de leurs blessures (10). 
 
Quelques-uns expriment un peu hypocritement leur scrupule à le faire, comme le général Grouchy qui écrit : « Il m'en coûte, Sire, pour rappeler ainsi ce que j'ai pu faire ; mais j'attache un trop haut prix à la marque nouvelle et si glorieuse de l'opinion de V.M. qui fait en cet instant l'objet de mes voeux, pour ne pas vaincre toute répugnance et ne pas déposer à vos pieds les motifs de mes espérances ».
On travaille également à la définition d'un modèle d'insigne, d'après un croquis à main levée réalisé par l'Empereur lui-même (11). Un modèle est retenu qui, dès le 29 novembre, est remis à Vivant Denon pour fabrication des poinçons et matrices. Le 18 février 1810, Napoléon affecte à l'ordre les revenus des mines de mercure d'Idria – en Carniole dans les Provinces illyriennes – estimés à 500 000 francs, ainsi qu'une dotation d'également 500 000 francs sur les domaines des États romains. Il presse le grand chancelier de se réunir en conseil de l'Ordre avec l'archichancelier Cambacérès et le vice-connétable Berthier, et de tout mettre en oeuvre pour tenir l'objectif du 15 août 1810.

La réunion du 21 février 1810

Cambacérès, Lacépède et le grand trésorier de la Légion d'honneur se réunissent le 21 février au palais du prince archichancelier. Le prince de Wagram, vice-connétable et major général de l'armée (12), n'a pu se libérer et s'est fait excuser. La séance est consacrée à une relecture du décret du 15 août 1809 et au relevé choisi par Denon s'est engagé à remettre les poinçons et matrices le 1er mai. Néanmoins, certains points restent en suspens et nécessitent de prendre l'avis de l'Empereur :
– détermination de la couleur du ruban portant la décoration ;
– l'ordre est-il transmissible à tous les descendants directs des maréchaux ou à un seul, par ordre de primogéniture (l'article 3 du décret est imprécis sur ce point) ?
– S.M. n'a pas encore fait savoir si « l'honorable prérogative » s'applique à toutes les batailles de la Grande Armée ou seulement à la campagne de 1809 ;
– le Conseil estime que, lors de la cérémonie solennelle du 15 août, les grands chevaliers, les commandeurs et les chevaliers devraient prêter un serment ; il reste à en fixer les termes ;
– les grands chevaliers ne recevant pas de traitement spécifique, leurs décorations devraient être prises en charge sur le budget de l'Ordre.

La conclusion de Lacépède présente un certain intérêt : « Pendant tout le temps où il plaira à Sa Majesté de charger provisoirement son grand chancelier de la Légion d'honneur des fonctions de grand chancelier de l'ordre des Trois Toisons d'or, il croit pouvoir remplir toutes ces fonctions provisoires, administrer les mines ainsi que les autres domaines de l'ordre, par le moyen de ses bureaux de la Légion, et par conséquent sans aucune augmentation de dépense.

Le grand trésorier de la Légion d'honneur pense aussi que, si cela pouvait plaire à Sa Majesté, il pourrait percevoir les revenus de l'ordre des Trois Toisons d'or et faire faire tous les paiements avec le seul secours de ses bureaux » (13) .

Lorsqu'on souhaite voir enterrer un projet, le meilleur moyen n'est-il pas d'en avoir le contrôle ?

La mise en sommeil et les mines d’Idria

Le 2 avril 1810, l'Empereur épouse l'archiduchesse Marie-Louise d'Autriche. Le projet des Trois Toisons d'or devient alors malséant, voire vexatoire et provocateur, vis-à-vis de son beau-père. Napoléon ne va bien sûr pas le reconnaître mais les opérations lancées sont ralenties ou suspendues – ce qui ne déplaît pas au grand chancelier de la Légion d'honneur –, aucune nomination n'est prononcée et aucune cérémonie ne se déroule le 15 août 1810, en dehors de l'inauguration de la colonne de la place Vendôme.

Dans sa fonction de grand chancelier provisoire, Lacépède se consacre essentiellement à l'administration des mines d'Idria.
Idria est une petite ville de Carniole au bord de la rivière Idria, affluent du fleuve Isonzo se jetant lui-même dans le golfe de Panzano, à l'ouest de Trieste.
Elle est située au fond d'une profonde vallée et on y parvient par un chemin difficile à la très forte pente, impraticable en hiver. Sa création remonte à 1497, lors de la découverte de mines de cinabre, sulfure mercureux dont on extrait le vif-argent (le mercure très utilisé en pharmacopée) et du soufre. Des industries connexes, fabrication de sels mercuriels et verreries, se sont développées dans la vallée. Le rapport établi à la demande de Lacépède précise : « Sa population qui s'est accrue successivement en raison de l'importance qu'acquérait cette découverte, s'élève aujourd'hui à 4 300 habitants. Cette ville, par sa position topographique, devrait jouir de tous les avantages d'une température douce et bénigne, mais les montagnes qui l'entourent et qui lui dérobent la vue du soleil jusqu'au moment où les rayons de cet astre font un angle de 45° à l'horizon, refroidissent considérablement son atmosphère dans la belle saison, et la neige qui, pendant huit mois de l'année, s'amoncelle sur les montagnes rend ses hivers extrêmement rigoureux ».

L'établissement minier a été à l'origine de ce que nous appellerions aujourd'hui un «désastre écologique » : « Les habitants d'Idria sont sujets à des maladies nombreuses et particulières. Les unes n'ont d'autre cause que la situation du pays, couvert en tous temps de brouillards épais, les autres affligent plus particulièrement ceux qui travaillent à la mine et aux fabriques. Plusieurs individus des deux sexes sont atteints de vertiges. D'autres éprouvent des attaques violentes d'épilepsie, dont les accès se réitèrent jusqu'à trois fois par jour. Un grand nombre des ouvriers qui travaillent à la mine sont bientôt attaqués d'un tremblement continuel qui, après quelques années, les rend paralytiques. D'autres subissent une salivation continuelle qui leur fait perdre les dents et les épuise. Ceux qui sont journellement exposés à l'influence des fabriques respirent des vapeurs délétères qui ne leur permettent pas de travailler longtemps de suite ; on est obligé de les faire relever souvent. Lorsqu'un vent du sud pousse ses vapeurs sur la ville, la santé des habitants en souffre ».

Idria constitue l'un des plus importants sites européens de production de mercure, avec trois cents tonnes par an. L'activité industrielle de ce petit « paradis » dégage un revenu annuel supérieur à 500000 francs. Un commissaire de l'ordre, officier en retraite, y est affecté pour en contrôler la gestion, à l'irritation du directeur, ingénieur des mines, qui n'en voit pas l'utilité.

La relance du projet Le 14 octobre 1810, l'Empereur décide de créer une administration de l'ordre indépendante de celle de la Légion d'honneur. Il nomme grand chancelier le général comte Andréossy (14), qui a été gouverneur de Vienne en 1809, et grand trésorier le comte Schimmelpenninck (15), ex-grand pensionnaire de Hollande et sénateur. Andréossy constate que des mutations, des décès sont intervenus et que les « nominations » de 1809 n'ont pas toutes été faites selon les directives reçues. Il décide donc de les faire refaire entièrement et envoie à tous les régiments la circulaire suivante : « Les changements intervenus dans les corps depuis la création de l'ordre des Trois Toisons d'Or jusqu'à ce jour, par retraites, décès, etc. ont rendu inexacts la plupart des scrutins envoyés en 1809, pour proposer les commandeurs et chevaliers des régiments.

« Plusieurs corps, n'ayant pas bien saisi l'esprit des lettres patentes du 15 août 1809, ont envoyé des scrutins irréguliers. Dans quelques régiments, le colonel n'a proposé que le commandeur, et chaque chef de bataillon que les chevaliers. Dans d'autres, on a nommé pour candidats comme chevaliers deux individus du même bataillon, ce qui est contraire à l'intention de l'Empereur qui veut qu'il y ait, pour les corps qui ont assisté aux grandes batailles, un commandeur par régiment, un chevalier par bataillon, et une décoration pour l'aigle de chaque bataillon présent à ces batailles, soit que ce bataillon ait été avec le régiment, soit qu'il ait fait partie d'une demi-brigade provisoire. Dans d'autres régiments enfin, le colonel seul a proposé, les chefs de bataillon n'ont point envoyé de scrutins.

« D'autres corps, qui ont fait les campagnes d'Autriche et de Prusse en 1805 et 1806, mais qui ne se sont pas trouvés à celle de 1809, ont cru ne pas être compris dans le nombre des régiments ayant assisté aux grandes batailles et n'ont point envoyé de scrutins ».

Les désordres étant ainsi corrigés et de nouveaux scrutins – reprenant presque toujours les noms choisis en 1809 – étant soumis par tous les régiments concernés, Andréossy établit un projet d'administration à mettre en place dès les premières nominations et fait des prévisions de budget.

Les dépenses pour la première année sont basées sur la nomination au 15 août 1811 de : 100 grands chevaliers (sans traitement) ; 201 commandeurs avec traitement (26 dans la Garde et 175 dans l'armée) ; 631 chevaliers avec traitement (38 dans la Garde et 593 dans l'armée) ; 199 commandeurs sans traitement.
Pour faire face à ces dépenses, l'ordre disposera au 1er janvier 1812 : des revenus d'Idria pour l'année 1810, soit : 525 661,34 F ; des revenus d'Idria pour l'année 1811, estimés à : 500 000 ; de la dotation sur les États de Rome pour l'année 1811, soit : 500 000 (celle de l'année 1810 n'a pas été versée) ; d'une nouvelle dotation sur la ci-devant Hollande attribuée par l'Empereur mais non encore régularisée, se montant pour l'année 1811 à : 500 000. Total : 2 025 661,34 F.
En année courante, c'est-à-dire hors frais d'achat des décorations, les dépenses s'élèveront à environ 2 millions de francs et nécessiteront une dotation supplémentaire de 500 000 francs (16). Encore faudrait-il que les nominations soient promulguées.

Un écrivain mécontent

Tant que les nominations ne sont pas effectuées, Andréossy n'engage qu'un minimum de dépenses et ne se presse pas car il engrange les revenus qui lui permettront de faire face aux dépenses de premier établissement. Il avait néanmoins demandé à un écrivain nommé Villenave, spécialiste de l'Antiquité (17), un travail sur les ordres de chevalerie antiques. Mais il ne le rétribua pas et Villenave, furieux, apposa la mention suivante sur un document qui, on ne sait comment, s'est retrouvé dans le fonds Andréossy des Archives nationales : « Le mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise fit renoncer au projet d'établissement de cet ordre [celui des Trois Toisons d'or] qui aurait trop contrarié l'empereur François. Le général Andréossy reçut une somme de 18 à 20 mille francs pour indemnité de frais qu'il n'avait pas faits et ne me donna qu'une petite tabatière en or pour huit à dix mois de travail et de recherches sur tous les ordres de chevalerie. J'avais de plus acheté pour environ 500 francs de livres dont plusieurs entrèrent dans le cabinet du général. Je devais être nommé secrétaire général du nouvel ordre et voilà ce que me valut cette promesse et cette espérance ».

Le conseil d’administration du 5 août 1811

Dans une lettre adressée à Berthier le 3 août 1811, Napoléon demande s'il est possible de nommer les grands chevaliers et d'organiser une cérémonie pour les décorer le 15 août suivant, ainsi que les aigles d'un certain nombre de régiments. C'est soudain l'affolement et Andréossy réunit précipitamment le premier conseil d'administration de l'Ordre, constitué de :
Cambacérès, prince archichancelier ; Berthier, viceconnétable ; Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais ; Andréossy, grand chancelier de l'Ordre ; Schimmelpenninck, grand trésorier de l'Ordre.
On commence par dresser la liste des personnes remplissant les conditions exigées pour être nommées grands chevaliers :
1) les princes de la famille impériale : le roi de Rome (en naissant) ; le roi d'Espagne (Joseph) ; le roi Louis ; le roi de Westphalie (Jérôme) ; le roi des Deux-Siciles (Murat) ; le prince Borghèse ; le prince vice-roi (Eugène) ; le prince Félix (Bacciochi).
2) les grands dignitaires : le duc de Parme, archichancelier (Cambacérès) ; le duc de Plaisance, architrésorier (Lebrun) ; le prince de Bénévent, vice-grand électeur (Talleyrand) ; le prince de Wagram, vice-connétable (Berthier).
3) les ministres ayant dix années d'exercice sans interruption : le duc de Gaëte, ministre des Finances
(Gaudin) ; Maret, duc de Bassano, est mis sur la liste mais est ensuite rayé parce qu'il a changé de poste.
4) les présidents du Sénat : seul le comte Lacépède remplit la condition de trois années d'exercice de la présidence.
5) les maréchaux et généraux ayant commandé en chef : le prince de Wagram
(Berthier, cité pour la seconde fois) ; le maréchal duc de Conegliano (Moncey) ; le maréchal Jourdan ; le maréchal prince d'Essling (Masséna) ; le maréchal duc de Castiglione (Augereau) ; le maréchal duc de Dalmatie (Soult) ; le maréchal duc de Trévise (Mortier) ; le maréchal duc d'Elchingen (Ney) ; le maréchal prince d'Eckmühl (Davout) . le maréchal duc d'Istrie (Bessières) ; le maréchal duc de Bellune (Victor) ; le maréchal duc de Reggio (Oudinot) ; le maréchal duc de Raguse (Marmont) ; le maréchal duc de Tarente (Macdonald) ; le maréchal comte Suchet ; le maréchal duc de Valmy (Kellermann) ; le maréchal duc de Dantzig (Lefebvre) ; le maréchal comte Sérurier ; le maréchal comte Pérignon ; le général comte Gouvion Saint-Cyr ; le général duc d'Abrantès (Junot) ; le général duc de Rovigo (Savary) ; le général Chasseloup ; le général comte Dorsenne ; le général comte d'Erlon ; le général Duhesme ; le général Latour-Maubourg ; le général comte Lauriston ; le général comte Loison ; le général comte Marchand (écrit Marchant) ; le général comte Philippon ; le général comte Reynier ; le général Sanson (sous réserve de vérification qu'il a bien commandé en chef au siège de Gérone) ; le général comte Sebastiani ; le général comte Vandamme ; le général Dumonceau (à vérifier).
6) autres : le comte Rampon, membre du Sénat ; le comte Canclaux, membre du Sénat (à vérifier) ; le comte Beurnonville, membre du Sénat ; le comte Andréossy, grand chancelier de l'Ordre ; le comte Schimmelpenninck, grand trésorier de l'Ordre (soit un total de 54 grands chevaliers).

Encore faudrait-il disposer de décorations à remettre aux grands chevaliers « qui seraient nommés et qui se trouveraient présents à Paris au 15 août », c'est-à-dire dans dix jours ! finalement été écarté parce qu'il présentait « l'inconvénient d'une chaîne au cou de l'aigle ». Le Conseil « fixe ses idées » sur un nouveau modèle, dans lequel « l'aigle serait d'or, la pierre à feu bleue, les foudres couleur de feu lisérées d'or, les toisons en or, sur un côté l'effigie de l'Empereur en or, de l'autre côté la lettre N. Les commandeurs porteraient la décoration d'un modèle deux fois plus petit que les grands chevaliers, les chevaliers de la même grandeur que les commandeurs mais l'aigle serait en argent ». Il semblait convenu que « le ruban serait ponceau liséré d'or, même couleur que celle de l'ancien ordre de la Toison ». Mais Cambacérès remet cette décision en cause en proposant « pour le ruban la couleur gros-vert liséré d'or » !

Il faudrait pour le 15 août cinquante décorations de grands chevaliers et soixante-quinze décorations pour les aigles des régiments présents à Paris. Le conseil « pense qu'il est physiquement impossible que ces décorations fussent faites pour le 15 août » et Berthier est chargé d'en rendre compte à l'Empereur(18).
D'autre part, Napoléon ayant demandé qu'on lui fournisse les propositions de commandeurs faites par les régiments, le conseil sollicite enfin l'autorisation d'ouvrir les plis cachetés les contenant. On ne peut pas dire que l'affaire ait été jusque-là conduite avec diligence !
Puis le conseil passe à l'examen de différents points relatifs à la gestion de l'ordre. La situation de trésorerie est satisfaisante (un million de francs en caisse). Les revenus d'Idria et de Rome sont maintenant versés régulièrement et ceux de Hollande sont en cours de régularisation, malgré quelques difficultés liées à la liste civile et à l'apanage du roi Louis.

Andréossy propose un projet de statuts, instituant un grand conseil de l'ordre composé de cinq membres, choisis parmi les grands chevaliers ou parmi les grands fonctionnaires de l'État, et des deux grands officiers (Andréossy et Schimmelpenninck).

Si Andréossy suggère que la cérémonie d'intronisation ait lieu aux Invalides, Berthier estime « plus convenable de la faire aux Tuileries dans la salle du Conseil d'État où serait placé le trône de l'Empereur ». On adopte ensuite à la majorité l'uniforme des grands chevaliers : « Ancien habit français coupé droit, couleur chamois brodé d'or, culotte pareille, bottines forme ancienne de maroquin rouge, éperons, épée en dague portée droite avec un ceinturon, cuirasse en or devant et derrière, entourée d'acier bleu avec ornement de chaînes de laurier et d'olivier. La garniture de la cuirasse de velours pareil à la couleur du ruban de l'ordre liséré d'or. Ces cuirasses seront très légères, le casque sera d'une forme simple, le fond d'or et les ornements d'acier ».

Puis l'on discute des formules de serment qui devront être prononcées par les récipiendaires. Cinq variantes sont retenues : pour le grand chancelier, pour le grand trésorier, pour les grands chevaliers, pour les commandeurs et chevaliers, pour les ministres, sénateurs et grands fonctionnaires civils.

Ainsi les grands chevaliers déclareront : « Je jure par Dieu et par l'honneur d'observer religieusement tous les statuts de l'ordre, de donner aux soldats français l'exemple qu'ils doivent attendre de leurs chefs et de garder à mon souverain la foi d'un sujet soumis et d'un chevalier fidèle ».

Les commandeurs et chevaliers militaires : « Je jure par Dieu et par l'honneur de me soumettre à tous les statuts de l'ordre des Trois Toisons d'or et de défendre au péril de ma vie envers et contre tous les droits de Napoléon Ier comme souverain de l'Empire et grand maître de l'ordre. Je jure de vivre et de mourir sous lesdrapeaux ».
Les civils : « Je jure par Dieu et par l'honneur d'observer religieusement tous les statuts de l'ordre des Trois Toison d'or, de respecter et faire respecter les  Constitutions et les lois fondamentales de l'Empire. Je jure en sujet soumis et chevalier fidèle de ne jamais trahir ma conscience ni la foi due à mon souverain» (19).

Berthier est chargé de soumettre à l'Empereur tous les problèmes à résoudre. Il n'y aura donc point de cérémonie de nominations le 15 août 1811, ni non plus le 15 août 1812 où Napoléon sera quelque part entre Vitebsk et Smolensk, ni le 15 août 1813 où il sera à Dresde au moment où reprennent les hostilités avec la Prusse et la Russie. Les serments ci-dessus ne seront donc jamais prononcés, ce qui évitera bien des parjures en 1814.

La fin de l’ordre des Trois Toisons d’or

À partir de septembre 1811, l'affaire est de nouveau en sommeil.
 
Schimmelpenninck suffit largement à gérer les revenus de l'ordre et Andréossy, tout en restant grand chancelier, est nommé ambassadeur de France à Constantinople le 28 mai 1812. En son absence, l'intérim de la grande chancellerie sera confié à Champagny, duc de Cadore, ministre sans portefeuille, grand chancelier de l'ordre de la Réunion créé par Napoléon en octobre 1811 pour récompenser les services rendus dans l'exercice de fonctions administratives et judiciaires, ou dans la carrière des armes mais sans qu'il soit question d'actes de Andréossy en profite pour s'arrêter à Laybach, capitale des Provinces illyriennes, et se livrer à une inspection des mines d'Idria. Car la situation y est fort tendue entre le directeur des mines et le commissaire de l'ordre. Le premier, l'ingénieur Gallois, reproche au second, l'ex-capitaine Audry, d'être nul en administration, de ne rien comprendre à la minéralogie et de ne pas parler allemand. Certains employés profitent néanmoins de la visite d'Andréossy pour tenter de régler des comptes personnels, comme ce nommé Rosenberg, secrétaire général de l'administration à Idria, qui écrit le 28 août 1812 à « Son Excellence, le grand chancelier et ambassadeur de la Sublime Porte » : « Il y a des individus qui changent en leurs propres intérêts des avantages incalculables de cet économat, et le murmure public, que communément j'observe parmi les employés et les mineurs, menace un succès funeste aux mines et à leur établissement. Je ne me compromets pas, Monseigneur, de spécifier à Votre Excellence l'origine et la totalité des motifs qui causent le tumulte.

Cependant il m'est connu que M. le directeur en chef s'en ait attiré le décrédit (sic) et la défiance à cause de sa dame qui y jouit de peu de réputation et, ce que je sais de précis, c'est que les dépenses que M. et Mme Gallois font pour de splendides banquets, voyages, présents et autres amusements dispendieux, passent par divers titres pour des dépenses extraordinaires de l'administration… ».

Andréossy maintient néanmoins sa confiance à Gallois qui dirige fort bien l'établissement minier, destitue M. Audry et le remplace par M. Bert, « ancien officier d'artillerie que le hasard m'a fait rencontrer à Laybach où l'estime particulière de M. le Gouverneur général l'avait appelé. Il entend et parle très bien la langue allemande puisqu'il est alsacien. Il a des connaissances profondes en minéralogie et une capacité reconnue pour la conduite de grands établissements d'art, un caractère ferme, une probité.

Notes

Notes
(1) La formule est de Corvisart.
(2) Mémoires du général Lejeune, Paris, 1895.
(3) Le Texte de décret n'a pas été inséré dans Le Moniteur et ne figure que dans les archives de la Secrétairerie d'État.
(4) Le 19 mai 1802, la loi de création de la Légion d'honneur ne fut adoptée au Corps législatif que par 166 voix contre 110. André Damien, « L'apparition de l'idée de la création de la Légion d'honneur », Revue du Souvenir napoléonien, n°441, juin-juillet 2002.
(5) Jean Tulard, « La Légion d'honneur devait-elle être une nouvelle noblesse ? », Revue du Souvenir napoléonien, n°442, août-septembre 2002.
(6)  Thierry Lentz, « Les militaires et la création de la Légion d'honneur », Revue du Souvenir napoléonien, n°442, août- septembre 2002.
(7) Nombre de conventionnels morts pour la Liberté et l'Égalité ont dû s'en retourner dans leur tombe !
(8) Jacques Jourquin, « Lacépède, Grand Chancelier et heureux savant », Revue du Souvenir napoléonien, n°442, août-septembre 2002.
(9) ainsi le colonel gudin, commandant le 16e régiment de ligne, désigne le caporal Toussaint Lincé, « le tueur de l'amiral Nelson ». À Trafalgar, Lincé et trois autres grenadiers, postés dans la grande hune du Bucentaure firent feu sur des officiers
aperçus sur le pont du Victory. Il n'est pas avéré cependant que le coup de feu de Lincé soit bien celui qui atteignit Nelson à la colonne vertébrale. On cite également un gabier du Redoutable. Lincé fut nommé chevalier de la Légion d'honneur pour ce fait d'armes supposé et pour sa remarquée descente en rappel de la grande hune
lorsque la mâture du Bucentaure fut abattue par les boulets ennemis. Il disparut pendant la campagne de Russie.
(10) Il semble bien que certains militaires attachaient une grande attention à faire valider la moindre égratignure dans leurs états de service ! On relève ainsi avec quelque surprise le nom de l'adjudant commandant Charles Tristan de Montholon, futur compagnon de l'Empereur à Sainte-Hélène, dont la candidature fait état de deux blessures (reçues à Iéna et à Eckmühl), non mentionnées dans ses états de service. Pour faire bonne mesure, il ajoute même « un coup de feu à la cuisse, le 22 juillet 1793, lors de l'enlèvement des ambassadeurs Maret et Sémonville ». On remarque qu'il était ce jour-là âgé de 10 ans et qu'il reçut sans doute « un bleu » lorsqu'il fut arraché un peu brutalement des bras de son père adoptif Sémonville, lors de l'arrestation mouvementée des ambassadeurs de la République par les troupes autrichiennes.
(11) Selon le colonel Lejeune, lui-même peintre et dessinateur.
(12) Berthier, pour faire simple.
(13) Archives nationales, fonds Andréossy, 169 AP1.
(14) Jean-Édouard Goby, “Andréossy, Antoine-François (1761- 1828), ambassadeur”, Dictionnaire Napoléon, sous la direction de
Jean Tulard, 1987.
(15) Alfred Fierro-Domenech, “Schimmmelpenninck, Roger- Jean, comte, sénateur (1761-1825)”, Dictionnaire Napoléon, sous la direction de Jean Tulard, 1987.
(16) Archives nationales, fonds Andréossy, 169 AP1.
(17) Villenave fait l'objet d'une notice de Jean Tulard dans le Dictionnaire Napoléon.
(18) On ne sait comment il a été reçu !
(19) Archives nationales, fonds Andréossy, 169 AP1.
(19) Archives nationales, fonds Andréossy, 169 AP1.

 


Titre de revue :
Revue du Souvenir Napoléonien
Numéro de la revue :
473
Numéro de page :
pp.37-45
Mois de publication :
novembre-décembre
Année de publication :
2007
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