Une chronique de Valérie Durand : les frères Goncourt, scandaleux blogueurs chez la princesse Mathilde

Auteur(s) : DURAND Valérie
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Tout commence le 2 décembre 1851. Edmond et Jules de Goncourt passent la nuit soucieux des affiches devant annoncer, sur les murs de Paris, l’heureuse nouvelle de la parution de leur premier roman à quatre mains, En 18…. « Hélas ! Seigneur, […], j’ai vu un coup d’État ! […] Mais qu’est-ce qu’un coup d’État, qu’est-ce qu’un changement de gouvernement pour des gens qui, le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance (sic) ironique, c’était notre cas. ».
Dépassés par les événements qui secouent Paris, les frères écrivains consignent ainsi pour la première fois leur journée, de leur point de vue fort décevante, dans ce qui deviendra leur Journal. Ils en rapporteront ainsi bien d’autres, jusqu’en 1896 pour Edmond – « veuf » de son frère, comme il le dit lui-même, depuis juin 1870 – alors que se meurt aussi le Second Empire. Une œuvre écrite en parallèle de leurs romans, biographies et pièces, gardée secrète pour n’être publiée qu’après leur mort. Pour une postérité en attente, peut-être pour ne pas blesser leurs contemporains, tant ce tableau littéraire de leur temps est assaisonné au vitriol. Dotés des outils du XXIe siècle, ces habitués du salon de la princesse Mathilde auraient fait de féroces blogueurs, et nul doute que leurs aphorismes fielleux auraient fait un tabac sur Twitter…

Une chronique de Valérie Durand : les frères Goncourt, scandaleux blogueurs chez la princesse Mathilde
Valérie Durand © Day-Click 2018

« Il faut mépriser le public, le violer, le scandaliser, quand en cela, on suit sa sensation et qu’on obéit à sa nature. Le public, c’est de la boue qu’on pétrit et dont on se fait des lecteurs », écrivent les terribles siamois dans leur Journal, en 1865. Une profession de foi qui ferait peut-être fuir l’annonceur de nos chaînes de télévision, énoncée telle quelle au grand public, mais qui trouverait sans doute ses voies pour s’exprimer, et avec succès, au travers d’un blog au parfum de scandale, ou de quelque statut Facebook bien senti.
De leur temps, les Goncourt furent “sponsorisés” par la princesse Mathilde, qui obtint notamment du directeur de la Comédie française que soit représentée, sans le succès attendu, leur pièce Henriette Maréchal. Aussi, celle-ci ignorait que dans le même temps, ses « bichons », comme elle aimait à les surnommer, la décrivaient comme « une espèce de Marguerite de Navarre dans la peau d’une Napoléon ».  « Cette grosse femme, reste de belle femme, un peu couperosée, la physionomie fuyante et des yeux assez petits dont on ne voit pas le regard ; l’air d’une lorette sur le retour. » La « grosse femme » aurait sans doute apprécié l’hommage.

Salon de la Princesse Mathilde - 24 rue de Courcelles, Paris © Musée national du château de Compiègne.
Salon de la Princesse Mathilde – 24 rue de Courcelles, Paris © Musée national du château de Compiègne.

Dans ces milliers de pages, tout est rapporté, avec minutie, mais surtout beaucoup moqué. On y trouve des portraits acerbes donc, des instantanés de leurs rencontres avec les célébrités du siècle – Flaubert, Gautier, Renan, Zola, … –, des potins, des réflexions, mais aussi des notes de restaurant, quelques fadaises du quotidien, et beaucoup de méchancetés, y compris pour eux-mêmes.

C’est que ces fils d’un officier de la Grande Armée auraient voulu vivre au XVIIIe siècle. Ou plutôt un XVIIIfantasmé. Oh pas celui des Lumières, pas le siècle de Voltaire ni celui de Robespierre, mais celui de l’Ancien Régime, ou de ce qu’ils en rêvaient.
Ce XIXe où se lève l’industrie, le libéralisme, ils l’abhorrent et le trouvent vain. Heureux de choquer, ils n’hésitent certes pas, dans leurs romans, naturalistes avant Zola, à dépeindre crûment et méthodiquement l’hôpital, les artistes ou la bourgeoisie. Et, versant dissimulé de leur littérature, le Journal est plus fermement une bombe à retardement qui ne frappe pas seulement la société, mais surtout ses membres parmi les plus illustres, et nommément. Reprenant le topos du theatrum mondi, les Goncourt constatent que si le monde est un théâtre, chacun finit par l’accepter pour en jouer.
Le personnage de La Faustin, tragédienne inspirée de Rachel et de Sarah Bernardt, écrit par Edmond seul, fait de sa vie une scène et prend la pose dans le décor mondain pour composer sa propre existence, finissant par s’y perdre. Pas dupe, l’infréquentable mais si fréquentée fratrie garde quant à elle le masque des apparences, sans pour autant trébucher dans sa propre hypocrisie. Tout au plus sont-ils parfois soupçonnés par leurs hôtes de prendre des notes dans leurs manches pendant la conversation, mais ils sont si sympathiques ! Si l’ami Flaubert doute, les lettres mielleuses sont là pour rassurer, ignorant que dans le même temps sont écrites des lignes qui l’accablent, sur un autre support.

Portraits d'Edmond (à gauche) et Jules de Goncourt, par Felix Nadar, 1854 © Wikicommons
Portraits d’Edmond (à gauche) et Jules de Goncourt ( à droite), par Felix Nadar, 1854 © Wikicommons

« La médisance est encore le plus grand lien des sociétés », confient les chenapans en une saillie efficace. Cinquante-cinq caractères : le tweet parfait.
Leur talent dans l’art du dénigrement leur aurait sans doute valu aujourd’hui les nombreux retweets de nombreux followers, qu’ils auraient eux-mêmes raillés non sans les séduire, toujours. Le bad buzz eut été quotidien, et ils s’en seraient régalé, car la mauvaise réputation ne les aurait sans doute pas empêché d’être invités sur les plateaux de télévision de 2021, face à quelque polémiste. Elle aurait même probablement aidé à une plus ample promotion de leurs romans, injustement méconnus. Plus difficile, finalement, sous le Second Empire, notamment dans un contexte de censure réelle, et on comprend qu’ils aient alors retenu leurs tirs.

Avez-vous vu ou lu La Chronique des Bridgerton qui cartonne sur Netflix, et fait un retour fracassant en tête de gondole des librairies ? Une mystérieuse narratrice-témoin y expose la vie et les secrets des familles de l’élite londonienne de la première moitié du XIXe siècle, via des billets à succès, distribués à celle-ci même, et créant ainsi le scandale quotidien. Imaginez le même principe, la causticité (et le talent littéraire…) en plus. Avec un peu d’imagination, la fameuse plateforme de streaming a peut-être une piste à suivre.

Valérie Durand
Juillet 2021

Valérie Durand est responsable des réseaux sociaux de la Fondation Napoléon

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