Une chronique de François Houdecek : la première lettre de Napoléon à Joséphine ou le mystère d’un fac-similé…

Auteur(s) : HOUDECEK François
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Une chronique de François Houdecek : la première lettre de Napoléon à Joséphine ou le mystère d’un fac-similé…
François Houdecek © Rebecca Young/Fondation Napoléon

Dans l’imaginaire collectif, le couple Napoléon et Joséphine forme un duo inséparable. Leur rencontre, leur relation pleine de soubresauts, leur séparation dictée par la raison d’État, mais finalement leur attachement réel, sont autant de rebondissements que Pierre Branda a mis en lumière dans sa récente biographie de l’Incomparable Joséphine (Joséphine. Le paradoxe du cygne, Perrin, 2016). Couple très en vue, les tabloïds, s’ils avaient existé, se seraient régalés des rumeurs et des anecdotes, qui, dès l’époque, passionnaient le public.

Comment approcher au plus près leur relation, qui intriguait autant qu’elle fascinait, autrement que par leur correspondance ? Lire leurs lettres privées permet de toucher une part du « mystère » Napoléon, car il s’y dévoile plus que dans aucune autre correspondance. Les collectionneurs, les faussaires et les éditeurs l’ont bien compris dès les premières années d’après Empire ! Les autographes de Napoléon se vendaient déjà à prix d’or dans Paris pour ceux qui voulaient toucher un petit bout de celui qu’on appelait alors Buonaparte. Charles Tennant, de passage à Paris dans son tour d’Europe, acheta ainsi huit lettres de Napoléon à Joséphine qui avaient été dérobées à Malmaison en 1814, il les publia en partie en fac-similé en 1822 (A tour Through parts of the Netherland, Holland, Germany, Switzerland, Savoy and France in the year 1821-1822, Londres). Ce fut la même aventure pour les 20 lettres publiées dans les Mémoires d’une contemporaine d’Ida Saint-Elme en 1827-1828. Ces missives dispersées dans le courant du XIXe sont aujourd’hui en collections privées. En plus de ces dernières, il y aurait quelques dizaines de missives de Napoléon à Joséphine sur le marché, dont chaque apparition en vente est un évènement. En 1997, Bill Gates a acheté pour l’équivalent d’un peu moins de 100 000 euros la fameuse missive du 30 mars 1796 : « Je n’ai pas passé un jour sans t’écrire, je n’ai pas passé une nuit sans te serrer entre mes bras […]. » Avec les bicentenaires napoléoniens, les enchères se sont envolées. Le pic a été atteint en juillet 2007 où il fallait débourser près de 400 000 euros pour la lettre de février-mars 1796 dans laquelle Napoléon déclarait sa flamme : « Je te donne trois baisés, un sur ton cœur, un sur ta bouche, un sur tes yeux. » C’est un record presque mondial pour un document de cette nature ! Depuis, les prix ont un peu baissé, mais une lettre de 1796 se négocie tout de même entre 130 000 et 250 000 euros.

Avec des prix aussi élevés, on comprend que de tels documents aiguisent, au-delà de la curiosité, les appétits ! Il n’est pas rare que nous soyons interrogés par des personnes possédant des documents qui ont l’aspect d’un original… Parfois, ce travail se transforme en véritable petite enquête. Car, lorsque l’on est interrogé par un marchand américain sur la première lettre échangée entre Napoléon et Joséphine, on comprendra que les enjeux et la circonspection sont encore plus grands !

Cette première missive aurait été envoyée à Joséphine par Napoléon le 28 vendémiaire an IV [20 octobre 1795] soit quelques jours après la rencontre du futur couple impérial dans les circonstances que l’on connaît. Publiée sous le n° 350 de notre Correspondance générale, cette lettre nous avait beaucoup intrigué et avait fait l’objet de quelques recherches. Elle est connue depuis 1840 par la publication de son fac-similé par le baron de Coston (Biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, Marc Aurèle frères, 1840, t. 1, p. 430-431.). Sans avoir jamais vu l’original, mais non sans quelques doutes d’usage, le baron estime que cette missive, qui ne porte aucun destinataire,était destinée à Joséphine. Par la suite, les nombreuses publications qui ont relaté les relations entre les deux personnages ont repris les conclusions du baron. Ce dernier omit de mentionner sa source, ce que nous a signalé Peter Hicks.

C’est en 1818, dans le troisième volume d’un ouvrage intitulé L’Écolier de Brienne par un certain « baron de B » que, semble-t-il, ce document fait son apparition pour la première fois. Il était accompagné au volume 2 (1817) d’une lettre de Joséphine de la même période adressée à Barras. Le premier volume publiait en 1817 le manuscrit de la main de Napoléon qui donna lieu à ce que nous appelons l’affaire Vilnius-Princeton, faux document qui est un montage de deux post-scriptum de lettres à Barras. Il était alors courant pour les publications de reproduire un ou plusieurs documents pour cautionner le propos de l’ouvrage que l’on publiait. Et pour cette publication du sérieux, il en fallait ! Par un procédé bien rôdé, sous couvert de redresser la vérité, un chambellan, se disant ami de Napoléon et l’oreille de ses confidences, raconte la vie de l’Empereur de Brienne à l’embarquement pour l’île d’Elbe. En 1817, l’anonyme baron B. n’est pas un inconnu du public. Sous cette mystérieuse initiale, cet auteur de pamphlets assez prolixe s’est spécialisé à compter de 1815 dans les livres à sensation portant sur la vie intime de Napoléon, Joséphine, mais également Barras, ou Carnot. À en croire les 6 rééditions de 1815 des Mémoires secrets de Napoléon Bonaparte, l’auteur rencontre un petit succès auprès d’un public avide de cancans sur l’exilé de Sainte-Hélène et de son épouse que l’on disait alors sulfureuse ! Mais qui est ce baron B. qui semble si bien informé et qui a eu accès à des documents ayant appartenu à Barras ? Un nom circule : Charles Doris de Bourges… qui s’avère être lui-même un pseudonyme ! Le très sérieux Dictionnaire de biographie française note que toutes les hypothèses pour identifier cet anonyme sont restées infructueuses, et que sous le nom de Doris se cacherait probablement plusieurs auteurs parmi lesquels apparaîtrait l’ancien secrétaire de Napoléon : Bourrienne. Reste qu’en 1817, l’Écolier de Brienne publia le fac-similé de cette première lettre autographe et l’attribua pour la première fois à Joséphine. Coston, reprenant ce document, l’a popularisé auprès des historiens.

Le mystère autour de cette lettre s’obscurcit encore lorsque, durant nos recherches de 2003, nous avons découvert un document daté de 1816 dans les fonds du Service historique de la Défense. Le dossier d’un certain Drez (SHD, GR 2 Ye, dossier Drez.) est constitué d’une copie de cette missive portant la mention : « adressée au citoyen Drez, maison de Nevers, rue Orléans-Saint-Honoré, rue Saint-Honoré. », seule pièce figurant au dossier, ce personnage est un parfait inconnu. Tout juste peut-on dire que cette ancienne rue, disparue en 1890 lors du percement de la rue du Louvre, est bien réelle, ainsi que la « maison de Nevers » qui appartenait au conglomérat de l’hôtel de Verthamont (appelé aussi Grand hôtel d’Aligre) et que son entrée donnait sur la bonne rue. On peut penser à un prête-nom pour masquer une relation naissante. Mais à cette date Joséphine venait tout juste d’emménager rue Chantereine, après avoir vécu rue de l’Université. La logique porte cependant vers une missive adressée à Joséphine, car à qui d’autre Bonaparte pouvait-il écrire de la sorte à cette date ? (voir la transcription de la lettre ci-dessous) Nos tentatives pour trouver l’original de ce document, qui pourrait venir à bout du mystère, se sont révélées infructueuses. La Bibliothèque nationale de France (BnF, Nouvelles acquisitions françaises, 16320, fol. 208.) ne conserve qu’un fac-similé, celui de 1818. Ce document, qui nous trompa en 2004, ressemble comme un frère au document qui nous est parvenu dans le courant de l’été qui nous a fait rouvrir notre petite enquête.

Au-delà du mystère de cette missive qui, pour l’heure, demeure dans une impasse, les publications précoces ont mis sur le marché des fac-similés plus vrais que nature qui trompent aujourd’hui plus d’un chasseur de trésor ! Comme le document Vilnius-Princeton, cette lettre en est le symbole. Le marchand américain qui nous a interrogé a produit une liste de ventes remontant au XIXe siècle qu’il devait penser gage d’authenticité ! Nous l’avons engagé à multiplier les expertises, car son document semble être trafiqué pour tromper les experts. Mais, comme pour lui, nous avons souvent la tâche un peu triste d’apprendre aux personnes nous sollicitant que le trésor espéré n’en est pas un.

Surtout, cette petite recherche nous rappelle que, même achevé en 2018, le travail de publication de la Correspondance de Napoléon est en perpétuelle évolution et que la perspective de la mise en ligne du 1er volume courant 2022 est très enthousiasmante !

François Houdecek, septembre 2021
François Houdecek est responsable des projets spéciaux à la Fondation Napoléon

► Fac-similé de la lettre du 28 vendémiaire an IV [20 octobre 1796] reproduit en frontispice de l’Écolier de Brienne, Paris, 1818, vol. 3.

Cette découverte nous permet de revoir la transcription de cette lettre, l’italique marque la différence avec la publication :

28 vend.

« Je ne conçois pas ce qui a pu donner lieu à votre lettre… Je vous prie de me faire la justice [auparavant plaisir] de croire que personne ne désire autant votre amitié que moi, et n’est plus porté à pouvoir faire quelque chose qui puisse le prouver. Si mes occupations me l’avaient permis, je serais moi-même venu porter ma lettre. »
Buonaparte

 

Titre de revue :
inédit
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