Une chronique de Juliette Glikman : chacun cherche son temps. Les noms d’époque, entre rythme historique et imaginaire national

Auteur(s) : GLIKMAN Juliette
Partager

La chronologie fait son grand retour dans les programmes scolaires comme dans les ouvrages de vulgarisation. L’analyse historique résiste à l’invocation de l’économiste François Simiand, qui recommandait en 1903 d’abattre « l’idole chronologique ». Les dates, loin d’être des balises ennuyeuses, relèvent désormais du champ de l’étude. Ainsi, le XIXe siècle fut le premier de l’histoire humaine à être pensé tel par les contemporains. Néanmoins, ce XIXe siècle envisagé sous sa valeur ordinale vaut surtout pour l’ère occidentale, qui l’associe à l’idée du progrès : ce repère fonctionne médiocrement pour les mondes asiatiques, la Chine et le Japon. Au sein même de ce XIXe siècle, les découpes sont-elles si évidentes ? Et surtout comment comprendre les dénominations attribuées à ces époques ? Suivre la logique de ces désignations, leurs mutations et leurs rejets, telle est l’ambition de Dominique Kalifa, qui coordonne aux éditions Gallimard quatorze articles qui auscultent ces « noms d’époque » depuis la Restauration jusqu’à l’« ère des post- ». Sous la terminologie savante de chrononymes, Risorgimento, Printemps des peuples ou Fin de siècle sont dépouillés de leur banalité apparente. Derrière les faux-semblants de l’évidence, se devine l’incapacité des Européens à appréhender un temps bouleversé par la Révolution.

Une chronique de Juliette Glikman : chacun cherche son temps. Les noms d’époque, entre rythme historique et imaginaire national
Juliette Glikman © DR

« Les noms propres que l’on donne au temps ne sont pas de simples artefacts (…).  Les élucider, en identifier la nature, les écarts ou les usages, se révèle essentiel », plaide Dominique Kalifa. Par la grâce d’une désignation, l’événement s’agrège en récit collectif. Du moins, était-ce l’espérance des émigrés français, qui ont qualifié de Restauration le retour des Bourbons sur le trône de France. Le choix n’a pas été immédiat : le comte de Provence, prétendant en exil, exprimait son possible avènement à travers des termes variés, « rétablissement », « réintégration », « rappel »… Le mot sert, au cours du printemps 1814, à qualifier le relèvement de monuments liés au souvenir de l’antique monarchie (par exemple, la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf). Ces projets de conservation patrimoniale facilitent le basculement vers la sphère politique, l’attente du rétablissement providentiel des anciennes lois fondamentales. Mais la conviction progressive d’un impossible retour en arrière métamorphose le terme en synonyme de transition : « Ce que la Révolution a fondé, la Restauration l’a fréquemment avalisé tout en le décriant » (Philippe Boutry).

Les noms du temps bousculent les frontières. Ainsi, le Printemps des peuples, expression élargie à l’échelle de l’Europe pour désigner l’effervescence révolutionnaire qui menaça d’emporter les monarchies conservatrices en 1848, a surtout une filiation germanique. Ce Printemps des peuples a pour date inaugurale Leipzig, « la bataille des nations » d’octobre 1813, qui marque l’éveil du sentiment unitaire allemand. « Craint ou espéré, le Printemps des peuples résume en une formule parlante les enjeux qui opposent libéraux et conservateurs sur le devenir de l’Allemagne », juge Jean-Claude Caron. Cet imaginaire est habilement capté par le royaume de Prusse au bénéfice d’une construction « par le haut » de l’Empire allemand. D’ailleurs, en 1885, Bismarck, promoteur d’un régime autoritaire bien éloigné du rêve libéral du Parlement de Francfort, déclare avec cynisme au Reichstag : « Le printemps des peuples, c’est moi qui l’ai créé en créant l’unité allemande. »

À l’heure des États-nations, chaque pays tend à sécréter ses propres noms de temps, façon d’affirmer la spécificité de sa trajectoire. The Gilded Age (âge du toc) sert à désigner les États-Unis des années 1870, la formule visant à dénoncer la corruption des institutions américaines gangrénées par les agissements des « barons voleurs », parvenus du rêve américain (Venita Datta). Or, ces noms du temps ne sont nullement des références glacées dans l’ombre du passé. L’expression Gilded Age renaît vers 1990, sous la plume d’auteurs américains prompts à recenser les inégalités de revenus de l’ère Reagan. La Fin de siècle bénéficie d’une refloraison à l’expiration du XXe siècle, dans un éternel retour qui mêle nostalgie du bon vieux temps et crainte d’un avenir effrayant. Le Risorgimento, héroïsé à la hauteur d’un roman national, souffre désormais de la concurrence de contre-récits qui se plaisent à décrire un processus oppresseur et anti-chrétien.

Enfin, il faut reconnaître qu’avec l’avènement du Peuple souverain, les monarques se révèlent impuissants à caractériser leur temps. Une exception, l’ère victorienne, qui recouvre à la fois le règne de Victoria (1837-1901) et un ensemble de valeurs et de pratiques associées à l’apogée de la puissance britannique : « Bien avant sa mort, la reine Victoria avait déjà donné son nom au XIXe siècle » (Miles Taylor). Finalement, Napoléon, qui prétendait inscrire ses pas dans ceux de César et Alexandre, a échoué à dénommer son temps. À l’épreuve des chrononymes, il est surpassé par l’impératrice des Indes.

Juliette Glikman, Docteur en histoire, chercheur associé à l’université de Paris-Sorbonne.
mars 2020

Juliette Glikman est l’autrice de la plupart des cours de notre section Enseignants > Lycée > Second Empire (2019)

Les noms d’époque, dir. Dominique Kalifa
© Gallimard 2020

Les noms d’époque. De « Restauration» à « années de plomb »
Ouvrage collectif de Philippe Boutry, Jean-Claude Caron, Johann Chapoutot, Venita Datta, Laurent Douzou, Jeanne Moisand, Pascal Ory, Emmanuelle Retaillaud, Marie-Pierre Rey, Willa Z. Silverman, Isabelle Sommier, Carlotta Sorba et de Miles Taylor. Édition publiée sous la direction de Dominique Kalifa
Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque des Histoires, janvier 2020

Partager