Une chronique de Charles-Éloi Vial : « Napoleon Bonapawn » ou l’Empereur vu de Las Vegas

Auteur(s) : VIAL Charles-Éloi
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La médiocrité télévisuelle ambiante incite au zapping, et il m’arrive souvent, en bon historien harassé recherchant à se changer les idées, de passer quelques minutes devant Pawn Stars, inénarrable production américaine mettant en scène la vie d’une boutique de dépôt-vente de Las Vegas. La variété des objets proposés m’amuse autant que le sérieux avec lequel des « experts » appelés pour évaluer leur prix déblatèrent sur des statuettes en résine Star Wars des années 1990, présentées et perçues comme des objets de la plus haute Antiquité. Mais peut-on attendre autre chose de ce pays « assez neuf encore », pour paraphraser Talleyrand, autrement dit sans passé ?

Une chronique de Charles-Éloi Vial : « Napoleon Bonapawn » ou l’Empereur vu de Las Vegas
Charles-Eloi Vial © DR

Pour moi, le suspense est à son comble quand apparaissent des objets surgis de la vieille Europe, des tréfonds du XVIIIe ou du XIXe siècle, plus rarement du XVIIe. Comment ont-ils traversé l’Atlantique ? Se sont-ils transmis, de la malle de l’immigrant sans le sou jusqu’au grenier de la maison de quelque riche banlieue, avant d’être vendus sans le moindre état d’âme pour payer des vacances en Floride (un des arguments de vente les plus souvent invoqués) ? Ou ont-ils circulé, par des voies mystérieuses, de collectionneur à collectionneur, comme ces improbables statuettes africaines ou monnaies chinoises qui apparaissent parfois à l’écran ? Sur tous ces livres anciens, ces armes, monnaies ou autographes tous terriblement déplacés et déphasés dans un tel pays, le téléspectateur a droit à un bref commentaire, rappelant parfois de la biographie d’un personnage marquant, une date, un haut-fait ou une coutume oubliée.

Justement, pour les quelques antiquités venant d’Europe, le détour vaut parfois la chandelle. Napoléon est probablement le souverain européen le plus présent dans l’émission (l’auteur de ces lignes passera sur une séquence navrante concernant une poire à poudre de toute évidence du XIXe siècle, ayant « probablement appartenu à un proche de Louis XIV » car une fleur de lys y figurait). L’aura qui entoure l’Aigle est loin de s’affaiblir avec la distance et même outre-Atlantique, elle fait toujours son petit effet, comme le montre cet épisode où fut présenté un ensemble de trois armes, française, anglaise et prussienne, recueillies sur le champ de bataille de Waterloo, provenance fascinante, et qui pourrait amener du grain à moudre à toutes les réflexions autour de l’histoire de la mémoire de la bataille.

Émission Pawn Stars. Source : YouTube
Émission Pawn Stars, épisode : Battle of Waterloo Swords. Source : YouTube

Les fidèles de l’émission se souviendront d’avoir frôlé le drame en 2013, quand un fac-similé d’une lettre de l’Empereur avait failli être acheté au prix fort, avant d’être repéré à temps par un expert. En 2016, un épisode de la saison 12 intitulé « American Complex » nous a enfin montré une lettre authentique de Napoléon, encadrée avec une gravure. L’origine du document saute aux yeux : les archives Clarke, dont tout un lot a malheureusement été dispersé, réapparaissent encore régulièrement dans le commerce. Sur celle-ci, on reconnaît parfaitement la belle écriture du secrétaire Méneval : « Monsieur le général Clarke, il n’y a pas de doute qu’il faille remplacer la poudre qu’on retirera de Toulon. Il ne faut en faire venir de Gênes qu’autant qu’on serait sûr qu’il y en a beaucoup trop en Italie. Sur ce je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. Paris, le 29 mars 1809, Np ». Une rapide recherche sur Internet confirme que la lettre est passée en vente à Paris en 2011, et il est amusant de voir qu’elle se retrouvait donc en 2016 encadrée au-dessus d’une cheminée du Nevada. La rapidité de circulation de ces documents – considérés pourtant par les archivistes français comme appartenant au domaine public – a parfois de quoi laisser pantois, comme la tendance que peuvent immédiatement avoir les collectionneurs à insérer leurs achats dans un « reliquaire », ici sous la forme d’un cadre, au mépris de la fragilité du papier ancien supportant mal la lumière. L’expert en autographes appelé à la rescousse pour authentifier et estimer la lettre a en tout cas donné une estimation haute, à 1 500 $, soit presque trois fois son prix de vente en 2011. Comme quoi Napoléon, « toujours lui, lui partout » comme disait Victor Hugo, fait toujours vendre…

Si la question pourtant passionnante du ravitaillement de la place de Toulon a semblé laisser de marbre les intervenants de l’émission, on appréciera leurs commentaires qui nous informent que l’empereur des Français fut « a really, really interesting guy », « with a little bit of ego ». Quelques remarques supplémentaires apprennent qu’il renomma son épouse Joséphine, n’aimant pas son prénom initial… Marie (et tant pis pour le si joli Marie-Josèphe-Rose que même la version anglaise de Wikipédia prend soin de préciser). Le téléspectateur américain moyen n’en saura donc pas plus sur Napoléon, ses batailles ou son œuvre civile, et l’historien de l’Empire en ressortira immanquablement déçu, et peut-être même inquiet de la vacuité du discours historique tenu par l’émission. Le sentiment un peu grisant que partagent les téléspectateurs en ayant l’impression de se cultiver, même de façon superficielle, serait donc factice ? Même sur C-Star, à une heure de grande écoute, l’histoire est décidément une affaire de critique. On pourrait, après avoir éteint la télévision, se poser d’infinies questions sur l’enseignement de l’histoire en France comme aux États-Unis, sur l’indispensable bonne vulgarisation que les historiens rechignent souvent à écrire en laissant la place à des experts autoproclamés, mais aussi, et l’existence de cette émission le montre, sur la curiosité que suscite encore le passé. En raison du caractère inédit de ce document, la lettre ayant jusqu’à présent été publiée à partir de la minute (Volume IX de la Correspondance générale de Napoléon Ier, coéd. Fayard/Fondation Napoléon, 2013), il faudra nécessairement le mentionner dans une future édition complémentaire, peut-être en ligne, de la Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, en y mentionnant comme source archivistique en bonne et due forme l’épisode de Pawn Stars dont il vient d’être question. La question peut enfin se poser : ne faudrait-il pas inviter Rick, Corey et Chumlee à Paris pour une formation accélérée en histoire napoléonienne ?

Charles-Éloi Vial, février 2020

Charles-Éloi Vial est archiviste paléographe, conservateur des bibliothèques et depuis 2012 en poste au département des manuscrits de la BnF, service des manuscrits modernes et contemporains. Il a reçu le Prix Premier Empire 2017 de la Fondation Napoléon pour sa biographie de Marie-Louise (Perrin, 2017)

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