Savez-vous qu’une société spécialisée développe en ce moment le stupéfiant projet de cabines implantées dans les pharmacies, avec écran et télé-médecin certes, mais aussi tout l’attirail permettant des analyses rapides et automatisées (tension, sang, rythme cardiaque, etc.). Qui sait si un jour de tels engins ne prendront pas leur place aux côtés du photomaton, de la photocopieuse à pièces et du distributeur de sucreries dans les galeries marchandes. Les soins ne sont-ils pas une « consommation », ainsi qu’on l’entend souvent dire par les technocrates ?
Ces projets nous ramènent à la fin du XVIIIe siècle, à un moment où quelques hommes de l’art imposèrent une révolution aussi humaniste que technique : l’auscultation moderne. Pour simplifier, jusqu’alors, le médecin ne touchait pas le malade mais l’observait, le faisait parler, reniflait ses humeurs corporelles ou le produit des saignées et, le cas échéant, triturait avec dégout ses selles.
En quelques années, un groupe de médecins imposa une pratique qui nous semble être aujourd’hui le b-a-ba : on s’est mis à toucher, à palper, à écouter, à percuter et, plus encore, à « entendre » le patient, premières avancées de ce qu’on appelait pas encore la psychologie.
Tout ceci s’est passé, en gros, sous Napoléon, avec, par exemple : Bichat, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu, et son Traité des membranes, ses Recherches physiologiques et son Anatomie générale ; Broussais, médecin-chef de l’armée d’Espagne, Larrey, chirurgien chef de la Grande Armée, Percy, créateur d’un corps mobile de chirurgiens, Dupuytren, chirurgien en second à l’Hôtel-Dieu, Desgenettes, médecin-chef de la Grande Armée, qui firent progresser les connaissances anatomiques, la médecine « d’urgence » et la chirurgie ; les philosophes aussi (Destutt de Tracy, Maine de Biran, Cabanis, …) commencèrent à établir le lien entre physique et psychique, mouvement couronné par les pratiques et les publications de Philippe Pinel.
Sur cette équipe régnait Jean-Nicolas Corvisart. Formé sous l’Ancien Régime, ancien de l’hôpital fondé par Mme Necker, titulaire de la chaire de médecine à Paris et premier médecin de l’Empereur, il était un adepte des théories de l’Autrichien Auenbrügger, inventeur de la percussion, dont il avait traduit le principal traité. Fort de sa position auprès du souverain, il milita et finit par imposer une médecine fondée sur la science et, surtout, ce que d’aucuns ont appelé le « coup d’œil médical » pour des auscultations modernisées : vue, toucher, odorat et audition en étaient la base avant de poser un diagnostic. Plus concrètement, c’est lui qui mit au point le premier stéthoscope que son élève Laennec perfectionna avant de publier un immense Traité d’auscultation interne (1819) qui s’inspirait des travaux de son maître. Deux siècles de pratique médicale ont suivi cette déferlante de progrès qui plaçait le patient –ou si l’on préfère : l’Homme- au cœur de la pratique médicale. « La théorie se tait ou s’évanouit presque toujours au lit du malade », expliquait Corvisart, qui fut donc bien plus que le médecin personnel de Napoléon.
En tentant de faire croire que la télémédecine permettra de se passer d’être au lit du malade, que l’œil et la main du médecin peuvent être remplacés par des capteurs, que la connaissance de la psychologie du patient est superflue, qu’il est inutile de scruter ses réactions au moment de l’examen, quelques apprentis-sorciers reviennent au fond sur 200 ans de progrès. On voit les dégâts qui résultent des simplifications, des centres d’appels, des démarches en ligne et autres dans des domaines autrement moins vitaux. On peut les redouter aussi dans celui de la médecine.
Tout historiens ou passionnés d’histoire que nous sommes, gardons un œil sur ces projets dont la généralisation serait un peu plus que la deuxième mort de Corvisart.
Thierry Lentz est directeur de la Fondation Napoléon et historien.
Septembre 2020