Vassiliï Mikhaïlovitch Golovnine à Sainte-Hélène en avril 1819

Auteur(s) : GOLOVNINE Vassiliï Mikhaïlovitch
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En avril 1819, le navigateur renommé Vassiliï Mikhailovitch Golovnine fit escale à Sainte-Hélène. Célèbre à l’époque pour sa captivité au Japon 1811-1813 et sa description de ce pays en autarcie, Golovnine se trouvait à Sainte-Hélène à la conclusion d’un second grand voyage de trois ans autour du monde. À la différence de Otto von Kotzebue, le dernier capitaine/explorateur russe à se trouver au large de Sainte-Hélène (avril 1818), qui fut repoussé, Golovnine fut accueilli chaleureusement, logé à Jamestown, et on lui a donné permission de fréquenter le commissaire russe, le comte Alexandre de Balmain. Dans son rapport au tsar Alexandre du 5 avril 1819, ce dernier donne le contexte de cette visite[1].

[1] La Revue politique et littéraire, dite « Revue Bleue », 4 séries, tome 7, No. 22, 5 juin 1897, p. 721.

« La frégate de Sa Majesté le Kamshatka, capt. Golovnine, a relâché à Sainte-Hélène le 1er de ce mois et en est repartie le 3.
Je ne sais par quelle impulsion nouvelle, extraordinaire, sir Hudson Lowe a tout à coup changé de conduite vers les Russes. Le capt. Kotzebue n’avait pu obtenir la permission de me voir et le capt. Golovnine vient de passer deux jours avec moi. Non seulement il lui a permis de mouiller dans une des rades de l’île, mais il n’a mis aucun obstacle à le laisser descendre à terre, et lui a envoyé l’eau, les provisions fraîches, les légumes etc… dont il avait besoin. J’ai été réellement surpris et tout à fait émerveillé de sa condescendance envers lui.
Le capt. Golovnine étant renommé par ses voyages de découverte et sa longue captivité au Japon a été reçu ici avec de grands honneurs.
Je regrette infiniment de n’avoir pu le présenter à Napoléon qui sans doute eût été charmé de le voir et peut-être aurait voulu le charger d’une lettre à notre Auguste Maître. »

En dépit de quelques imprécisions, le récit suivant (très peu connu) puise dans l’expérience personnelle du navigateur russe et de ses conversations avec le commissaire russe et avec des militaires britanniques et donne de détails très intéressants surtout sur le niveau de sécurité pour les vaisseaux « étrangers » au large de l’île, avec les différents mots de passe de terre et de mer, le passage pendant toute la nuit des patrouilles parmi les vaisseaux amarrés dans la rade.
Cette description de Golovnine de sa tour du monde 1817-1819 fut rédigée en 1822[1]. 

« Chapître 14 – Île de Sainte-Hélène

[…]

Le 7 [mars], la tempête s’est calmée. Le 10 mars[2], nous aperçûmes et dépassâmes le cap de Bonne-Espérance, d’où nous fîmes voile vers l’île Sainte-Hélène, afin d’y faire des réserves d’eau.

Les vents favorables nous amenèrent bientôt aux vrais alizés, que nous rencontrâmes le 15 mars[3], par 24 1/2° de latitude, et le lendemain nous dépassâmes le tropique ; mais le temps n’était pas tropical : le froid ne correspondait pas au climat. Nous avons rencontré un temps chaud et agréable le 19 mars[4], atteignant la latitude 18° ; et à l’aube du 20[5], l’île de Sainte-Hélène, distante de plus de 50 miles, s’est révélée à nous. Le temps était parfaitement clair, et nous avons, avec l’aide d’un alizé frais, navigué très rapidement. Non loin de l’île, nous avons rencontré un sloop de la marine britannique dont le capitaine a fait signe au fort et a reçu en retour la permission de nous permettre de naviguer jusqu’à la rade. Un lieutenant du navire de l’amiral[6] nous a rencontrés à la rade et nous a annoncé que nous pouvions jeter l’ancre au large du promontoire ouest de la baie, et que toute l’eau nous serait apportée pendant la nuit ; à 5 heures de l’après-midi, nous avons jeté l’ancre à l’endroit désigné.

Nous avons à peine eu le temps de jeter l’ancre, car nous avons immédiatement reçu 12 tonnes et demie d’eau, soit la moitié de la quantité dont nous avions besoin ; et ils ont promis de livrer l’autre moitié à l’aube le lendemain matin. Pendant ce temps, un capitaine d’un brick de garde et un lieutenant du navire de l’amiral sont venus me voir pour m’annoncer officiellement qu’en vertu des règlements actuels de l’île, personne ne peut descendre à terre la nuit, mais que demain matin je pourrais être à terre et voir le gouverneur, l’amiral et notre commissaire auprès de Napoléon[7]. Ces messieurs m’ont dit beaucoup de choses curieuses sur leur célèbre prisonnier ; les remarques dignes de ce nom seront placées à leur place.

La nuit, un patrouilleur passait sans cesse le long de la rade demandant s’il y avait quelqu’un à terre en provenance des navires et si les barques étaient rentrées.

Le matin du 21, je suis descendu à terre et j’ai été accueilli par un officier d’infanterie sur le quai, puis par le capitaine du navire de l’amiral[8] qui m’a accompagné chez notre commissaire[9], qui n’avait pas vu de Russe depuis trois ans et était très heureux de ma visite. Le gouverneur et l’amiral ne sont pas venus en ville depuis leurs maisons de campagne : le premier s’est excusé à cause des affaires de courrier, et l’autre par maladie ; mais il ne m’a pas été permis d’aller au-delà de la ville selon les règlements de l’île ; mais il m’a été permis de voir la ville et d’y rester jusqu’à la nuit.

Vers minuit, je suis retourné au sloop et j’ai constaté que les Anglais avaient livré toute l’eau dont nous avions besoin. Le lendemain, notre commissaire et le commissaire français[10], le capitaine du navire de l’amiral, le premier membre du Conseil des Indes orientales[11] et trois ou quatre capitaines de navires de guerre ont visité le sloop. Ils ont inspecté les raretés collectées au cours du voyage, ont déjeuné chez moi et ont fait leurs adieux. A huit heures du soir, nous sommes partis.

L’île de S.[ain]te-Hélène

Sainte-Hélène (environ 35 miles de long et 10 à 15 miles de large) est le sommet d’une haute montagne qui s’élève du fond de la mer à une profondeur incommensurable. Nous l’avons vu à une distance de 70 verstes. Les pierres calcinées et la lave qui composent l’île prouvent en partie qu’elle a été le résultat d’un important tremblement de terre et que les terres qui l’entouraient ont été renversées. Jusqu’à présent, cette parcelle de terrain était connue pour sa position isolée. Seule au milieu d’un vaste océan, à une distance de deux mille milles de la côte africaine et de trois mille milles de la côte américaine, elle servait de lieu de repos pour les marins fatigués ; mais maintenant elle est transformée en prison pour un homme extraordinaire. Cette île est presque toute couverte de montagnes, à l’exception d’une vallée, qui se trouve à 10 verstes de la ville et du port, et que les Anglais appellent Longwood (Longwood)[12] ; c’est là qu’est bâtie la maison de Napoléon. Les autres déclivités entre [420] les montagnes, bien qu’elles soient appelées vallées (Valley)[13] par les gens, sont plus proprement appelées gorges.

La ville de St. James (James Town), qui est la seule de toute l’île, se trouve sur le côté nord-ouest de celle-ci, au bord de la mer, dans ce qu’on appelle la vallée de l’Église, qui se trouve entre deux hautes montagnes, s’élevant presque perpendiculairement ; la distance entre les montagnes n’est pas plus d’une demi-verste. La plaine où se trouve la ville s’élève progressivement sur une courte distance de la mer vers l’intérieur des terres, puis commence des montagnes abruptes, qu’on ne peut franchir qu’à pied, et par des chemins tracés avec beaucoup de difficultés. Les habitants n’ont jamais vu un carrosse ; même les dames vont au bal à cheval. Les rochers tombent souvent des montagnes et causent des dommages aux habitants : quelques jours avant notre arrivée, deux soldats d’une des batteries ont été tués par des pierres tombées des montagnes.

Les maisons, bien que peu nombreuses, car la ville entière consiste en une seule rue, sont toutes en pierre et construites dans le style anglais habituel, avec seulement des fenêtres beaucoup plus grandes qu’en Angleterre. Cette différence et le fait que toutes les maisons sont peintes en blanc ou en jaune confèrent à la ville un caractère agréable et une beauté que les villes anglaises ne peuvent avoir. Il n’y a pas de beaux bâtiments ici : la seule église de toute la ville est d’une facture des plus simples. La maison du gouverneur, qu’on appelle ici ‘Le château’, n’est rien d’autre qu’une grande maison ordinaire.

La terre de l’île est fertile : presque toutes les sortes de légumes verts et de nombreux fruits y poussent en abondance. La Compagnie des Indes a récemment entrepris de faire pousser du bois dans les montagnes, en particulier des pins et des sapins, et on dit que cette entreprise promet un succès total. Les habitants ne sèment pas du tout de blé, faute de champs étendus, et ils trouvent avantageux de se procurer de la farine en Angleterre. Ils ont des bovins à cornes, des moutons, des porcs, ainsi que des volailles : poulets, canards, oies et dindes, mais pas assez pour les navires qui viennent ici, alors ils font venir toutes sortes d’animaux du Cap de Bonne Espérance, ainsi que de l’avoine pour les chevaux. Cette année, ils ont même apporté du foin et de la paille de là-bas, car les températures extrêmement élevées ont brûlé presque toute l’herbe de l’île.

Les rivages de l’île de Sainte-Hélène sont constitués de hautes falaises de pierre et des eaux si peu profondes qu’elles sont inaccessibles aux navires, à l’exception d’un côté nord-ouest où, à environ deux verstes de la ville, il y a une bonne profondeur et un fond pour l’ancrage. Cet endroit s’appelle la rade de Sainte-Hélène. Bien qu’il soit complètement ouvert sur l’océan, mais comme il souffle toujours un alizé du sud-est, directement depuis la côte, il est totalement sûr pour l’ancrage. Ce côté de l’île est bien fortifié. Dans la vallée, dans la ville, sur le rivage, d’une montagne à l’autre, il y a une ligne de forts avec un profond fossé devant eux et partout sur les pentes près de la mer des batteries sont faites. De même, sur les sommets des montagnes, on trouve des fortifications qui commandent la plage et la ville. L’entrée de la ville depuis la rive se fait par une porte et un pont surélevé qui traverse les douves. Toutes les fortifications sont équipées de canons du plus grand calibre. Pour la prise de cet endroit, des forces non négligeables sont nécessaires.

Le nombre d’habitants de l’île s’élève à 3 000, comme me l’a dit l’un des membres du conseil local. Ils sont constitués de fonctionnaires et de divers hommes de la Compagnie des Indes orientales, de chefs de famille et de colons. Il n’y a pas d’artisans ou d’ouvriers d’aucune sorte. Le travail de chargement des navires est effectué par les soldats, pour lequel ils sont payés. Quelqu’un qui ne peut pas commander des robes et des chaussures d’Angleterre et toujours veut porter quelque chose de neuve doit envoyer une veste ou des bottes à raccommoder dans la caserne à un soldat ou sur un bateau à un marin.

Il y a une importante garnison de troupes royales et de la Compagnie. Ils sont tous à la solde de la Compagnie, car ils protègent ses forteresses. Elle donne à ses officiers un salaire double de celui qu’ils reçoivent en Angleterre. Mais comme la Compagnie considère que les forces navales ne sont pas nécessaires pour la protection de l’île, elle ne les prend pas à son compte ; aussi ne reçoivent-ils que l’allocation habituelle du gouvernement et sont envoyés ici pour [421] trois ans. Même l’amiral qui les commande, et qui est aussi commandant en chef de la station du cap de Bonne-Espérance, la Compagnie ne le reconnaît pas comme nécessaire à son service et ne lui donne une maison que par faveur, et non par obligation ; car les forces navales sont ici uniquement pour la garde de Napoléon, auquel la Compagnie n’a aucune affaire.

L’île (de Sainte-Hélène) est déjà assez connue, et si bien décrite, que tout détail sur son état naturel et civil serait superflu, et c’est pourquoi j’ai placé de brèves remarques à son sujet comme introduction à ce que j’ai à dire sur le célèbre prisonnier qui y est emprisonné.

Napoléon, au sommet de la gloire, fit connaître de lui à l’Europe entière de telle sorte que, même après avoir perdu sa grandeur, tout le monde est ravi d’entendre les nouvelles de son emprisonnement. Je me contenterai de décrire ce que j’ai eu l’occasion d’apprendre des témoins oculaires et ce dont j’ai été moi-même témoin. Le soin et la sévérité avec lesquels les Anglais gardent Napoléon montrent clairement qu’il a encore un fort parti qui s’efforce de le libérer, car lui-même, avec les gardes les plus ordinaires, ne peut s’échapper. Il y a toujours plusieurs navires de guerre dans la rade, dont un cuirassé pour l’amiral, et les corvettes croisent sans cesse des deux côtés de l’île et inspectent tous les navires qui entrent dans la rade. Les navires de guerre anglais et appartenant à la Compagnie des Indes orientales se rendent directement à l’endroit indiqué, car leurs équipages sont tenus par un serment non seulement de ne pas favoriser la fuite de Napoléon, mais aussi de ne pas lui livrer des lettres et de ne pas lui en prendre. Tous les autres navires doivent annoncer au navire sentinelle la raison de leur arrivée et attendre la permission du gouverneur, ce qui se fait au moyen de postes de signalisation installés tout le long de la côte.

Les navires étrangers et les navires marchands anglais ne peuvent accoster ici qu’en cas d’avarie importante ou de manque d’eau douce ou de munitions. Lorsque le motif est suffisant, la permission est aussitôt donnée au navire de se rendre à la rade, où un officier du vaisseau de l’amiral ira à sa rencontre et l’ancrera dans la partie la plus éloignée de la rade, et informera le capitaine qu’il [422] ne doit en aucun cas envoyer des barques à rames à terre ; et la brigade militaire qui se tient à cet endroit veille strictement à l’exécution de cette mesure. Dès qu’un navire arrive à l’ancre, ils commencent immédiatement à le réparer, si nécessaire, ou à lui fournir de l’eau et des produits de première nécessité, lorsqu’il en a besoin, font un compte rendu et, en quelques heures, le renvoient en mer.

On m’a permis de rester sur l’île pendant deux jours et d’être à terre par respect, car notre commissaire affecté à Napoléon se trouvait là. Cependant, j’étais le seul à pouvoir quitter le vaisseau, et le soir, ils ne m’ont pas laissé revenir dans ma barque mais m’ont emmené dans l’une des barques à rames de la garde et au coucher du soleil ils ont envoyé ma barque au sloop sans laisser une seule personne de celle-ci mettre le pied à terre pendant toute la journée, à l’exception de l’aspirant Lutkovsky qui était alors avec moi.

Du coucher au lever du soleil, aucune barque à rames ne peut se rendre à terre, même depuis les navires de guerre anglais, à l’exception d’une sentinelle qui se tient près du rivage en cas de besoin. Les barques sentinelles sont commandés par des lieutenants ; ils circulent toute la nuit dans la rade, interrogeant chaque navire pour savoir s’ils ont des barques à terre et veillant à ce que toutes les barques soient montées à bord et que personne de terre ne se rende dans la rade. Un mot de passe est donné pour l’identification, qu’ils annoncent aux barques militaires lorsqu’ils passent et lorsqu’ils se rencontrent ; et si une barque ne connaît pas le mot de passe, elle est immédiatement mise sous surveillance.

Trois codes de ce type sont donnés chaque nuit : le mot de passe militaire terrestre, le mot de passe militaire maritime et le mot de passe civil. Avec la première, vous pouvez vous rendre aux postes côtiers et aux batteries ; avec la deuxième, vous pouvez vous rendre à la rade et de la rade à la forteresse ; et avec la troisième, vous pouvez vous promener librement dans la ville en passant devant les gardes. Un tel soin met un grand obstacle à la libération de Napoléon, même avec l’aide de la trahison ; mais pour qu’il n’ose pas lancer un vaisseau vers l’île inhabitée de l’Ascension, où ses partisans pourraient l’attendre, les Anglais se sont emparés immédiatement de cette île vide, nue et rocheuse et y gardent un vaisseau militaire et la garnison, que même l’eau douce est livrée de Sainte-Hélène. En outre, ils se sont mis à la recherche de certaines îles indiquées sur des cartes anciennes, non loin de Sainte-Hélène, bien que leur existence soit extrêmement douteuse.

Tout cela montre que le gouvernement anglais connaît bien l’homme avec lequel il traite. Dans une conversation avec un officier de marine anglais, j’ai dit que la prudence que les Anglais prenaient à l’égard de Napoléon me semblait trop sévère et, à bien des égards, inutile. Il me répondit qu’il pensait le contraire, car Napoléon était très doué pour ces choses-là, et que même maintenant, avec toute cette rigueur, ils craignaient qu’il ne les trompe pas d’une manière ou d’une autre.

Je dirai maintenant des soins qui sont appliqués sur la terre ferme concernant Napoléon.

De la ville à sa maison, il n’y a qu’une seule route ou chemin qui s’étend sur 10 1/2 verstes. Sur cet espace, 3 postes de sous-officiers et 15 sentinelles ainsi que des patrouilles à cheval sont postés chaque nuit. Sur les hauteurs entourant Longwood Valley, il y a toujours plusieurs postes et 30 sentinelles. Les officiers de la garde, grâce à des lunettes, voient le visage de chaque personne qui entre et sort de la maison de Napoléon. Au crépuscule, les sentinelles s’approchent de la maison par étapes comme si elle était le centre d’un cercle autour d’elle ; chacune des sentinelles doit voir les deux plus proches d’elle de chaque côté. Ils font ce mouvement de manière à ce que, lorsqu’il fait nuit, les 30 sentinelles entourent la maison, en se plaçant à cinq pas des fenêtres. Au lever du jour, ils commencent à se replier et, à la lumière du jour, ils sont de nouveau sur les hauteurs.

Sans la permission du gouverneur, personne ne peut non seulement voir Napoléon, mais même aller à Longwood Valley : je n’ai pas été autorisé à atteindre le premier poste, qui est situé sur la montagne, d’où je voulais seulement regarder au télescope ce lieu remarquable. On sait que dès l’arrivée de Napoléon dans l’île, il lui fut permis de traverser [423] la vallée à la vue des sentinelles, sans escorte, mais un peu plus loin en compagnie d’un officier anglais et d’une escorte. Il en fut affligé et se plaignit de l’oppression et de l’exiguïté et mauvaise condition de la maison. Le gouvernement anglais a maintenant plus que doublé son allocation. Il se fera construire une nouvelle maison, beaucoup plus grande que l’ancienne et on a apporté déjà du bois provenant d’Angleterre. Il est autorisé à aller où il veut, mais seulement avec un officier et une escorte. Depuis des mois, cependant, il ne sort plus, mais joue au billard à la maison ou retourne des feuilles dans des livres et lit ce qui attire son attention. Il se promène souvent dans la pièce pendant des heures et siffle ; parfois, il fait lire le valet, tandis que lui-même l’écoute ou lui dicte son histoire. La dernière fois qu’il a été vu sur le perron, il portait une robe en flanelle blanche et des chaussures rouges ainsi qu’un châle rouge sur la tête. Il avait une queue de billard dans une main et une lunette dans l’autre. Le 22 mars, il reçut un membre du conseil de Madras, Ricketts[14], qui revenait des Indes en Angleterre ; mais c’était parce qu’il était le neveu de Lord Liverpool, l’un des ministres, et que Napoléon désirait gronder le gouvernement anglais en sa présence, ce qu’il fit. Ricketts a déclaré que Napoléon ne s’était pas rasé depuis quelques semaines et qu’il voulait apparemment porter la barbe.

Napoléon est très malheureux d’être maintenu à Sainte-Hélène, trouvant le climat extrêmement malsain et se plaignant sans cesse d’être malade. Beaucoup d’Anglais eux-mêmes disent qu’il est simplement malade et attribuent sa maladie au climat malsain de l’île, car ils ont ici beaucoup de soldats et de marins qui meurent[15]. D’autres, au contraire, affirment que le climat agit sur les soldats et les marins parce qu’ils sont souvent obligés de travailler pendant quelques [424] heures de suite la nuit et par mauvais temps et de dormir en plein air ; à cause de la cherté, ils consomment de la mauvaise nourriture et en général ils ne se soucient pas de la conservation de leur santé. Mais ces raisons ne peuvent avoir d’impact sur la santé de Napoléon et sur le fait qu’il n’est pas malade dans son corps, mais dans son esprit, comme en convient le médecin en chef[16] qui, lorsque le gouverneur lui demanda comment aider au mieux Napoléon dans sa maladie, il répondit : « Je ne connais pas d’autre moyen de le guérir, si ce n’est de l’emmener en Europe et de lui donner le commandement de deux cent mille soldats. »

L’amiral Cockburn, qui a amené Napoléon sur cette île et y a occupé quelque temps le poste de gouverneur, qu’il respectait beaucoup, l’invitait souvent chez lui et passait quelques heures en conversation avec lui[17]. Il a dit un jour à Cockburn qu’il aurait dû mourir à Moscou. Il parle souvent de ses batailles et évoque même l’affaire de Waterloo ; mais de la campagne de Russie, personne n’a entendu un mot. Il s’est brouillé avec le gouverneur et l’amiral actuels et ils ne vont pas le voir. Une fois, il s’est tellement disputé avec ce dernier que le gouverneur a perdu patience, a mis son chapeau et lui a dit : « Je n’ai pas été envoyé ici pour me faire gronder par vous » et est parti ; ils ne se sont pas revus depuis.

Parmi les Français, seuls Bertrand et Montholon, avec leurs familles, et le valet sont restés auprès de Napoléon. Son cuisinier était un Chinois embauché depuis la population locale[18]. Il faut remarquer avec quel soin les Anglais procèdent à l’envoi de sa suite en Europe : si quelqu’un veut quitter l’île, il est immédiatement envoyé au cap de Bonne-Espérance, où il doit attendre la permission du gouvernement anglais, et quand celle-ci est accordée, il va directement du cap en Europe.

Je me suis leurré avec l’espoir de voir Napoléon, mais à mon arrivée à Sainte-Hélène j’ai vite appris l’impossibilité d’avoir cet honneur. Le comte Balmain était sûr qu’il m’accepterait, si seulement les Anglais y consentaient. Mais le gouverneur n’a même pas voulu me permettre de sortir de la ville, ce dont il ne peut être blâmé car il agit sous les ordres de son gouvernement. Cependant, les Anglais ont été courtois avec moi. Dans la rigueur de la garde, ils s’excusaient continuellement en disant que Sainte-Hélène devait désormais être considérée par moi comme la prison la plus importante du monde.

Il convient de noter que les Britanniques ne permettent pas aux commissaires de voir Napoléon, parce que Napoléon se considère comme saisi et emprisonné illégalement et qu’il ne reconnaît aucun commissaire, mais il veut volontiers les voir chez lui comme des personnes privées ; mais le gouverneur n’a pas le droit de permettre à des personnes privées de lui rendre visite.

Malgré la stricte surveillance de ses actes, Napoléon trouve l’occasion d’envoyer secrètement des lettres à l’Europe ; en effet, il est ordonné que toute lettre de lui et à lui soit lue au gouverneur, mais Napoléon lui a épargné cette peine, car il ne veut ni recevoir de lettres ni écrire par ce moyen. De nombreux articles sont imprimés en sa faveur dans divers journaux de Londres et avec des circonstances qui montrent clairement qu’ils sont de lui, mais de par qui – on ne sait pas. On dit que beaucoup d’habitants d’ici lui sont dévoués ; le gouvernement a des soupçons sur certains et a récemment envoyé un officier d’infanterie et un médecin en Angleterre à l’occasion d’un important complot en sa faveur[19].

Le séjour de Napoléon à Sainte-Hélène déplaît beaucoup à la plupart des habitants et surtout aux officiers de la garnison et de l’escadre car ils doivent dépenser beaucoup d’argent et sans aucun plaisir. Ils sont extrêmement ennuyés par les sentinelles, les quarts, etc., au cours desquels la moindre erreur peut avoir des conséquences désagréables. Les propriétaires gagnaient autrefois beaucoup d’argent en prêtant leurs maisons aux capitaines et aux passagers des navires qui venaient ici, mais aujourd’hui aucun étranger n’est autorisé à passer ne serait-ce qu’une nuit [425] sur le rivage. Le propriétaire de la maison où habite le comte Balmain[20] a longuement parlé avec moi de divers sujets concernant Napoléon ; il est lui-même un de ceux qui tiraient leurs revenus des maisons. Au contraire, les colons qui ont des jardins et des vergers gagnent, car la table de Napoléon utilise des denrées alimentaires très diverses et toujours les meilleures[21], pour lesquelles ils n’épargnent pas de payer quelque prix que ce soit. »

Traduction Peter Hicks et Maria XXX

Notes

[1] Головнин В. М. Сочинения / Путешествие шлюпа «Диана» из Кронштадта в Камчатку, совершенное в 1807, 1808 и 1809 годах. В плену у японцев в 1811, 1812 и 1813 годах. Путешествие вокруг света на шлюпе «Камчатка» в 1817, 1818 и 1819 годах. С приложением описания примечательных кораблекрушений, в разные времена претерпенных русскими мореплавателями,  М-Л.: Издательство Главсевморпути, 1949, Chapître 14, pp. 419-425, http://militera.lib.ru/explo/golovnin_vm3/14.html

[2] Ancien style. Il s’agit du 22 mars.

[3] Ancien style. Il s’agit du 27 mars.

[4] Ancien style. Il s’agit du 31 mars.

[5] Ancien style. Il s’agit du 1 avril.

[6] HMS Conqueror.

[7] C’est-à-dire, sir Hudson Lowe, l’amiral Plampin, et Alexander le comte de Balmain.

[8] Probablement le capitaine Francis Stanfell.

[9] Le comte de Balmain.

[10] Le marquis de Montchenu.

[11] Probablement Thomas Henry Brooke.

[12] En anglais dans le texte.

[13] En anglais dans le texte.

[14] Charles Milner Ricketts, secrétaire privé de Lord Moira et membre du Haut Conseil de la compagnie des Indes.

[15] Notes de Golovnin : « Sur le vaisseau actuel de l’amiral (Conqueror), la première année de son arrivée sur l’île, plus d’une centaine de personnes ont perdu la vie à cause de la maladie caractéristique du climat. De nombreuses recrues meurent également, malgré le fait que la vente de boissons fortes ou alcoolisées de toute nature soit totalement interdite ici. »

[16] Sans doute Alexander Baxter.

[17] Napoléon ne s’est jamais rendu chez Cockburn, qui vivait au Castle à Jamestown. Balmain arrivait à Sainte-Hélène en mai 1816 au moment que Cockburn s’apprêtait à partir.

[18] Le chef de remplacement, Philip La Roche, avait quitté Longwood le 3 mars 1819. Le nouveau chef, Jacques Chandelier, n’arriva pas avant le 20 septembre de la même année. Le chef intermédiaire était un chinois. Note de Golovnin : « Sur l’île, il y a environ 400 Chinois au service de la Compagnie et au service de particuliers ».

[19] Sans doute faisait-il référence à Rodolphus Hobbs Reardon du 66e régiment et à O’Meara. Note de Golovnin : « Plus tard, j’ai appris que ce complot n’avait pas été prouvé et que les suspects avaient été libérés. »

[20] Probablement John de Fountain, propriétaire de Rosemary Hall à partir de 1819. Note (fantaisiste !) de Golovnin : « Cette maison est la meilleure maison privée de la ville. C’est remarquable car à l’arrivée de Napoléon, lui et toute sa suite y vivaient, jusqu’à ce qu’ils lui construisent une maison à Longwood. Napoléon occupait la pièce où se trouve maintenant le salon du comte. En y étant, j’ai imaginé ce que ressentait Napoléon lorsqu’il y est entré pour la première fois ! » Balmain vivait à Rosemary Hall, hors Jamestown et non loin de Plantation House.

[21] Note (fantaisiste !) de Golovnin : « Pour sa seule table de bœuf, 50 livres par jour sont consommées ; une telle quantité dans une grande ville signifierait peu, mais pour l’île locale, elle est trop grande et le bœuf est donc considéré ici comme un plat rare et cher. Lorsqu’un villageois tue un taureau, il envoie d’abord une convocation aux nobles maisons et fixe un prix afin qu’ils puissent envoyer pour recevoir, qui a besoin de quelle quantité de viande […] ».

Titre de revue :
inédit
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